OBJECTIF SOINS n° 0292 du 17/04/2023

 

ÉCONOMIE DE LA SANTÉ

Hélène Guimateaud-Vigneau  


*Infirmière, cadre supérieure de santé, Fonction publique hospitalière (93)
**Auditrice Cnam Paris, Mastère Économie et Gestion de la santé

Dans le contexte de crise que connaît notre système de santé, l’encadrement est souvent mis à rude épreuve, notamment en matière de gestion des ressources humaines. La théorie socio-économique des organisations fournit des éléments pour mieux comprendre les concepts de capital immatériel, analyser les coûts et performances cachés, et établir un diagnostic socio-économique de façon concertée avec les équipes, pour un dialogue rénové autour du travail.

L’absence de qualité coute plus cher que la qualité. La preuve n’est pas aisée à apporter et certains affirment qu’elle n’est pas souvent exigée. Prenons l’exemple de notre système de santé : qualifié d’un des meilleurs du monde il y a 10 ans, il est aujourd’hui déclassé. Malgré un produit intérieur brut (PIB) santé croissant, le système répond moins bien aux besoins et attentes des citoyens. En même temps, les mécontentements des professionnels de santé et des personnels se sont accrus, considérant l’impossibilité grandissante de fournir les prestations nécessaires, tant d’un point de vue quantitatif que qualitatif en regard de l’état des sciences (médicale, santé publique, technologiques etc.).

Nombre d’établissements, services sanitaires et médicosociaux sont exsangues : alors que de nouveaux moyens financiers (Ségur de la santé) ont été affectés, les professionnels du soin (médecins, paramédicaux) et de l’accompagnement manquent. Selon eux, les attirer et les retenir exigent une réelle écoute et participation aux décisions puisque ce sont eux, avec les services médicotechniques, l’ensemble des services supports qui concourent à la prise en charge proximale de l’usager. Ils sont en capacité d’expliciter le travail réel avec ses dysfonctionnements, leurs causes et les façons d’y remédier avec des hypothèses diverses.

Dans cet environnement qui se complexifie, l’encadrement a besoin d’être de plus en plus « outillé » pour construire ses argumentaires et être en mesure d’exercer un « dialogue de gestion » davantage équilibré au sein de l’institution.

Cet article propose de revenir sur la « méthode du diagnostic socio-économique » élaborée depuis 40 ans au sein de l’Institut de socio-économie des entreprises et des organisations (ISEOR)*, permettant d’évaluer les coûts et les performances cachés générés par les dysfonctionnements.

Le concept de capital immatériel

Pour un économiste, le terme capital désigne un facteur de production. C’est ainsi que par analogie au capital physique et financier, Gary Becker (prix Nobel d’économie en 1992) a développé la notion de « capital humain » en 1964. Il la définit comme l’ensemble des aptitudes, physiques comme intellectuelles, de la main-d’œuvre favorable à la production économique(1).

Edvinsson et Malone(2) développent le concept de capital immatériel, décomposé en capital humain et en capital structurel, lui-même formé du capital organisationnel et du capital client. Leur outil (Skandia Navigator) se divise en cinq domaines qui sont à l’origine de la valeur du capital immatériel de l’entreprise : les finances, les clients, les process, le renouvellement et le développement, et les ressources humaines.

Lev(3) estime que « les ressources immatérielles sont celles qui peuvent générer de la valeur à l’avenir sans être sous forme physique ou financière ».

Enfin, Fustec et al.(4) donnent une autre définition : « Le capital immatériel d’une entreprise, c’est toute sa richesse cachée qui permettra de générer de la rentabilité future et qu’on ne lit pas dans les comptes ».

Nombre d’organisations (établissement-entreprises) peinent encore à découvrir que leur performance ne peut pas être exclusivement financière et à court terme, mais qu’elle résulte d’un subtil équilibre entre des résultats immédiats et la construction d’un potentiel pour « travailler l’avenir ».

Les coûts et performances cachés

La comptabilité nationale, dans son Plan comptable général (PCG), normalise les dépenses en personnel en « charges ». Cette représentation comptable ne facilite pas la considération des ressources humaines comme un investissement en capital humain.

Le référentiel comptable international (International Accounting Standards Board – IASB –, dont est issu le PCG) définit « l’actif » comme « une ressource susceptible d’engendrer de futurs avantages économiques ». Pourtant, il exclut les ressources humaines des « actifs » au motif « qu’elles sont volatiles et susceptibles de disparaître avec le départ des personnes concernées »(5).

Les coûts et les performances sont dits « cachés » parce qu’ils ne sont pas visibles sur les documents traditionnels de la comptabilité générale. Par ailleurs, ils permettent de montrer ce qui est sous-estimé mais aussi ce qui est sur-estimé. Ils resteront cachés si nous ne faisons pas l’effort de les rendre visible.

Le modèle socio-économique propose une alternative extra-comptable pour rendre visibles et valoriser les dégradations du capital immatériel (dont le capital humain) et les gaspillages de ressources. Il mérite donc toute l’attention des établissements sanitaires et médicosociaux dont les « dépenses de personnel » (médicaux et non médicaux) représentent 70 à 80 % du budget.

La théorie socio-économique

Savall et Zardet(6, 7) fondent la théorie socio-économique sur l’hypothèse suivante (figure 1)(8).

1. Dans toute organisation, il existe une interaction permanente entre les structures et les comportements humains.

2. Ces interactions entraînent des dysfonctionnements dont la régulation engendre des coûts.

3. Ces coûts affectent la performance de l’organisation.

Ensuite, ils proposent la « méthode de diagnostic socio-économique » qui permet d’évaluer les coûts et performances cachées, affectant la performance globale d’un établissement ou une entreprise, après en avoir identifié l’origine que sont les dysfonctionnements (issus d’inefficiences et de vulnérabilités organisationnelles).

Le diagnostic socio-économique

Étape n°1 : repérage et identification des dysfonctionnements (module social)

Afin d’accéder à des sources fiables d’information, l’expert se déplace sur le terrain pour rencontrer les parties prenantes (direction/encadrement/équipes). Les chercheurs préconisent au moins 30 % d’interviews auprès des équipes. L’opérateur établit alors un premier recueil des données à visée qualitative, selon trois modes :

- des entretiens semi directifs qualitatifs afin d’identifier les dysfonctionnements qui perturbent tous les acteurs, engendrant des non-qualités et de la non-efficience, et de renseigner sur les régulations à l’œuvre pour absorber ou corriger les conséquences des dysfonctionnements. Le repérage est réalisé avec un guide d’entretien sur six domaines (tableau 1) : conditions de travail, organisation du travail, communication-coordination-concertation (3C), gestion du temps, formation intégrée, mise en œuvre stratégique(8) ;

- des observations directes permettant de vérifier et de pondérer les dysfonctionnements renseignés par des informations factuelles ;

- une étude de documents internes qui renseignent sur la nature et les impacts des dysfonctionnements (compte rendu de réunion, audit, fiche d’événement indésirable, etc.).

Étape n°2 : identification des régulations et de leurs coûts (module économique et financier)

Un deuxième recueil des données est réalisé, essentiellement auprès de la direction et de l’encadrement, selon les mêmes trois modes : entretiens semi-directifs, observations directes, étude documentaire. Ce recueil à visée quantitative et financière permet :

- une identification des causes des dysfonctionnements grâce à cinq indicateurs ;

- une évaluation des coûts des conséquences des dysfonctionnements (actes de régulations) nécessaires pour en compenser les effets (les réduire ou les éliminer). Leur repérage et leur valorisation s’effectuent sur six composants(9) (tableau 2).

Ces régulations se matérialisent essentiellement par :

- des surconsommations de biens et services qui seront valorisés par leur coût effectif (coût horaire, prix d’achat, etc.) ;

- des sursalaires qui sont versés à des personnes absentes ou à une personne qui réalise l’activité normalement confiée à une personne moins payée qu’elle. Par exemple, un cadre de santé qui réalise le travail d’une secrétaire pour obtenir une intérimaire ;

- des surtemps que sont des temps humains supplémentaires pour réguler les dysfonctionnements, valorisés à la « contribution horaire à la valeur ajoutée sur coût variable » (CHVACV, figure 2) ;

- des non-productions qui résultent d’absence d’activité ou d’arrêt de travail ;

- des non-créations de potentiel que sont les temps humains mobilisés sur les régulations au détriment de maintien et/ou de développement du capital immatériel. Autrement dit, ce sont des « pertes d’opportunité » entravant le potentiel de performance future. Par exemple : formation professionnelle continue annulée, absence aux réunions de travail, tutorat du nouvel arrivant non réalisé ;

- des risques (régulations probables) tels que la gestion de plaintes ou des contentieux juridiques à indemniser.

La CHVACV représente la valeur ajoutée variable moyenne produite par un salarié en une heure de travail. Selon le principe d’isoproductivité, chaque salarié est utile et produit de la valeur, ce se traduit de façon comptable par le calcul de la CHVACV : la marge brute sur coûts variables divisée par le nombre d’heures de travail attendues dans l’année pour l’ensemble des salariés (figure 2).

Cet indicateur extra-comptable (mais validé par l’Ordre professionnel des experts comptables) est disponible dans tous les établissements, à condition d’en formuler la demande au service financier ou au contrôleur de gestion.

En économie, le « coût d’opportunité » mesure la perte des biens auxquels l’établissement renonce en affectant les ressources disponibles à un autre usage (tableau 3)(10).

À l’issue de ce recueil de données en deux étapes, l’analyse croisée des trois sources constitue l’analyse socio-économique qui aboutit au diagnostic socio-économique.

Étape n°3 : L’avis d’expert (opérateur du diagnostic socio-économique)

L’avis d’expert se présente en deux parties :

- la hiérarchisation de 5 à 20 dysfonctionnements jugés prioritaires. L’opérateur du diagnostic socio-économique prend soin d’illustrer les éléments du diagnostic par la restitution des verbatims recueillis. Ainsi, il devient le porte-parole de l’ensemble des interviewés ;

- l’identification des dysfonctionnements repérés par l’expert mais non signalés dans le diagnostic. Il expose l’expression des « non-dits » et peut y livrer sa position.

Ce diagnostic ne peut pas rester confidentiel au sein d’une équipe de direction. En pratique, la restitution en séance « effet miroir » convoque l’ensemble des parties prenantes interviewées afin de valider collectivement le diagnostic.

L’expert projette la réalité recueillie comme « une image visible de la vie dysfonctionnelle de l’organisation » (figure 3) :

- à chaque idée-clé du problème, sera associée une sélection de phrases-témoins (verbatims) ;

- la fréquence sera précisée (toujours - souvent - assez souvent - parfois) en fonction du nombre de verbatim exprimés (ex : 20 personnes = 20 phrases) ;

- les verbatims (mots et expressions d’origine des interviewés) seront anonymisés mais la catégorie d’acteur sera précisé entre parenthèses.

Chaque thème est validé par consensus : à l’issue de son exposé, l’expert demande si chacun se reconnaît et favorise les échanges entre les parties prenantes. En effet, ce sont elles les plus à même de parfaire l’analyse de l’origine des coûts cachés pour agir sur ces derniers.

Cette prise de conscience individuelle et collective constitue un levier de performance : la dégradation du capital humain et le gaspillage de ressources pourront être transformés en gains visibles avec des projets de changement, d’amélioration et d’innovation.

Le diagnostic socio-économique constitue donc la première brique d’un processus dynamique d’amélioration de la performance socio-économique d’une organisation (établissements, services). Suivront ensuite, les trois briques de groupe projet, mise en œuvre de solutions d’amélioration sur les six domaines (conditions de travail, organisation du travail, 3C, gestion du temps, formation intégrée, mise en œuvre stratégique) et l’évaluation.

Ainsi, le processus vertueux du management socio-économique est bien fondé sur la performance économique liée à la performance sociale pour créer une performance durable(6, 11).

En 40 années de recherche-intervention, les chercheurs montrent une « une réserve endogène d’efficience comprise entre 20 000 et 70 000 euros de coûts cachés par personne et par an, dont une proportion entre un tiers et la moitié est convertible en performances en un an », et ce, quelle que soit l’organisation(12).

Conclusion

Les cadres de santé sont souvent démunis pour chiffrer la réduction des dysfonctionnements et les coûts cachés engendrés par cette régulation. Ils le sont tout autant pour évaluer la rentabilité des plans d’actions de leurs projets, en particulier la rentabilité des investissements immatériels (recrutement, formation, amélioration des conditions de travail, etc.).

Mobiliser la théorie socio-économique des organisations permet : d’identifier et chiffrer des « gisements de coûts-performances cachées » qui pourront « être recyclés »(13) en auto-financement de projets de changements, d’innovations et d’investissements. Ces projets, tant au niveau stratégique (projet d’établissement) qu’au niveau opérationnel (équipes), seront d’autant plus vertueux qu’ils seront élaborés et mis en œuvre sur un mode participatif, dans la continuité de la dynamique du diagnostic. Cela permet également d’engager un dialogue régulier et authentique autour du travail grâce à des échanges de proximité (direction/encadrement/équipes). D’ailleurs, l’enseignant-chercheur Detchessahar nous invite à refonder le management par le dialogue. Ses travaux éclairent les enjeux de faire place à un dialogue régulier (horizontal/interne au service et vertical/interne à la ligne managérial) sur le travail opérationnel, dans les pratiques managériales. « Bien travailler ne se résumera jamais à l’application de règles, mais à la régulation des évènements et problèmes »(14).

Bibliographie

1. Becker, G. S. (1964). Human Capital, A Theoretical and Empirical Analysis. New York: Columbia University Press for the National Bureau of Economic Research.

2. Edvinsson L. & Malone, M.S. (1999). Le capital immatériel de l’entreprise : identification, mesure, management, Éditions Maxima, Coll. Mazars.

3. Lev B. (2001). Intangibles: Management, Measurement, and Reporting. Washington DC: Brookings Institution Press.

4. Fustec A. et al. (2011). Thésaurus-Bercy. Référentiel français de mesure de la valeur extra-financière et financière du capital immatériel des entreprises. Rapport.

5. Bessieux-Ollier, C. & Walliser, É. (2010). Le capital immatériel. État des lieux et perspectives. Revue française de gestion, 207, 85-92.

6. Savall, H. & Zardet, V. (2020). Maîtriser les coûts et les performances cachés, 7e édition. Paris : Economica.

7. Savall, H. & Zardet, V. (2021). Traité du management socio-économique. Théorie et pratiques. Caen : EMS Éditions. 

8. Bertézène, S. (2021). Opérationnalisation du pilotage par la pensée complexe : le cas des services de santé. ACCRA, 10, 57-82.

9. Cappelletti, L., Voyant,O. & Savall, H. (2018). La méthode des coûts cachés : bilan d’étape en mode praticien réflexif de quarante années d’application. Transitions numériques et informations comptables, Nantes.

10. Bertézène, S. & Rondeau, D. (2013). Regards croisés sur les infections nosocomiales : de la responsabilisation juridique à l’évaluation des coûts. Droit Déontologie & Soins 13, 296-309.

11. Cappelletti, L. (2010). Vers un modèle socio-économique de mesure du capital humain ? Revue française de gestion, 207, 139-152.

12. Savall, H. & Cappelletti, L. (2018). Le coût caché de l’absentéisme au travail - 108 milliards € : la facture du mauvais management. Institut Sapiens.

13. Thiébaut-Bertrand, A. & Fière, D. (2021). Chapitre 32. La démarche socio-économique et les structures hospitalières. Dans : Henri Savall éd., Traité du management socio-économique. Théorie et pratiques. Caen : EMS Éditions. pp. 420-430.

14. Detchessahar, M. (2019). L’entreprise délibérée - Refonder le management par le dialogue. Éditions Nouvelle Cité.

  • Note
  • *L’Institut ISEOR a été créé par l’universitaire Henri Savall, enseignant-chercheur en sciences de gestion (Traité de management socio-économique, 2021).