La dépression : un danger qui nous guette tous - Objectif Soins & Management n° 172 du 01/01/2009 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 172 du 01/01/2009

 

Point sur

Humeur morose, irritation, absence d'envie, sommeil de mauvaise qualité... La dépression, tout le monde voit ce que c'est mais, paradoxalement, moins de la moitié des personnes atteintes consultent et l'affection est loin d'être toujours bien identifiée et traitée par les médecins. Deux psychiatres, spécialistes de la dépression, le Pr Hardy et le Dr Nuss, font un état des lieux et donnent des indices pour sortir de l'impasse.

Une personne sur cinq fera une dépression au cours de sa vie. Le retentissement à long terme de la dépression est au moins aussi important que celui d'affections somatiques chroniques comme le diabète ou les maladies cardiovasculaires, c'est dire l'importance du problème sur le plan épidémiologique. Le Pr Patrick Hardy (CH Kremlin-Bicêtre, Paris) et le Dr Philippe Nuss (CH Saint-Antoine, Paris) sont unanimes sur la nécessité de repérer précocement cette affection, de la traiter suffisamment longtemps et de prévenir ses récidives... car les conséquences des dépressions mal prises en charge sont nombreuses, tant au plan individuel que sociétal.

La dépression altère sévèrement la qualité de vie, multiplie par dix le risque de tentatives de suicide, augmente la mortalité liée à certaines maladies (affections cardiovasculaires...) et favorise le développement d'affections tant somatiques que psychiatriques. Elle multiplie par trois le recours au médecin généraliste pour des plaintes somatiques. Enfin, selon l'OMS, elle sera en 2010 au deuxième rang mondial des pathologies les plus handicapantes en termes de handicap rapporté aux années de vie.

MOINS D'UN DÉPRIMÉ SUR DIX EST BIEN TRAITÉ

Identifier la dépression est une chose, la traiter correctement en est visiblement une autre : 90 % des déprimés ne reçoivent pas une thérapeutique adéquate. Le Pr Hardy souligne que les prescriptions de psychotropes, notamment celle des antidépresseurs, augmentent régulièrement dans notre pays (3,5 % de la population en consommait en 1996 contre 2 % dix ans plus tôt) mais qu'elles s'avèrent paradoxalement relativement inadaptées aux besoins. Seule la moitié des patients traités par antidépresseurs souffre effectivement d'un trouble qui répond aux indications officielles (AMM) de ces médicaments.

Pour étayer sa démonstration, le professeur retient par ailleurs les chiffres suivants : plus de la moitié des personnes dépressives n'ont pas recours au soins ; les troubles dépressifs sont sous-estimés, notamment par les généralistes : plus de moitié des patients qui consultent ne font pas l'objet du diagnostic adapté de troubles dépressifs et, lorsque le diagnostic est posé, seul un tiers des patients est traité par des médicaments. Alors, pour ceux-là, est-ce gagné ? Toujours pas : les antidépresseurs ne sont prescrits que dans un quart des cas et la durée du traitement est le plus souvent insuffisante.

DÉBUT INSIDIEUX ET SIGNES PEU SPÉCIFIQUES

Il faut peu de temps pour qu'une personne s'aperçoive qu'elle est déprimée si la maladie est typique ou si elle apparaît rapidement et que ses symptômes lui sont familiers (ce sont souvent les mêmes qui marquent le début de chaque épisode chez une personne donnée). Mais, dans la majorité des cas, se rendre compte de l'installation d'une dépression n'est pas si évident car cela se fait souvent de manière progressive, sur plusieurs semaines. Les symptômes sont très variables selon le type de dépression et selon les personnes ; et chacun des symptômes pris isolément correspond à des états qui peuvent être ressentis dans la vie ordinaire (d'où l'intérêt de demander un avis extérieur).

Quels sont ces symptômes ?

→ Sous toutes les latitudes et dans tous les cultures, les symptômes sont les mêmes. Ils atteignent tous les registres de la vie : affective, active, instinctuelle et intellectuelle, comme l'explique le Dr Nuss.

→ L'humeur dépressive se traduit de diverses façons. L'anxiété est l'un des symptômes précurseurs les plus fréquents. La tristesse est foncière, constante, inexplicable et envahissante, différente de celle que l'on observe dans la tristesse ordinaire. L'irritabilité et l'indifférence affective ou, au contraire, l'hypersensibilité émotionnelle peuvent être présentes. L'impossibilité à éprouver du plaisir et l'impression d'incapacité et d'infériorité, sous-tendue par une perte de confiance et d'estime de soi, s'accompagnent de sentiments d'auto-dévalorisation et de culpabilité. L'avenir est perçu de façon pessimiste et le monde environnant sous ses seuls aspects négatifs.

→ La dépression a des répercussions sur la vie active. La perte de l'élan vital se traduit le plus fréquemment par une fatigue que le repos ne peut atténuer, par une perte d'intérêt pour le monde extérieur et par une attitude apragmatique. Le ralentissement psychomoteur dû à la maladie donne à la personne déprimée l'impression de vivre au ralenti, son visage est moins expressif, ses gestes plus lents, sa voix affaiblie, ses pensées et ses actions sont comme engluées, freinées par la cuirasse dépressive.

→ Les fonctions vitales essentielles sont elles aussi touchées. Le déprimé se plaint souvent d'un mauvais sommeil avec des réveils fréquents ou, au contraire, d'une envie de dormir permanente. L'appétit est très souvent modifié : la perte de poids est un symptôme important et fréquent mais l'on peut aussi, à l'inverse, observer une augmentation de la consommation d'aliments, surtout sucrés, qui peuvent faire grossir. Le dérèglement du corps peut aussi se traduire par un émoussement du désir sexuel et du plaisir et par des symptômes neurovégétatifs (tension artérielle instable, disparition ou irrégularité des règles, apparition de douleurs...).

→ L'atteinte de la vie intellectuelle se traduit par une diminution fréquente de l'attention, de la concentration et de la mémoire. La personne déprimée a l'impression qu'elle n'est pas comprise et qu'elle ne retient rien. Penser devient une tâche pénible, trouver ses mots un casse-tête, prendre une décision un calvaire. Des pensées autour de la mort peuvent apparaître, et conduisent parfois à l'envisager comme «l'unique solution» pour «en finir». L'évocation de ces idées noires doit alerter et faire consulter.

→ Au final, le trouble dépressif est défini par la présence d'une constellation de ces symptômes qui doivent être suffisamment intenses, nombreux et durables, par une souffrance cliniquement significative et par une altération du fonctionnement social ou professionnel.

Une symptomatologie différente selon l'âge

→ La symptomatologie de la dépression est souvent plus atypique à l'entrée dans la vie adulte et au grand âge, rappelle le Pr Hardy.

→ Chez l'adolescent, elle se traduit souvent moins par une expression de tristesse que par de l'irritabilité ou de l'agressivité, par des attitudes de repli, d'indifférence ou d'ennui ou par un échec scolaire. Elle est parfois difficile à distinguer des manifestations de la «crise d'adolescence».

→ Chez le sujet âgé, l'expression de la tristesse est, là encore, souvent masquée ; la dépression prenant préférentiellement l'allure de troubles du caractère, de plaintes hypocondriaques ou de tableaux pseudo-démentiels

L'INDISPENSABLE ÉVALUATION DU RISQUE SUICIDAIRE

Le risque suicidaire est réel dans la dépression. Comme le rappelle le Pr Hardy, 40 % à 80 % des tentatives de suicide sont secondaires à un épisode dépressif ; 15 % des patients déprimés qui ont présenté un épisode dépressif modéré ou sévère au cours de leur vie meurent par suicide. L'évaluation du risque suicidaire doit être réalisée systématiquement chez tout sujet présentant des symptômes dépressifs et/ou anxieux. L'avis d'un spécialiste est souvent requis pour évaluer le degré d'intentionnalité du patient (idées de mort, de suicide, antécédents de tentatives de suicide, projets de suicide), les symptômes associés (désespoir, anxiété, consommation de toxiques, idées délirantes) et le niveau de sa souffrance. Il tient compte aussi de son âge, des événements de vie précipitants, des moyens létaux à disposition, des maladies associées et du contexte familial et social dans lequel il se trouve.

50 % DE CHANCES DE RÉCIDIVER APRÈS UN PREMIER ÉPISODE

Le début des troubles dépressifs est souvent plus précoce chez les femmes que chez les hommes. Plus il est précoce, plus le risque de récurrence est grand. Plus la durée des épisodes est longue, plus la comorbidité est importante et plus l'on retrouve des antécédents familiaux de troubles thymiques. En l'absence de prise en charge, l'épisode dépressif guérit en six à douze mois. Avec un traitement à posologie efficace, il suffit généralement de six semaines pour venir à bout d'un premier épisode.

Le risque de rechute est maximum dans la période de six à neuf mois qui suit un épisode dépressif

Il est d'autant plus grand que le temps passe (25 à 40 % de rechutes à deux ans, 75 % à dix ans) et que le nombre d'épisodes antérieurs est grand (la moitié des patients ayant présenté un premier épisode dépressif en présenteront un second, 80 % à 90 % de ceux qui en ont présenté un second en présenteront un troisième).

Le nouvel épisode dure spontanément plus longtemps (deux ans) et est souvent majeur (20 % des cas).

ORIGINE : PSYCHOLOGIE ET BIOLOGIE EN CAUSE

Les facteurs socio-environnementaux et psychologiques sont souvent convoqués pour expliquer les causes de la dépression. Les premiers peuvent s'exprimer à travers des facteurs de vulnérabilité précoce (perte d'un parent pendant le jeune âge, séparation, sévices) ou des facteurs précipitants (deuils, chômage, précarité, prise de toxiques...). Parmi les courants théoriques en psychologie, le Pr Hardy a retenu ceux qui étaient portés par les psychanalystes et ceux qui relevaient des approches cognitivistes. « Les premiers référent à la notion de perte d'amour, que le sujet soit effectivement privé d'amour (deuil, abandon), qu'il ait le sentiment d'en être privé (blessure narcissique) ou qu'il soit impuissant à aimer. Cette perte d'amour réactiverait des situations d'abandon vécues durant la toute petite enfance (stade oral). La seconde approche de cognitivistes comme Beck renvoie à des schémas de pensées dépressogènes, stables et inconscients, constitués lors d'événements traumatiques précoces. Il s'agirait de «postulats silencieux» inflexibles, dichotomiques, qui se présenteraient sous la forme de sentences impératives (type «je dois tout le temps réussir dans tous les domaines»). »

Le fait qu'il existe, dans certaines familles, un nombre plus important de personnes souffrant de dépression est expliqué par certains par des facteurs liés à l'éducation et aux difficultés vécues pendant l'enfance. Il a été lu par d'autres comme secondaire à des anomalies du fonctionnement cérébral transmises génétiquement. Parmi les facteurs biologiques susceptibles d'objectiver les troubles dépressifs, des chercheurs ont retrouvé des facteurs neurobiologiques (ex : catécholamines, cortisol, neuropeptides...), des anomalies neuroendocriniennes (ex : hypersécrétion de cortisol), des anomalies neurophysiologiques (ex : réduction du sommeil lent profond et du temps de latence du sommeil paradoxal) et des anomalies chronobiologiques (ex : modification des rythmes nycthéméraux de sécrétion, réduction du pic de sécrétion de la mélatonine).

Les recherches les plus récentes font état d'éléments de dégénérescence neuronales objectivables (ex : atrophie hippocampique corrélée au nombre de jours de dépression au cours de la vie, diminution du métabolisme cérébral et des flux sanguins cérébraux chez des patients ayant une histoire familiale de dépression) et d'atteintes neurobiologiques liées, par exemple, au stress chronique responsable d'une imprégnation glucocorticoïde excessive.

De telles recherches, au-delà de leur intérêt intellectuel, sont fondamentales car elles contribuent à la conception de thérapeutiques toujours mieux ciblées.

La biologie cérébrale et la psychologie ne sont pas des approches exclusives l'une de l'autre, « elles sont inséparables comme les deux face d'une médaille, explique le Dr Nuss. La biologie commande la psychologie qui, elle-même, module la biologie... » La dépression étant une maladie qui atteint tous les aspects de l'individu (biologie du cerveau, pensées et émotions, identité sociale), son traitement doit s'appliquer à ces différents domaines. Il associe en général, à divers degrés : traitements médicamenteux, psychothérapie et aménagement de l'environnement.

À LIRE → Nuss Ph., Ferreri M. - La Dépression - Paris, rééd. Bash-Serpens (à paraître au 1er trimestre 2009).

ADRESSES → Association Argos 2001 : elle est spécialisée dans le soutien aux personnes atteintes de dépression unipolaire et à leurs proches (tél. : 01 69 24 22 90). → Association France Dépression : elle apporte soutien et informations aux patients et aux familles (tél. : 01 40 61 05 66).

TRAITEMENT QUELQUES FONDAMENTAUX DU DR NUSS

→ Aider une personne déprimée à se faire soigner, c'est d'abord être convaincu soi-même que la dépression existe et qu'il est possible de la soigner.

→ La volonté, aussi puissante soit-elle, ne peut conduire à la guérison mais elle participe à la mise en route du traitement et à la démarche psychothérapique.

→ Prendre des médicaments antidépresseurs n'entraîne pas de dépendance et n'aggrave pas une situation déjà altérée par la maladie.

→ Il faut convaincre le déprimé qu'en faisant la démarche de se soigner, il redeviendra acteur et retrouvera la capacité de prendre son destin en main.

→ Le traitement s'impose dans les délais les plus brefs.

→ Il faut parfois aider les aidants.

→ La dépression n'est en aucun cas une expérience positive, c'est une souffrance intense qui isole.

RISQUES

LES PRINCIPAUX FACTEURS

→ Le sexe (les femmes sont deux fois plus à risque que les hommes).

→ L'âge (le pic de dépression se situe entre 60 et 80 ans).

→ L'existence d'antécédents familiaux.

→ Le fait d'être séparé ou divorcé (en particulier chez l'homme).

→ La période du post-partum.

→ Le faible niveau social.

→ S'ajoutent, chez les personnes âgées : l'isolement relationnel, les facteurs de stress et les pathologies chroniques et/ou les handicaps.