«Savoir être» : décliner le concept | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 174 du 01/03/2009

 

Recherche et formation

RECHERCHE→ La question du «savoir être», concept de soin, est maintenant largement utilisée dans la littérature professionnelle et décrite comme l'une des qualités nécessaires de l'infirmier. Que recouvre exactement cette expression ? Qu'est-ce qui se cache sous ce terme récurrent des Ifsi, IFCS, écoles d'aides-soignants(1) et plus généralement des soins infirmiers ? Que disons-nous lorsque nous l'utilisons ?

En partant d'un point de vue générique, la définition de base, telle qu'elle est donnée via le lexique des termes utilisés dans les fiches métier(2) est la suivante : « Ensemble de démarches et processus cognitifs (ex. : capacité d'analyse, de diagnostic, de synthèse....), affectifs, relationnels et physiques mobilisés par la mise en oeuvre des savoir-faire. »

Si l'on en vient plus particulièrement aux soins, l'École des sciences infirmières (université laurentienne au Canada) propose plutôt, d'une façon philosophique, le savoir être comme l'adhésion par l'infirmier « aux normes de la profession et aux principes de l'éthique professionnelle... »(3).

Globalement, ce concept énonce donc que le soin ne repose pas seulement sur des bases techniques que nous appelons «savoir faire». Le respect de la personne, son approche holistique font que le soignant - en plus de ses connaissances d'une technique de soins opérationnelle, protocolisée - se doit d'une attitude marquée par la déférence, incluant une mise en oeuvre des soins, des paroles, un rapport à l'autre qui soit en adéquation avec ce que la situation de ladite personne exige de lui. Les mots prononcés, les attitudes vécues, les postures, les mimiques du soignant doivent en permanence s'adapter au vécu du patient : tentative de suicide, diagnostic défavorable, douleur intense, incertitude de guérison, ou, pour les familles, perte d'un être cher, d'un enfant, chirurgie radicale... Pour chacune de ces situations qui sont le quotidien des services de soins, l'infirmier devra adapter l'attitude qui convient, trouver les paroles qui apaisent, rassurent, écouter les récriminations, décoder les colères... Il devra non seulement garder une attitude soignante, mais également faire de ses réponses un élément de soin.

LA QUESTION DE L'ÊTRE COMME IMMANENCE

La formation infirmière insiste sur ce «savoir être» qui s'ajoute aux savoirs tout court et aux «savoir faire». Dans les communications du 3e congrès mondial des infirmières et infirmiers francophones, Elena Puiulet pose le «savoir être» comme « continuellement au premier plan et ne pouvant s'apprendre par la seule théorie, ayant ses racines dans les capacités natives de l'étudiant »(4).

Nous serions donc proches de l'inné, de l'immanent : le soignant est en harmonie avec ce qui est un attendu sociétal et déontologique par «concordance» éthique.

L'éthique renvoie à l'individu. Le modèle éthique de Paul Ricoeur(5) semble particulièrement adapté au monde du soin. Pour résumer sa pensée, nous pouvons dire que l'éthique repose sur un triptyque : le pôle «je», le pôle «tu» et le pôle «il».

Le pôle «je», c'est ma revendication de liberté pour mes propres choix. Rapporté à la profession, cela revient à dire : « Je suis libre d'être le soignant que j'ai envie d'être, de jouer mon rôle comme je l'entends. »

Le pôle «tu» revient à reconnaître à l'autre les mêmes droits que l'on s'arroge. « Si je suis libre de tout choix, je dois reconnaître à l'autre - qui est une autre conscience, un autre sujet - le droit de se dire libre lui aussi. Je suis certes le professionnel que j'ai envie d'être, mais mon collègue de travail a le même droit. » Adressé au patient, le «tu» revient à lui donner le droit d'interroger ma pratique ou d'avoir des attendus.

Pour le pôle «il», c'est ce que la société a mis en place pour cadrer les libertés individuelles, éviter les dérives qui pourraient me transformer en despote ou bourreau, me laissant effectuer des gestes, prendre des initiatives ne relevant pas de ma compétence. C'est l'aspect lois et décrets, réglementation, déontologie et textes professionnels, par exemple.

LA QUESTION DE L'ÊTRE COMME UN SAVOIR

Si «être» est un savoir au sens pédagogique du terme, cela suppose qu'il y a eu apprentissage. Ou, tout au moins, qu'à un moment le soignant a eu l'occasion de déterminer, comprendre «comment» il devait être parce que cela lui a été énoncé.

Qui apprend, qui enseigne ?

Nous sommes dans le registre du soin, nous pouvons ainsi légitimement penser à un enseignement, une formation par l'Ifsi, fussent-ils non directifs, heuristiques, voire subliminaux. Les cadres enseignants sont là pour guider l'étudiant et posent le principe d'attitudes en lien avec ce «savoir être». Cela suppose donc que l'étudiant ou le professionnel laisse ou a laissé à d'autres le soin de penser et d'édicter (aussi) cet aspect-là de sa profession, la manière, non pas de réaliser des actes (il est là pour cela), mais d'interférer dans sa manière la plus intime d'être aux autres. Donc à délimiter, borner son éthique.

Accepter ou refuser cette prescription ?

Une acceptation relève d'une atteinte à ses propres valeurs, sinon une autocensure, un réajustement. Ceci même si l'on peut penser que l'on ne choisit pas ce métier sans avoir quelque humanisme, quelque goût, quelque empathie pour les autres. Soignant, j'ai moi-même ma propre idée de «soigner», d'être aux autres qui m'a amené à embrasser cette profession. Accepter la «prescription», c'est admettre un glissement de l'éthique individuelle vers une «morale» collective.

Ceci parle de notre «authenticité» : parce que la société a pour représentation sociale de l'infirmière certaines attentes, parce que la déontologie a posé des repères et balises de fonctionnement, certainement aussi par héritage d'une pratique empreinte de religiosité et charité, toute personne choisissant le métier d'infirmier doit «coller» avec des normes qui doivent être siennes. De là un choix réduit : nous sommes dans l'immanence décrite ou non et, en ce cas, ce «savoir» être «prescrit» est alors incompatible avec authenticité.

Parce que chaque sujet est un sujet singulier, nous pouvons aussi bien envisager le refus de rentrer dans le moule, d'endosser la panoplie et le prêt-à-porter (penser). Ce sujet est alors un mauvais élève ou un mauvais soignant, un soignant aux valeurs douteuses, non-conformes. Si cela n'est pas énoncé par ses collègues, il peut lui-même intégrer ce sentiment, le vivre comme une insuffisance - ou s'en moquer. Son «savoir» être n'est pas en concordance avec cette prescription sociétale et déontologique. En ce cas, cela lui enlève-t-il une capacité quelconque à «savoir» faire ? Est-il sanctionné, «empêché» d'une façon ou d'une autre ?

On peut penser qu'une évaluation de son travail par son encadrement le mettra face à cette carence. Il corrigera ou non son attitude. S'il la corrige, en quoi le «savoir être» lui sera-t-il propre ? Aura-t-il appris ou apprendra-t-il à «savoir être» ? À être différent ? Ou sera-t-il en représentation d'un rôle appris ou soufflé (dans le sens du théâtre) ?

Et retour à la case authenticité.

LA QUESTION DE L'AUTHENTICITÉ

Luc Ferry définit l'authenticité comme le fait « d'être à chacun lui-même sa propre loi »(6). Vu sous cet angle, on peut penser qu'au moins une partie des infirmiers intégrant le concept de «savoir être» s'en font leur loi, prescrite certes par la société, mais qu'ils intègrent comme la leur. En cela, le concept d'authenticité est alors compatible avec l'éthique. « Il faut être vrai pour soi, c'est l'hommage que l'honnête homme doit rendre à sa propre dignité », disait Jean-Jacques Rousseau(7). La question de l'apprentissage à «savoir être» n'est alors plus un tabou.

Nous nous autoriserons à penser que cet apprentissage ne peut être qu'un acte relevant du sujet en propre, excluant tout enseignement.

Apprendre, certes, mais comment ?

À partir de ses propres expériences, ses échecs, ses difficultés, ses victoires, ses bénéfices, le soignant va peu à peu déterminer quelles sont les attitudes, les paroles, les postures soignantes attendues par les patients ou leurs familles. Nous sommes alors dans le modèle de l'essai/erreur.

On pensera à Karl Popper, pour qui la connaissance progresse justement par essai/erreur (trial and error) : pour résoudre un problème donné, on propose plusieurs hypothèses/solutions qu'il s'agit de tester et on élimine celles qui aboutissent à une erreur(8). On peut en conclure que, dans le déroulement d'une carrière, quelle que soit l'option choisie par le soignant (libéral, hospitalier), nous passons par des étapes d'incompétence, de contre-productivité, voire de dangerosité potentielle puisque ce «savoir être» n'est pas inné. Il relève d'un processus d'intégration dont on a tout lieu de penser qu'il va perdurer toute sa carrière, chaque rencontre, expérience, interaction soignante étant différente et devant se vivre comme telle. Donc, en ce sens, nous pouvons reconnaître à notre «savoir être» une mouvance, une plasticité permanente. Et donc reconnaître que «savoir être» est un projet sans cesse réajusté.

LA QUESTION DU RÔLE APPRIS

Dans son ouvrage L'Être et le Néant, Jean-Paul Sartre démarre sa réflexion en observant un garçon de café comme élément de questionnement . Son attitude, ses gestes laissent à penser à l'auteur qu'il est dans un rôle, qu'il se prescrit lui-même de ce qu'il pense devoir être le rôle d'un garçon de café. « Il joue, il s'amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? [...] il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. [...] le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. »(9)

La notion de rôle se pose au sens premier du terme : soignants, nous sommes en représentation de soignant, nous sommes ce que la représentation sociale attend de nous que nous soyons. Il faut donc accepter d'être dans ce rôle et, de là, jouer en entrant chaque jour à fond dans ce rôle. Ce que nous appelons alors l'authenticité, la congruence, piédestal de notre «savoir être» finalement, ne sont que l'adéquation entre ce rôle attendu et notre idéal professionnel. Sartre nomme cela l'idéal d'être : « «Il faut être ce qu'on est» ne sert pas uniquement de principe régulateur pour les jugements et les concepts par lesquels j'exprime ce que je suis. Elle pose non pas simplement un idéal du connaître mais un idéal d'être, elle nous propose une adéquation absolue de l'être avec lui-même comme prototype d'être. En ce sens il faut nous faire être ce que nous sommes. »

Nous revenons encore une fois à la notion d'authenticité, de congruence, de sincérité. Posée via le prisme de Sartre, cette question se réduit à un effet de langage : « Mais que sommes-nous donc si nous avons l'obligation constante de nous faire être ce que nous sommes, si nous sommes sur le mode d'être du devoir être ce que nous sommes ? » Nous savons aussi que l'exemple décrit par Sartre du «rôle» librement consenti de garçon de café (mais cela vaut aussi pour l'infirmier) lui permet de s'affranchir de sa liberté d'être autrement et de son angoisse de choisir d'être autrement.

Mais alors, si dans notre rencontre de l'autre nous ne pouvons être que ce que nous sommes, comment se peut-il que notre éthique, notre mode de relation - qui ne peut être autre que ce qu'il est - soit en discordance avec les attendus professionnels : en résumé, que notre interprétation du rôle soit «à côté» ?

L'auteur nous dit que « Si l'homme est ce qu'il est, la mauvaise foi est à tout jamais impossible et la franchise cesse d'être son idéal pour devenir son être ». En tant que soignant, je ne peux faire que des choix qui m'agréent : je ne peux délibérément - sauf perversion évidente - effectuer les actes qui, à mes yeux, vont faire de moi un mauvais soignant. En élargissant, cela signifie que nous ne pouvons pas, de nous-mêmes, avoir conscience de nos insuffisances, nos manquements en propre si nous travaillons dans ce principe de sincérité, d'authenticité.

Malgré tout, la question se pose, croisée avec celle de l'éthique, du soignant qui a un comportement qui, certes, lui agrée, mais qui ne peut être jugé conforme à une attitude soignante. Certes, je dois reconnaître à l'autre la liberté de ses choix, comme il doit respecter la mienne ; certes, il agit en congruence avec lui-même ; certes, il ne commet pas d'acte hors déontologie, hors règles professionnelles. Mais cela en fait-il un professionnel pour autant ? Et jouer un rôle serait-il préférable à l'éthique comme garant de «savoir être» ?

EN GUISE DE CONCLUSION ?

« À travers le rôle propre, l'infirmière prend des initiatives, structure un savoir, un savoir être et un savoir-faire lui permettant d'être reconnue comme professionnelle à part entière. »(10) Nous savons ce que sont les savoirs ; nous pouvons reconnaître un savoir-faire. La question du «savoir être» pourrait alors se poser comme ce déterminant et lui seul qui positionne l'infirmier au-delà d'un rôle (là aussi ?) d'exécutant : parce que ses savoirs lui permettent de savoir faire, il «fera» de façon professionnelle, dans l'initiative, dans le geste et dans la relation, parce qu'il a ce «savoir être».

Nous ne sommes pas loin de l'Idéal du moi, décrit par Freud : la satisfaction éprouvée face à la représentation conforme aux représentations investies comme positives et bonnes(11) et qui agit comme un modèle auquel le sujet cherche à se conformer(12).

Nous prenons conscience ici que définir le «savoir être», son lien avec l'intimité du soignant, son authenticité, son éthique, la capacité qu'il a à évoluer n'est pas chose aisée, mais que, dans la pratique, cette notion est essentielle de par ses implications avec la prise en charge des patients.

Et si l'intention ne précède pas l'action, pour reprendre le langage de Sartre, elle l'accompagne, y est intimement liée, au moins en ce champ de compétences des soins infirmiers qui nous intéresse.

NOTES

(1) Par commodité et pour éviter des répétitions fastidieuses, je parlerai spécifiquement des infirmiers. Il est évident que les aides-soignants, les cadres de santé peuvent et doivent se retrouver dans le texte. Lorsqu'on lit Ifsi, on peut aussi lire IFCS ou Ifas. - (2) Le répertoire des métiers de la fonction publique hospitalière sur le site Internet . - (3) . - (4) Elena Puiulet, Communication pour la Roumanie, mai 2006, . - (5) Paul Ricoeur, Avant la loi morale, l'éthique. Encyclopedia universalis. Symposium 1985. - (6) Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique, Grasset 1992, p.265. - (7) J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, La Pléiade, Gallimard 1959, p.83. - (8) Frédéric Fabre, Refaire le monde 3 (complément à la théorie des trois mondes) . . - (9) Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant, NRF Gallimard 1943,1re partie, chap. II. - (10) Sylvie Delon, Concept du rôle propre infirmier, Gestion hospitalière n°323, p.123124, extraits du mémoire, École des Cadres, 1997, CH Mazamet. - (11) Lire par exemple Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914 in La Vie sexuelle, 1969, Paris, PUF. - (12) Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF 1973.