Objectif Soins n° 182 du 01/01/2010

 

Ressources humaines

DÉCRYPTAGE → Cumuler un exercice public avec une activité lucrative extérieure est légal dans certains cas. Mais il arrive que des infirmières «cumulent» parfois illicitement. Non sans raison, mais pas sans risques. Dans les services, la pratique est connue mais quasi-invisible et sans conséquence majeure. Quant aux cadres elles-mêmes, elles ne «cumulent» jamais. Ou presque.

Enseignement et formation, activité agricole, travaux ménagers... Les neuf activités lucratives qu'un agent du public peut exercer à l'extérieur, en plus de son activité principale, sont listées au chapitre I du décret du 2 mai 2007. Exerçables « à titre accessoire » et avec des revenus qui le sont également, elles sont soumises à autorisation. Après une demande écrite, l'administration donne un éventuel accord pour une durée a priori non limitée. La condition : que les activités extérieures « ne portent pas atteinte au fonctionnement normal, à l'indépendance ou à la neutralité du service »(1).

Peuvent être aussi autorisées la création et la reprise d'une entreprise, selon le chapitre II du décret(2). Dans ce cas, et si l'activité privée n'est pas jugée «accessoire», la Commission de déontologie de la fonction publique doit formuler un avis. En 2008, elle s'est prononcée sur 27 demandes d'infirmières titulaires de la fonction publique hospitalière. Exemple : à certaines conditions, il n'y a pas d'atteinte « à la dignité des fonctions » exercées dans le cas d'un infirmier qui, tout en demeurant en CHR, lance une entreprise de relaxation et de soins de bien-être. « La réserve tient (...) compte de la nature des fonctions exercées et notamment du niveau hiérarchique de l'intéressé, qui justifie d'autant plus de réserves qu'il est élevé », indique la Commission de façon générale.

L'OCÉAN DU CUMUL

Les activités lucratives autorisables à l'extérieur sont des dérogations au principe général d'interdiction du cumul. Les règles ont été clarifiées et assouplies avec la loi dite de modernisation de la fonction publique du 2 février 2007, qui succède à celle du 13 juillet 1983. Les temps ont bien changé depuis le décret-loi de 1936 qui offrait déjà des possibilités de cumul (telle la production d'oeuvres littéraires). Mais le cumul possible, auquel s'ajoute entre autres la gestion libre du patrimoine personnel ou familial, semble être une goutte d'eau comparé à l'océan du cumul non déclaré, et sans doute souvent non autorisable, pratiqué par un nombre non négligeable d'infirmières du public.

Selon des observateurs, ce cumul illicite, facilité par les 35 heures, se fait souvent en intérim ; surtout dans le privé ; auprès de groupements de médecins ; en médecine de ville ; en laboratoire ; en rapatriement sanitaire ; rarement en libéral. Des rapports de la Cour régionale des comptes décrivent aussi le travail non autorisé d'agents dans un autre établissement public que le leur. Le cumul serait plus fréquent chez les infirmières anesthésistes ou encore de bloc opératoire.

MOINS DE CUMULS ILLÉGAUX CHEZ LES CADRES

En revanche, chez les cadres, le cumul illégal serait bien moins courant. Voire inexistant, ou presque. Ainsi, selon une témoin, aucun cadre infirmier anesthésiste ne travaillerait en sus du public, faute « d'appel » du privé et en raison d'une position « transversale » qui l'expose plus à un « pépin » que dans un service fermé. Quand la question est posée à des experts du monde sanitaire, totalisant des décennies d'expérience, un seul cas de cumul chez les cadres est cité... et un autre avoué. « Il m'arrive de travailler ailleurs que dans le public, déclare une cadre. Mais comme infirmière. »

La quasi-inexistence du cumul chez les cadres, cette praticienne la lie à leur présence encore faible dans le domaine du travail temporaire. Sans doute parce que la fonction, comme l'explique Fernand Brun (Force ouvrière-santé), se fait sur la durée. Parmi les autres raisons du moindre cumul des cadres, sont fréquemment cités leur charge de travail plus lourde et leurs horaires moins établis (difficile de planifier une activité extérieure...), ou encore leur croyance plus affirmée en certaines valeurs du service public, comme l'investissement exclusif dans l'intérêt général. Et enfin le fait qu'un cadre doit donner l'exemple...

BRÛLER SES AILES

Les agents du public qui cumulent, en tout cas, ne le font pas par plaisir. Mais apparemment pour joindre les deux bouts ou mettre du beurre dans les épinards. Les difficultés sont majorées en Île-de-France, et le phénomène s'avérerait plus répandu chez les jeunes infirmières. Beaucoup imputent donc le cumul au manque de reconnaissance, matérialisé par le faible niveau des salaires et leur non-revalorisation récente. « En ce sens, le ministère porte une lourde responsabilité », accuse Thierry Amouroux (Syndicat national des professionnels infirmiers, CFE-CGC). Qui précise ne pas être favorable au cumul illicite.

Quelles que soient ses justifications, la pratique est dangereuse. Premier risque : se brûler les ailes, en enchaînant heures, jours, nuits de travail. Le cumul se pratiquerait d'ailleurs de façon ponctuelle et pour une durée limitée - le temps partiel, lui, est choisi plutôt pour la vie de famille que pour une activité supplémentaire. La fatigue peut aussi avoir des conséquences sur la pratique soignante et la sécurité du patient. La question de la responsabilité et de l'assurance se pose alors.

LA PUCE À L'OREILLE

Mais, dans la gestion du service, le cumul illégal n'a visiblement pas de grande répercussion. Car il est quasi invisible, pratiqué par les infirmières essentiellement sur leur temps de repos. Un état de fatigue important malgré des vacances, un manque de ponctualité, des absences répétées... pourraient mettre la puce à l'oreille, et exceptionnellement « désorganiser le service », note Marylène Coutineau, du Syndicat national des cadres hospitaliers. Mais comment être certain que ces signes sont bien causés par l'exercice d'un cumul illégal et non par un autre problème d'ordre privé ou une maladie ? « On n'a pas à connaître la raison. Nous, cadres de santé, ne pouvons pas faire grand-chose, sauf faire part de notre étonnement pour une absence régulière. Et veiller à ce problème n'est pas notre priorité. » Chaque cadre réagit selon son éthique, sa conception de son rôle, son propre parcours - si par exemple elle-même a cumulé auparavant... D'aucuns le pensent : les cadres n'ont pas à «dénoncer» leur personnel. Tant que le travail est bien fait ? « Il faut des faits avérés, ajoute Marylène Coutineau. Or la personne ne va pas l'avouer. »

Les infirmières qui cumulent se font, en effet, discrètes(3), de peur d'être reconnues ou dénoncées. Et sanctionnées. « S'il n'y avait pas un marché, les infirmières n'y seraient pas, note-t-on dans une organisation professionnelle. Mais, en cas de problème, ce sont elles les victimes. » Le panel disciplinaire court de l'avertissement à la révocation. Et, en cas de faute, selon un syndicaliste, les administrations se montreraient plus sévères avec les cadres... L'agent risque aussi de devoir reverser, sous forme de retenue sur salaire, les sommes perçues à l'extérieur. Peut s'y ajouter au pénal une condamnation pour «prise illégale d'intérêt» : jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende.

LE RÔLE DES DIRECTIONS

Et côté employeurs ? « Il appartient aux administrations de sensibiliser les personnels quant aux possibilités nouvelles de cumul », lit-on dans la circulaire du 11 mars 2008. À propos du cumul non autorisé, la Direction de l'hospitalisation des soins (Dhos) répond que « la gestion des carrières des agents hospitaliers est régie au niveau local (...) et demeure du ressort exclusif du directeur de l'établissement ». Faute de remontée systématique des procédures disciplinaires, le ministère ne dispose donc pas de chiffre général. La Dhos ajoute qu'elle « ne manque pas de rappeler la réglementation applicable chaque fois que cela est nécessaire ». Les directions, elles, diffusent des notes de service. Lors de recrutements en intérim, la candidate signe une clause de non-cumul. Dans l'hospitalisation privée, le sujet est vu dans l'autre sens : les contrats incluent souvent une clause pour que l'infirmière à temps plein à la clinique signale qu'elle n'a pas d'engagement ailleurs.

Mais, dans le privé comme dans le public, vérifications et contrôles d'un éventuel cumul non déclaré à l'extérieur semblent bien difficiles. Surtout - faute d'infirmières en nombre suffisant - le monde sanitaire dans son ensemble et certains employeurs en particulier ont-ils vraiment intérêt à s'attaquer frontalement au cumul illégal ? Une hypothèse plausible aux yeux de plusieurs experts. D'ailleurs, désormais, la pénurie de personnel peut également être un motif pour autoriser officiellement du cumul. Ainsi la Commission de déontologie de la fonction publique ne s'oppose-t-elle pas, sous conditions, à l'exercice en libéral d'infirmières de l'hôpital. Afin notamment qu'elles ne soient pas tentées de quitter totalement le public.

NOTES

(1) Données récentes sur le cumul sur . -(2) Création ou reprise cumulable avec un emploi public pendant deux ans (renouvelable un an). À noter : le statut d'auto-entrepreneur utilisé par des infirmiers entre autres pour créer et vendre des bijoux fantaisie... -(3) Discrétion par rapport à sa direction ou à des collègues ne signifie pas forcément clandestinité vis-à-vis des organismes sociaux. Des activités dérogeant aux règles de cumul seraient ainsi déclarées aux impôts. Ce qui laisse penser certains que les infirmières ne font «rien de répréhensible». À tort.