Dès notre arrivée dans l’hôpital, mon chef de site, infirmier spécialisé en anesthésie, m’a demandé d’aller faire une évaluation de la situation au bloc opératoire. Il était reconstitué à l’extérieur des murs, sous une tente, ou plutôt sous une bâche qui tenait grâce à un arbre et deux poteaux en bois. Cette structure allait m’abriter pendant plus d’une semaine.
J’y ai découvert une équipe de cinq personnes en pleine intervention chirurgicale. Elle était constituée de deux chirurgiens mexicains, d’un pédiatre américano-haïtien (qui faisait fonction d’anesthésiste) et de deux infirmières de l’hôpital local de Diquini. Nous avons donc, le binôme médical et moi-même, comblé aussitôt ce manque d’anesthésistes.
Les contraintes étaient tout d’abord matérielles : une seule source d’oxygène pour deux tables d’opération, pas de respirateur, un matériel de surveillance para-clinique défaillant, des capacités de réanimation limitées, pas de salle de réveil… Mais les contraintes étaient aussi humaines, avec de grandes difficultés à mener un interrogatoire pré-anesthésique pour de nombreux patients ne parlant que le créole : la majorité des Haïtiens n’ont pas de suivi médical et les diagnostics médicaux sont peu fréquemment posés. Nous avons donc privilégié les anesthésies locorégionales (rachis et bloc axillaire). Dans le cas d’une anesthésie générale, le patient n’était pas intubé, mais laissé en ventilation spontanée – utilisation de kétamine (hypnotique et analgésique) et de sufentanil (morphinique puissant).
Les amputations de membres représentaient la plupart des gestes chirurgicaux des premiers jours. Un grand renfort chirurgical (deux équipes complètes, américaines) a permis d’ouvrir les deux salles d’opérations à l’intérieur de l’hôpital après le passage d’experts architectes. Cependant, devant le flux continu de personnes blessées, nous avons continué à prendre en charge les réfections de pansements très douloureux, la chirurgie septique et obstétricale (césariennes).
Au total, pendant onze jours, nous avons anesthésié environ cent patients (dont la moitié pour amputation) et n’avons dû pratiquer qu’une seule intubation (élargissement de l’incision et exploration abdominale). Aucun patient n’a présenté de vomissements peropératoires. L’équipe pouvait donc être fière du travail accompli, mais sans oublier ce qui n’a pas pu être fait, comme l’administration d’antalgiques en post-opératoire, ceux-ci n’étant pas disponibles. Les renforts, les relèves successives, apportaient à chaque fois une amélioration dans ce contexte péri-opératoire.
Si, bien évidemment, cette expérience haïtienne me fut humainement très enrichissante, je fus surpris qu’elle le soit aussi professionnellement : la clinique était notre élément de surveillance quasiment unique, notre élément diagnostique aussi (en l’absence d’examen complémentaire). Sans avoir réappris les rudiments de mon métier, j’ai cerné l’importance de toujours s’y référer.