Une réunion d’équipe est une mine d’informations pour déceler des tensions et permet de les traiter au fur et à mesure. Elle est aussi un outil capital en cas de conflit ouvert, pour surmonter la cause du différend et “faire parler les différences”.
Dans la vie d’une équipe, la réunion constitue un moment crucial. L’une de ses vertus est de débusquer et de réguler les tensions mais aussi, a posteriori, de résoudre les conflits, ces manifestations verbales, gestuelles ou comportementales de tensions jusque-là maîtrisées, risquant de traumatiser les protagonistes et de contaminer l’équipe. La conduite de réunion représente, surtout en situation de crise, un art délicat.
Des réunions régulières fournissent au cadre une occasion de déceler d’éventuelles tensions. Et de les traiter. Pour prévenir au mieux un conflit ouvert.
En réunion, un cadre dispose de multiples clés pour mettre à nu les relations entre les membres de l’équipe. La façon dont les acteurs se rapprochent ou s’éloignent les uns des autres autour de la table, s’impliquent, leurs attitudes et expressions, leurs intonations, leurs paroles ou leurs silences servent à deviner leur état d’esprit.
Certains signaux alertent sur le risque d’un éventuel conflit imminent. Par exemple, un non-respect des horaires de réunion, une expression de plus en plus faible dans des groupes de travail, un refus d’heures supplémentaires, des envies répétées de changer de service – à moins que celles-ci ne se comprennent par la dureté des soins. Le conflit résulte d’un processus et émerge rarement subitement.
Dans une réunion, ces indices sont détectables en temps réel et sans filtre. Mais une telle observation se fait aussi lors d’un café, d’un pot ou d’une remise de médaille. « Plus les réunions sont importantes, plus les effets de manche fonctionnent, plus la scène théâtrale est significative », remarque Jean-René Loubat, psycho-sociologue, consultant auprès d’organisations notamment sanitaires.
Si un désaccord ou un conflit latent (particulièrement nocif) affleure dans une réunion, une régulation immédiate des tensions est souhaitable. Imaginons que de petites phrases désagréables soient prononcées, l’air de rien. « Au cadre d’interroger, de demander ce que cela veut dire, de reformuler, prône Bertille Patin, cadre supérieure de santé, docteur en psychologie sociale, formatrice à l’IFCS de Rennes. De demander quel serait le risque si on en parlait. » L’objectif ? « Faire du lien pour que les différences puissent se parler. Il faut reconnaître et assumer les différences. Or on ne veut jamais accepter la différence d’autrui, parce qu’elle nous menace. »
Moments privilégiés de régulation collective, les réunions permettent d’évoquer et de faire cohabiter les points de vue (et non de les nier), de faire travailler ensemble les différences, et, par des projets, de résorber les tensions au fur et à mesure. L’idéal, selon Laëtitia Laude, professeur à l’École des hautes études en santé publique, en s’appuyant sur une réunion déjà prévue ou en en programmant une autre, c’est bien de prendre à bras-le-corps le conflit… avant qu’il n’éclate. Avant le clash. Sinon, l’émotionnel prend le pas sur le rationnel et des choses s’échangent qui, en temps normal, ne se seraient probablement pas échangées. Le cadre vérifie aussi, régulièrement, que l’équipe, ce groupe de personnes interdépendantes dans leurs tâches et co-responsables des résultats, poursuit toujours des objectifs communs. Ce qui peut diminuer le risque que des acteurs entrent en conflit.
Si une réunion habituelle permet donc – entre autres – de discerner un conflit encore non exprimé, une réunion peut aussi être organisée spécialement dans le but de résoudre un conflit qui a ouvertement éclaté. Elle figure alors dans la panoplie stratégique du cadre, parmi les outils de communication.
Avant d’aborder le conflit sur le fond, la priorité est souvent de le désamorcer dans son expression publique. Exemple, cité par Marylène Coutineau, cadre supérieure de santé : sans même chercher à savoir ce qui s’est passé ni porter de jugement, inviter deux aides-soignantes s’invectivant dans un couloir à se taire et à poursuivre le travail.
Une réunion s’impose-t-elle ? Certes, elle est le moment par excellence du dialogue et garantit un gain de temps et une équité de communication en délivrant à tous une même information. « L’essentiel du déroulement et du dénouement du conflit se réalisera au cours de rencontres en réunions », écrivent Richard Bréard et Pierre Pastor
Mais l’outil est à double tranchant. Il requiert du temps, de l’énergie… et du doigté. Mal dosé, ce remède peut s’avérer pire que le mal, puisque la réunion, en rendant officiel le désaccord, offre une scène à ceux qui veulent en découdre. Un risque inutile si un déminage est possible par des rencontres limitées à quelques acteurs. Si un conflit est lié à une seule personne, un accompagnement est sans doute préférable. Autre danger : « Souvent, dans les établissements de soins, on reproche au cadre sa “réunionite aiguë”. Si son seul instrument de réponse à un problème, c’est de provoquer une réunion, cela peut être contre-productif », dit Marc Catanas, directeur des soins stagiaire
Le cadre doit donc prendre en compte la nature du conflit, ses acteurs, son degré de gravité. Une réunion a plus de chances d’aboutir à une solution si le conflit n’atteint pas un stade trop avancé et que persistent des possibilités de clarification. Pour Jean-René Loubat, une réunion fonctionne si les acteurs eux-mêmes y croient. Dans un conflit grave, l’heure n’est plus au dialogue mais aux décisions, à la réorganisation. Quant aux conflits sociaux, minoritaires parmi les conflits, ils concernent des acteurs formalisés et ne sont pas spécifiquement évoqués ici. Pas plus que les conflits engendrés par une seule personne “attirée” par le conflit…
Pour savoir si une réunion est nécessaire, la cause de la crise doit enfin être déterminée. Si le différend est d’ordre purement individuel ou interpersonnel et ne concerne pas l’ensemble du personnel, le cadre écoute, l’un après l’autre, les protagonistes. Autre solution : les mettre en lien ou favoriser leur échange et éventuellement y assister en tant que médiateur. Une seule réunion entre les deux belligérants peut suffire. Une réunion entre une poignée d’acteurs peut aussi clarifier des fonctions ou des délégations imprécises. Dans certains cas, le cadre peut orienter le professionnel vers un autre intervenant (comme le médecin du travail). Enfin, il mène la négociation sur certaines questions – comme les dates de vacances. Un tiers (parfois extérieur) peut s’imposer car, comme le note Edward de Bono, « ce sont ceux qui sont le plus directement impliqués dans un conflit qui sont le plus mal placés pour le résoudre »
Mais les conflits sont rarement d’ordre uniquement interpersonnel. Ils traversent des personnes mais témoignent de problèmes plus structurels que les seules attaques ad hominem et la simple altercation visible. La vision interpersonnelle des conflits est bien souvent une illusion, renforcée par une approche guerrière – en témoigne le terme même de “conflit”. Il faut certes partir de ces manifestations, mais pour aller à la source, en entendant les choses qui ne sont pas dites. Sinon, cela revient à traiter le symptôme et non le mal. Ne pas se contenter d’une analyse personnelle permet aussi d’imaginer – au moins de prime abord – autre chose qu’une solution personnelle (telle une mutation), lit-on dans L’hôpital en question(s)
Généralement, ces motifs invoqués par les acteurs ne sont pas leurs motifs réels. Souvent plurifactoriels, ceux-ci sont à chercher en priorité dans les rapports interprofessionnels (entre gestionnaires et médecins, entre médecins et autres soignants…). S’opposent diverses façons de faire découlant de valeurs, perceptions, croyances divergentes, liées notamment aux identités et logiques professionnelles. Ces oppositions, aggravées par une mauvaise circulation de l’information, se cristallisent en incompréhensions, ce qui donne lieu à des conflits, qui peuvent représenter un moyen de se faire entendre
Le conflit peut aussi être lié un défaut de management ou à un trouble concernant la philosophie des soins. « Dès que le sens commun se perd, chacun essaie dans son coin de bricoler un but à son travail et des micro-organisations s’installent par clans, par groupes, par professions. Autant de territoires qui finissent par s’empêcher de fonctionner », note Jean-René Loubat. Des secteurs souffrent d’insuffisance de projet, de manque de clarté des procédures de travail, des fonctions… Les cadres en place, victimes de l’histoire, n’en sont pas forcément responsables. D’où l’intérêt d’avoir bien analysé le terrain…
Un malaise naît aussi de l’incertitude, liée en particulier à la mort que côtoient les praticiens. Les réformes du système de santé ou l’exacerbation de la concurrence révèlent ou amplifient cette insécurité. L’une des deux aides-soignantes susmentionnées qui s’invectivent publiquement arrive, contre son gré, d’un service qui vient de fermer. À travers leurs escarmouches, c’est l’organisation qui est questionnée : après leurs entretiens individuels avec le cadre, toute l’équipe se réunira.
Quand le conflit ne semble pas seulement interpersonnel, faut-il, ainsi, d’abord recevoir séparément les acteurs apparents du conflit avant d’organiser une réunion ? Certains le préconisent, afin de disposer des éléments nécessaires pour gérer le clash. Pour d’autres, il vaut mieux, dans certains cas, réunir d’emblée l’équipe, le service ou les membres d’une même profession. « Les recevoir séparément serait ignorer la force du groupe, or chacun joue sa partition et fait partie d’un système, explique Bertille Patin. Et c’est le système qui est malade. » Et de rappeler cette règle de management : qui fait sans, fait contre.
Si une réunion est décidée spécialement pour résoudre un conflit, comment l’organiser puis la mener ? Question sensible pour le manager. De sa façon de conduire une réunion, on peut d’ailleurs « savoir à peu près tout de son style de management », selon Richard Bréard et Pierre Pastor…
« La réussite d’une réunion dépend aux trois quarts de sa préparation », écrivent ces deux auteurs. Auparavant, sont définis ses objectifs et son ordre du jour, en fonction de la phase du conflit et des besoins des acteurs (être informés, se connaître, évoquer leurs différends ou leurs solutions, etc.).
Et de citer plusieurs types de réunion, telles la réunion-discussion, en cas de crise ou au début de la résolution d’un conflit, afin de collecter les opinions sur un sujet, en les écrivant si besoin au tableau, en menant une discussion puis en synthétisant ; la réunion d’information ascendante, destinée à recueillir les aspirations des protagonistes, précédée de face-à-face avec certains acteurs-clés de l’équipe et animée par une personne extérieure ; le brainstorming, en quête d’idées ; la concertation, afin de prendre ensemble une décision.
Au cadre de déterminer, en fonction du conflit et du service, le moment de la réunion (éventuellement en attendant que retombent certaines tensions), le nombre de participants, le lieu et les conditions matérielles, la durée. Plusieurs réunions peuvent s’avérer nécessaires avant que les tensions ne se résorbent progressivement. Si le conflit va trop loin, ou, larvé, semble délicat à résoudre ou interminable (car non explicité et non régulé, notamment), le cadre en informe ses responsables. En cas d’enlisement, « ne pas rester seul, passer la main ou se faire aider », conseille Marc Catanas.
Ce sont les deux piliers d’une réunion. La communication l’emporte sur l’affrontement, les interlocuteurs sont considérés d’égal à égal. Pour cela, le cadre, neutre et objectif, résiste aux manipulations, aux hostilités. Et, en cette période instable, il « garanti[t] aux participants des conditions minimales de sécurité et de calme. Chacun doit avoir la certitude qu’il aura la possibilité matérielle d’écouter et de recueillir toutes les informations qu’il désire, et la certitude de pouvoir exprimer ses points de vue dans la sérénité », expliquent Richard Bréard et Pierre Pastor.
Dans tout échange, le cadre doit encourager « l’expression des ressentis » et décourager « les jugements rapides et grossiers ». Les auteurs de Maîtriser les conflits citent d’autres principes
Pour faire respecter les règles, le cadre les incarne. Il clarifie d’emblée le but de la réunion et son propre rôle, fixe le cadre et les limites, désamorce les bombes verbales, propose une pause en cas de difficulté, avance une idée de l’un des participants (pourquoi pas recueillie au préalable) sans parler à leur place, souligne le positif dans chaque argumentation, recadre les débats. La tête froide, il se montre rassurant, ferme et plein de tact, ouvert et autoritaire. À moins que l’autorité ne soit elle-même impliquée dans le conflit, « autorité et conflit s’opposent dans une relation de démolition réciproque ».
Beaucoup de choses peuvent être dites si elles le sont sans violence, si autrui est respecté et non agressé, si les faits sont séparés des opinions. Le cadre peut transformer des affirmations tranchées en des termes moins agressifs comme « d’une façon générale », selon Edward de Bono. À l’inverse, pour orienter le débat, il peut user d’expressions comme « il est évident que ». Il doit pouvoir tout entendre et ne pas prendre pour lui les critiques du système.
Entre la théorie et la pratique, s’intercalent du stress, un manque de temps et des différences de cultures, de personnalités, de situations. Ainsi, si certaines équipes peuvent débattre vivement d’un problème, d’autres ne conçoivent pas la réunion comme un lieu de résolution de conflit et peinent à s’exprimer, observe Laëtitia Laude. Que faire, également, si une personne refuse de parler en public, notamment si elle a intériorisé une position sociale inférieure, comme un agent des services hospitaliers (ASH) vis-à-vis d’un médecin ? Ou si la confiance entre équipiers est altérée ? Un moyen est de consulter les acteurs en tête-à-tête, uniquement – si le conflit se limite à de l’interpersonnel – ou bien préalablement à une réunion. Le cadre donne aussi la parole à ceux qui s’en privent, sans insister, selon Richard Bréard et Pierre Pastor. En cas de silence général prolongé, pourquoi ne pas lancer une réflexion sur les raisons de ne pas aborder le sujet ? À l’inverse, le manager peut demander à une personne trop volubile de « reformuler brièvement » son discours. Si un leader impose sa vision… et une « apathie générale », le cadre demande aux autres « s’ils n’ont pas un avis différent ».
Avec l’écoute, le conflit est en partie résolu. Et sa résorption redonne du sens au groupe. Plus l’organisation et la philosophie des soins sont établies, moins le conflit risque de passer inaperçu et de survenir. Le cadre, clair, transparent, sait donc où il va, guide l’équipe dans ses réflexions et ses pratiques de soins et par rapport au patient. Et pas seulement dans le cas d’un conflit, relativement peu fréquent, avec ce dernier.
La référence au patient permet de surmonter des crises. Dans un service de médecine en conflit, « le dialogue a pu être maintenu par [la] référence constante à la personne soignée »
Les réunions doivent se conclure par des objectifs, un plan d’action. L’adhésion explicite du personnel est visée, avec la garantie que l’accord sera réalisé. La condition : que chacun s’y retrouve, ne serait-ce qu’un peu. Il arrive fréquemment que les protagonistes dessinent d’eux-mêmes les issues du conflit. Cette réflexion sur les pratiques nécessite de la créativité et génère du changement. Le conflit peut conduire à redistribuer les cartes. En tant que tierce personne, le cadre « prend une part active à la réflexion et à la recherche de solutions », estime Edward de Bono. Son credo : inventer une solution qui dépasse le compromis et l’opposition entre un gagnant et un perdant. La résolution d’un conflit proscrit un raisonnement de type… conflictuel.
Le cadre ne doit pas craindre le conflit, ni en donner l’impression. Sous peine de le faire empirer. Inhérent aux relations humaines, un conflit n’a rien d’exceptionnel, d’anormal ni de monstrueux. « Nous n’avons jamais rencontré de service sans problème, mais seulement des services plus ou moins en mesure de gérer leurs problèmes », résument les auteurs de L’Hôpital en question(s). La mise en mots refroidit la situation. La réunion, en montrant qu’il est possible de parler du conflit, permet de le théoriser, de le surmonter, de se mettre d’accord sur les désaccords et d’en faire un tremplin positif. Pour faire grandir l’équipe. Tout au long de la vie, les conflits constituent « des facteurs de maturation des individus et des groupes », indique Bertille Patin
(1) Gestion des conflits. La communication à l’épreuve, édition Liaisons, 3e édition, 2007.
(2) Co-auteur de Travail en équipe et gestion des conflits : rôle du cadre de santé, sur le site www.cadredesante.com dont il est rédacteur en chef.
(3) Auteur de Conflits. Comment les résoudre, édition Eyrolles, 2007. Un livre aussi empreint de considérations internationales.
(4) L’Hôpital en question(s). Un diagnostic pour améliorer les relations de travail, Françoise Gonnet et Sylvie Lucas, édition Lamarre, 2003.
(5) Un conflit, avant le stade de l’affrontement, « est aussi une manière de communiquer […] et de rester en contact avec l’autre », écrit Corinne Réa, Ibode, dans Objectif soins n °184 en mars 2003.
(6) Maîtriser les conflits, Daniel Feisthammel, Catherine Isasa, Pierre Massot, édition Eyrolles, 2007.
(7) Au chapitre 16 de Don, résilience et management, Dominique Bourgeon, édition Lamarre, 2007.
(8) Dans Les conflits à l’hôpital. Comprendre pour agir, Les études hospitalières, 2010. Avec notamment de nombreux témoignages de cadres.