Objectif Soins n° 186 du 01/05/2010

 

Point sur

Aïssa Lacheb-Boukachache  

Au-delà de l’exercice infirmier, le milieu carcéral est un endroit paradoxal où crimes et délits côtoient la folie. Parfois, la frontière entre l’irresponsabilité face à l’acte et la responsabilité du délit est mince, et le temps nécessaire à cette distinction primordiale manque dans l’organisation judiciaire. Point sur l’évolution des conditions d’incarcération des malades mentaux, ceux pour qui la maladie n’a pas été perçue avant leur procès.

Il y a presque quarante ans, en 1971, Nicole Comte et Guy Girardot, respectivement infirmière et surveillant, étaient pris en otage et égorgés à l’infirmerie de la prison centrale de Clairvaux par deux détenus, Claude Buffet et Roger Bontems. Les experts psychiatres les déclarèrent “sains d’esprit” et responsables de leurs actes ; la Cour d’assises les jugea donc, les condamna et ils furent guillotinés dans la cour de la prison de la Santé à Paris, un an et demi plus tard.

Claude Buffet, lors de son procès, réclama publiquement qu’on l’exécutât, préférant la guillotine à ses conditions de détention (preuves à l’appui : il existe des enregistrements consultables où on l’entend exprimer clairement son choix).

Au-delà de toute considération polémique, on peut, dès cet endroit, s’interroger sur la pertinence et la cohérence des expertises psychiatriques qui reconnurent “sains d’esprit” quelqu’un qui, en sus d’égorger froidement deux personnes, exige qu’on l’égorge à son tour…

L’HISTORIQUE : SOUS LA TUTELLE DU MINISTÈRE DE LA JUSTICE

L’infirmerie carcérale était à cette époque bien peu de chose : le strict minimum, pourrait-on même écrire. Le personnel infirmier et médical salarié ne relevait pas de la tutelle du ministère de la Santé mais de celle du ministère de la Justice. Les soins étaient dispensés sur place avec les moyens du bord (l’aspirine, traitement roi, servait à peu près à tout…) et, quand cela s’avérait nécessaire d’opérer et d’hospitaliser plus sérieusement, on transférait les détenus à l’hôpital des prisons à Fresnes, établissement inclus dans la fameuse maison d’arrêt de la banlieue parisienne et relevant lui aussi du ministère de la Justice.

On ne saura jamais la proportion statistique des déments et autres malades mentaux délinquants et/ou criminels condamnés et incarcérés à cette époque où ces deux hommes détenus tuèrent l’infirmière et le surveillant, et depuis tout ce temps où l’on créa la prison comme mode de châtiment en remplacement du châtiment corporel – c’est la Révolution de 1789 qui instaura le principe légal de l’emprisonnement judiciaire et abolit en même temps la panoplie incroyable des châtiments corporels dont l’Ancien régime faisait sa justice.

DEPUIS 15 ANS : SOUS LA TUTELLE DU MINISTÈRE DE LA SANTÉ

Aujourd’hui, les choses ont significativement changé. Depuis une quinzaine d’années, l’infirmerie et la médecine carcérales ne dépendent plus du ministère de la Justice mais de celui de la Santé.Chaque établissement pénitentiaire est désormais rattaché médicalement à un établissement hospitalier, en général celui le plus proche.

L’ancestral hôpital des prisons de Fresnes lui aussi fut détaché de la maison d’arrêt et rendu autonome sous la tutelle du ministère de la Santé et tous les personnels paramédicaux et médicaux ne sont plus les salariés de la Pénitentiaire. Les soins dispensés et les délais d’attente y furent significativement améliorés. Des services médico-psychologiques régionaux (SMPR) furent créés, petites unités de quelques cellules à l’intérieur de la prison où les détenus en crise ou nécessitant pour une raison ou une autre une surveillance psychiatrique sont enfermés provisoirement avant, le plus souvent, de regagner leurs cellules en divisions et unités “classiques”.

LA PRISON, TERRE D’ASILE…

Il y a une cinquantaine d’années, les divers courants de la médecine psychiatrique ont pour la plupart tous eu à cœur de faire tomber les murs de ces séculaires asiles départementaux d’aliénés que l’on trouvait aux portes de chaque grande ville.

Cette révolution institutionnelle plaide aujourd’hui encore contre l’exclusion asilaire quasiment disparue en France au profit d’une intégration physique, voire civique, également pleine et entière du malade mental dans la société. Ces pionniers humanistes ne s’attendaient certainement pas à ce qu’à cet asile odieux, la société civile mal préparée à cette nouvelle conception philosophique de la maladie mentale, substitue peu à peu la prison. Ainsi, aujourd’hui, les malades mentaux peuplent-ils les prisons dans une proportion importante que l’on peut aisément chiffrer et qui nous donne à constater qu’à l’évolution positive de la démarche de soins relative à ces personnes, a suivi singulièrement une involution négative qui nous ramène au mieux à l’époque de Buffet et Bontems reconnus et déclarés par une autre psychiatrie “sains d’esprit”. De même qu’à la fin du xixesiècle, l’on a reconnu “sains d’esprit” un Joseph Vacher et tant d’autres ainsi …

PRISONS, FOLIES ET DÉLINQUANCES

La prison se remplit de fous : c’est un fait paradoxal actuel et constant. De même qu’il est paradoxal que, dans le même temps, on s’évertue à libérer le soin de l’emprise tutélaire pénitentiaire. N’aurait-on pas, sans le prévoir, supprimé un pire – l’ancien asile – pour le remplacer par un bien pire – la prison ?

Cette involution s’explique essentiellement par le fait que l’expertise psychiatrique légale n’a pas lieu dans les cas de délits relevant du tribunal correctionnel, quand bien même certaines peines correctionnelles peuvent atteindre dix années de prison ferme. Or – et heureusement – les crimes relevant, quant à eux, de la Cour d’assises et nécessitant au préalable expertise et contre-expertise psychiatriques du mis en examen à ce stade incarcéré ou non, donc les crimes commis par des déments ou des personnes dont le trouble mental chronique est manifeste, selon les classifications internationales admises, sont rares en considération du nombre de crimes commis chaque année en France. Or, encore, la surpopulation carcérale actuelle est davantage du fait des délits commis que des crimes. On le voit : la lacune est à cet endroit.

Si l’expertise psychiatrique sérieuse était ordonnée légalement à l’instruction correctionnelle au même titre qu’à l’instruction criminelle, d’aucuns experts compétents et objectifs ne manqueraient pas de reconnaître et de déclarer irresponsables des milliers de personnes actuellement condamnées ou en attente de jugement mais incarcérées. Cela nécessiterait cependant une instruction correctionnelle relativement longue, donc coûteuse. Or on juge le plus souvent en correctionnelle selon des délais légaux très courts, voire en procédure de flagrance et saisine directe, c’est-à-dire le jour même ou le lendemain de l’arrestation. Les jugements à la chaîne du tribunal correctionnel de Paris sont devenus des classiques du genre … C’est donc en prison que l’on s’aperçoit, au fil des semaines ou des mois, que tel ou tel détenu n’a effectivement pas toute sa raison et que le traitement carcéral de droit commun qui lui est infligé, sans pour autant être inhumain, n’est pas pour contenir, voire guérir la maladie car on ne soigne pas dans cette contrainte commune. Au mieux – ou au pire, c’est selon – on assomme les détenus perturbés en les gavant (s’ils le veulent ou par la force au besoin) de neuroleptiques et autres traitements sédatifs…

LE RÔLE FONDAMENTAL DE LA PRISON EN QUESTION

Dans ces conditions, la prison ne peut plus remplir sereinement son rôle, qui est celui de l’accomplissement d’une condamnation allant de pair avec une démarche d’insertion ou de réinsertion sociale. La finalité carcérale est foncièrement dévoyée et, en ce sens, on peut affirmer qu’elle devient illégale, car les prisons de fous n’existent pas, la loi les interdit.

De cette situation profondément délétère, la psychiatrie est davantage responsable et coupable que ne l’est l’administration judiciaire et pénitentiaire.

Ainsi, quand elle décida de faire tomber les murs des asiles psychiatriques pour des raisons légitimes – trop d’emprisonnement et de maltraitance au détriment de réels soins –, elle ne songea pas que ces asiles étaient aussi (comme leur nom l’indique) des abris où le malade mental pouvait vivre et se réfugier “hors le monde” qui l’effrayait constamment ou par intermittence ; des enceintes concrètes, physiques, qui étaient comme sa maison où il trouvait tous ses repères matériels et humains, sans cet inconnu extérieur qu’il n’appréhendait pas complètement ou jamais et qui est souvent la cause violente de ses crises. On a pensé que la médication (neuroleptiques) comblerait ce vide créé par la disparition de ces murs et que le malade mental, quel qu’il fût, pourrait désormais vivre normalement dans le monde sous ces traitements. C’était faire profession de foi de l’absolue efficacité de ces molécules chimiques, déniant toute nécessité d’un travail et d’un accompagnement psychologiques de fond dont l’enceinte asilaire – l’abri physique – était l’une des composantes incontournables. Comme dans une petite société dans la grande société, le malade chronique y trouvait ses bâtiments familiers, ses allées, ses arbres et ses jardins, sa boulangerie, son épicerie, son café, ses ateliers, etc., tenus par des soignants mais aussi et surtout par d’autres malades tels que lui, et d’où il pourrait entrer et sortir librement chaque jour, voire ne pas en sortir librement s’il n’appréhendait jamais le monde extérieur.

Au nom d’un humanisme qu’on ne peut remettre en cause, on a mis les fous dehors, quasi livrés à eux-mêmes, ceux capables du pire comme les plus fragiles, et on a dit « vivez avec eux et eux avec vous ; ils sont sous molécules chimiques, personne ne s’en trouvera mal ». On a traité les symptômes et, ce faisant, on a affirmé que la cause était entendue, qu’il n’y avait plus de maladie et, pire, plus de symptômes dont l’une des causes majeures est précisément la solitude dans la multitude sociétale. Au lieu de conserver et d’humaniser les anciens asiles comme on conserve une donnée capitale à toute prise en charge sanitaire holistique et à long terme, voire à vie, on en a fait table rase en les démolissant littéralement. À la place, on n’a mis rien que des singulières petites structures comme des hôpitaux de jour ou des lits dispersés çà et là dans la ville ainsi que le médicament chimique. C’était réduire l’humain malade mental à un composé désorganisé de molécules chimiques. Comme nouvel asile, on lui a montré le monde et on l’a jeté dedans avec ses pilules dans la poche et sa vulnérabilité dans tout son être … Quand la crise survient et que le médicament ou sa prise montre ses limites, on le retrouve soit mort d’inanition dans la rue, soit face à un magistrat qui va instruire contre lui un crime (la psychiatrie aura alors à se prononcer) ou un délit (la psychiatrie n’aura pas à se prononcer) commis sous cette emprise ou cette nécessité.

Que Buffet et Bontems aient égorgé l’infirmière Nicole Comte et le surveillant Guy Girardot en 1971 dans la prison centrale de Clairvaux ou que Romain Dupuy ait également égorgé l’infirmière Chantal Klimaszewski et l’aide-soignante Lucette Gariod en 2004 dans l’une de ces nouvelles unités de soins psychiatriques créées sur les ruines de l’ancienne conception asilaire-abri diffère si peu finalement, voire pas du tout. Ce n’est pas un hasard si Buffet et Bontems se sont précipités dans un lieu de soin pour y commettre le pire et si Dupuy à son tour est allé dans un lieu de soin pour agir de même…