Les enjeux de la VAE et des formations de santé - Objectif Soins & Management n° 186 du 01/05/2010 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 186 du 01/05/2010

 

Recherche et formation

Dominique Bourgeon  

SOCIOLOGIE DES PROFESSIONS → La caractéristique majeure de la validation des acquis de l’expérience (VAE) réside dans le fait qu’elle introduit une césure entre formation et certification, et ce n’est pas anodin. Elle rompt un lien profond établi en France depuis le début du xxe siècle et traduit une lente évolution des idées, notamment à travers la formation continue.

Lors des Trente Glorieuses, nombre de salariés tentent de progresser par le biais de la formation permanente et l’exercice est difficile : cours du soir à la charge du formé, non-reconnaissance des diplômes obtenus par la majorité des entreprises. Le sens de la formation se déplace et les cours deviennent des opportunités pour acquérir des savoirs pratiques directement utilisables dans l’exercice professionnel. La vision purement utilitaire des entreprises va ainsi privilégier la pratique au détriment de la théorie(1). Et, peu à peu, l’expérience ou la valeur du terrain va prendre de l’importance, face à des cursus de formation souvent jugés en décalage avec la réalité. Les propos de certains acteurs marquent fréquemment une opposition entre “la vraie vie” et les cours dispensés, comme si la théorie n’était pas un décryptage du réel ou, du moins, des réels. La VAE constitue donc une forme d’aboutissement, qui vient percuter de plein fouet la lente progression des professions paramédicales à l’ombre de la puissante médecine. Cette confrontation suscite une légitime inquiétude au sein des acteurs de santé. Pour tenter de faire la part des choses entre craintes irraisonnées et peurs légitimes, la sociologie des professions paraît intéressante. Mais cette approche nécessite un préalable théorique afin de déterminer les éléments constitutifs des forces et faiblesses des corps de métiers. Sur cette base, il deviendra possible de projeter quelques réflexions sur les enjeux et risques de la VAE dans le domaine sanitaire, notamment pour les infirmiers(ières) spécialisés(ées) et les cadres.

DE LA SOCIOLOGIE DES PROFESSIONS

Comme nous l’avons déjà souligné dans des articles antérieurs(2), une profession n’est pas une entité immuable. Elle naît, se développe et parfois meurt au gré du progrès et des rapports sociaux. Nombre de métiers du xixe siècle ont disparu, broyés par le développement technologique. L’hôpital d’aujourd’hui relève d’une grande disparité : plusieurs métiers paramédicaux se côtoient au chevet du patient et à l’ombre des médecins. Les champs de compétence se superposent parfois et les identités professionnelles peuvent paraître fragiles, incertaines, dans cet univers hospitalier sans cesse confronté à de nouvelles réformes. Or, afin de naître, de se perpétuer et de se développer, une profession doit détenir un savoir spécifique que nulle autre ne peut acquérir ou mettre en œuvre. Cette connaissance singulière, débouchant sur un rôle propre, ne doit être accessible qu’aux seuls membres du corps professionnel. Aussi, les premières actions d’une profession naissante doivent se diriger vers le législateur, pour obtenir un diplôme limitant le droit d’exercice aux seuls représentants de la corporation. La longue lutte des médecins contre le charlatanisme au cours des siècles passés témoigne de cette phase de consolidation : la marginalisation des adversaires accompagne la constitution de connaissances spécifiques par la recherche clinique, l’hygiène et l’application des sciences exactes. Le savoir formel, universitaire, s’est avéré plus efficace, plus solide que les connaissances de la tradition. Le combat contre l’exercice illégal a abouti à la certification. Mais la défense de la profession peut prendre d’autres facettes comme notamment la phagocytose. Dans une certaine mesure, les médecines douces ont représenté une menace pour les médecins fragilisés par un colloque singulier jugé souvent trop impersonnel, puis par le scandale du sang contaminé et l’apparition du sida. Cette pathologie mettait fin au mythe d’une médecine toute puissante. Ne pouvant, devant l’ampleur du phénomène, user du procès en charlatanisme, la profession a préféré intégrer l’acupuncture, l’homéopathie, dans son exercice professionnel. Dernier processus de consolidation, le corps professionnel, fort d’un savoir spécifique devenu monopole, tente de se rendre seul juge de son activité par le biais d’un ordre. Détenant une connaissance formelle et spécifique, le corps médical a influencé le législateur, pour obtenir à la fois le monopole d’exercice et l’autonomie : « La détention d’un savoir scientifique a permis […] de monopoliser progressivement l’offre de soins […[, de légitimer l’autocontrôle de leur activité(3). »

En résumant cet apport de la sociologie des professions, nous pouvons donc affirmer que la force d’un corps professionnel dépend d’un savoir formalisé conséquent et monopoliste conduisant, par influence des pouvoirs publics, à un exercice professionnel autocontrôlé. Et le cursus de formation vient s’immiscer comme trait d’union entre le savoir spécifique et le verrouillage par le diplôme. D’autres facteurs régissent également ces rapports de force entre corps professionnels. Les valeurs de notre société contribuent à la hiérarchisation des groupes : la technologie l’emporte sur le relationnel. Enfin, les médecins disposent d’une aura liée à leur pouvoir d’action quasi vital ou, du moins, pensé comme tel. Ils agissent sur la vie et la mort des concitoyens et leurs revendications sont toujours présentées dans l’intérêt du patient. Les professions paramédicales usent également de ces artifices… Ainsi, la force d’une profession peut être mesurée à l’aune de son savoir, qui doit être formalisé et conséquent. Le cursus de formation en témoigne comme la qualité du diplôme : un diplôme d’État vaut mieux qu’un simple certificat… Enfin, le monopole d’exercice est un atout réel. Les infirmières de bloc opératoire ont une position beaucoup plus fragile que leurs collègues infirmiers anesthésistes.

Avant de poursuivre le raisonnement, notons que cette analyse n’est pas militante. Elle traduit un processus qui démontre que les professions sont inscrites dans les luttes sociales, dans des rapports de force et de pouvoir. Elle n’est pas anti-médecins ; les corps de métiers paramédicaux reproduisent le mécanisme médical à l’encontre des aides-soignants : contrôle des concours d’entrée, du cursus de formation, du champ d’exercice…

Apprécions maintenant la validité et la qualité opératoire de cette analyse sous l’éclairage de la validation des acquis de l’expérience.

VAE ET ASSISTANAT

Malgré une démographie médicale insuffisante et une réflexion importante sur les transferts de compétence, aucune passerelle réelle, spécifique n’est envisageable entre la formation d’infirmière et le cursus médical. Un paramédical doté d’une solide expérience professionnelle pourrait très bien accéder à l’exercice de la médecine généraliste, grâce à trois ou quatre années de formation universitaire…

La VAE ne semble s’imposer qu’aux professions les plus faibles. Dans le champ sanitaire, elle pénètre par la profession d’aide-soignante qui, malgré une progression ces dernières années, reste le maillon le plus faible. Ce corps de métier a su investir la dimension “domestique(4), conviviale” du “prendre soin” et sa certification a évolué du certificat au diplôme d’État. Cependant, elle ne dispose ni d’un savoir spécifique, ni d’un rôle propre. Quant à la profession d’infirmière, l’exercice illégal semble bien constituer le rempart à toute forme d’accession par l’expérience, du moins pour l’instant. Le rapport au vital de nos professions induit un verrouillage, semble-t-il, efficace.

Regardons maintenant la liste des certifications obtenues par la validation des acquis de l’expérience(5):

→ diplôme d’État d’auxiliaire de vie sociale ;

→ titre professionnel assistante de vie ;

→ certificat d’aptitude professionnelle de petite enfance ;

→ diplôme professionnel d’aide–soignant ;

→ brevet professionnel de coiffure, option styliste visagiste ;

→ baccalauréat professionnel de secrétariat ;

→ brevet de technicien supérieur d’assistant de direction ;

→ brevet de technicien supérieur de comptabilité gestion ;

→ brevet de technicien supérieur d’assistant de gestion PME-PMI ;

→ éducateur spécialisé.

Ces diplômes correspondent, pour la majorité, à des cursus théoriques faibles et à des savoirs pratiques réels, dont l’acquisition est effectivement possible par l’expérience(6). Quant aux brevets de techniciens supérieurs concernés, ils ne renvoient pas à des savoirs spécifiques : la gestion est un domaine partagé par de nombreux professionnels. Troisième remarque, l’assistanat, dans ces deux acceptions(7), est majoritairement présent, voire omniprésent. Les dix formations les plus confrontées à la VAE ont toutes un lien avec l’un des sens accordé à ce vocable :

secours donné aux personnes socialement nécessiteuses : diplôme d’État d’auxiliaire de vie sociale, titre professionnel d’assistante de vie, certificat d’aptitude professionnelle de petite enfance, diplôme professionnel d’aide-soignant, éducateur spécialisé ;

fonction d’assistant : baccalauréat professionnel de secrétariat, brevet de technicien supérieur d’assistant de direction, brevet de technicien supérieur d’assistant de gestion PME-PMI.

Le paradoxe est intéressant dans le sens ou` il révèle peut-être l’imaginaire de nos sociétés. Expliquons-nous à travers deux phrases issues du rapport Besson sur la VAE(8):

« 53 % des titres et diplômes présentés en 2006 relèvent de métiers tournés vers les publics fragiles(9). »

→ « La confrontation [des systèmes de classification des certifications] […] est un obstacle supplémentaire à la lisibilité du dispositif par celles et ceux qui sont fragilisés sur le marché du travail et qui sont, a priori, les publics prioritairement visés par le dispositif de VAE(10). »

Ainsi, les individus les plus fragilisés par notre système sociétal sont orientés (il s’agit d’une nette tendance et non d’une exclusivité) vers la prise en charge des personnes les moins aptes à affronter les aléas de la vie. Étrange paradoxe qui rappelle toutefois l’historique infirmier. La laïcisation des hôpitaux de Paris en 1877 provoqua, en raison du départ des religieuses, un manque crucial de personnel. Le recrutement se fit parmi des « filles de la campagne, des enfants assistés, des vieilles femmes non rétribuées venant là en attendant leur entrée à l’hospice ».

Les hôpitaux embauchent « des jeunes filles sans famille, que l’inintelligence ou une tare congénitale (claudication, gibbosité , surdité) ont empêché d’apprendre un métier(11) ». De ces citations, nous pouvons retenir, a priori, que le mal appelle le mal. L’empreinte ou la marque du malheur porte les pas de ces indigentes auprès du lit des patients : l’infirmier naît infirme, infirme physique et/ou social. La solitude, voire l’abandon, semble être le trait commun de ces soignants : enfants assistés, filles sans familles, vieilles femmes vouées à l’hospice… Ces particularités font dire à Léon Curmer(12) (1841) que le personnel infirmier « tient toujours sa vocation de sa misère, de son ignorance ou de sa gourmandise ». Pour soigner, il faut, selon cet auteur, avoir souffert ou être particulièrement cupide.

L’imaginaire sociétal est vraisemblablement porté encore une fois par ces vieilles lois de la magie, qui consistent à prétendre que le mal soigne le mal et/ou par une idée négative traversant toutes les sociétés modernes et concernant l’assistanat. Au sein de notre culture occidentale à forte dominance économique, l’utilité prévaut : chacun doit produire, chacun doit tenir un rôle. Les assistés sont une charge réelle pour la société(13) et utiliser une partie d’entre eux pour s’occuper de l’autre est, en termes de rentabilité, une bonne opération. Que le lecteur nous pardonne cette analyse, pouvant être qualifiée de cynique. Rappelons simplement que nous avons certainement affaire à des mécanismes non conscients mais, il faut le dire, révélateurs des courants idéologiques. Le secours aux personnes les plus fragilisées devrait exiger, au contraire, de solides connaissances théoriques face à la complexité humaine et, parfois, à l’ampleur de la détresse sociale. Quant à la deuxième acception de l’assistanat (fonction d’assistant), elle pointe également des identités professionnelles fragiles, car déléguées. Et une fois de plus, le paradoxe est de taille. La forte délégation des soins techniques par les médecins rend l’identité de l’infirmière fragile, car ce transfert sous-tend, pour l’instant, un savoir spécifique faible. Mais dans le même mouvement, la technique étant extrêmement valorisée par notre société, cette délégation devient parfois un rempart que n’ont pas les éducateurs spécialisés. Même si, au cours de plusieurs articles, nous avons pointé l’importance fondamentale du “prendre soin” et de la recherche clinique, il reste important de ne pas se dessaisir de la technicité. Mais tenir les deux volets reste un exercice difficile.

LA QUESTION DES SPÉCIALITÉS INFIRMIÈRES

Si la technologie semble jouer un rôle important, cette remarque se heurte notamment à la situation des infirmières de bloc opératoire (Ibode), métier très technique au demeurant et formation confrontée à l’arrivée prochaine de la VAE. Il convient donc d’affiner l’analyse. La première remarque renforce le poids de la sociologie des professions, dans le sens où les Ibode ne détiennent pas véritablement un monopole d’exercice (a contrario des infirmiers anesthésistes). La formation des aides-opératoires au cours de l’année 2007 a particulièrement éclairé cette faiblesse originelle. Mais, au-delà de l’aspect monopolistique, l’exemple des Ibode traduit une fragilité globale de la profession d’infirmière : la spécialisation ne doit intervenir qu’après la validation d’un corpus général et théorique conséquent. Les médecins ne se spécialisent qu’au terme d’une formation reposant sur de nombreuses années et aboutissant à un savoir spécifique non négligeable. Une spécialisation trop précoce produit une faible expertise, car il y a segmentation des connaissances spécifiques et du rapport à la technique. Une spécialisation prématurée induit des exercices professionnels enfermant et conditionnés, parfois, à des types de techniques susceptibles d’évoluer, voire de disparaître. Le manipulateur en électroradiologie (ancienne spécialisation infirmière) tient sa spécificité, d’une part de son exercice des soins infirmiers et, d’autre part, des techniques d’acquisition de l’image. Cependant, l’automatisation de cette production imagée par des machines de plus en plus performantes risque, à terme, de condamner ce métier. Il en est de même des techniciens de laboratoire… Ainsi, la technicité peut s’avérer salvatrice, mais elle ne doit pas constituer la seule finalité de nos professions. De même, une spécialisation hâtive segmente le potentiel monopolistique. Elle ne doit s’appuyer que sur un corpus théorique initial conséquent.

LA VAE ET LA FONCTION DE CADRE

Les cadres et les identités nominales

Le diplôme de cadre de santé présente certaines faiblesses, car il repose amplement sur des savoirs issus du management. Les tentatives d’ancrer ce corps de métier dans l’expertise du soin se heurtent à l’évolution médico-économique de l’univers hospitalier. « Curieux dilemme que celui de l’infirmière : il lui faut apparemment abandonner les tâches qui lui sont propres, pour changer de position dans la hiérarchie paramédicale, alors que cette position ne doit sa légitimation qu’à sa relation avec la médecine […]. Pour sortir de sa subordination, [l’infirmière doit] découvrir un domaine où elle peut revendiquer un monopole et le maintenir, mais cela doit avoir lieu dans un cadre de travail, où la santé est de fait au centre de toutes les tâches… Ce problème est celui de toutes les paraprofessions qui appartiennent à la division du travail en matière médicale(14). »

L’avenir paramédical relève donc de la recherche en soins, mais cette quête s’avère longue et difficile et, dans le même temps, la dichotomie soin/gestion fragilise le corps de métier. La VAE des cadres de santé pose également un problème spécifique, dans le sens où il existe de nombreux paramédicaux faisant-fonction. La tentation sera forte, pour certains établissements, d’entériner ces états de fait par la validation des acquis, voire d’officialiser ce mode d’accès au diplôme. Or, en premier lieu, la question du gain des faisant-fonction reste en suspens car les identités nominales(15), pour paraphraser Bourdieu, posent souvent autant de problèmes qu’elles n’en résolvent. En fait, l’absence de statut oblige l’individu à légitimer sans cesse sa fonction. Il doit convaincre, car aucun titre ne vient à son secours ou, autrement dit, la puissance du collectif, de l’institution ne le porte pas en termes de statut ou du moins peu. Ainsi, le diplôme de cadre de santé constitue un réel soutien pour cet acteur fondamental de l’organisation hospitalière et ce constat exige d’analyser une caractéristique majeure du cursus de formation en instituts de formation des cadres de santé.

La formation de cadre et les rites de passage

Le passage de la fonction d’infirmier à celle de cadre n’est pas anodin. Tout changement de statut, toujours selon Bourdieu(16), impose un rite de passage et, pour bien le comprendre, il convient de faire appel aux travaux d’un anthropologue, Arnold van Gennep(17). Éloignons-nous un temps du monde hospitalier et considérons les sociétés traditionnelles. Le passage du monde de l’enfance à celui d’adulte est accompagné, notamment en Afrique, par des manifestations rituelles construites sur la base de trois stades :

stade préliminaire ou phase de séparation : les adolescents sont coupés du monde des femmes, dans lequel ils vivaient depuis l’enfance ;

stade liminaire ou de marge : ils sont emmenés hors du village pour une série d’épreuves non dénuées de douleur ;

stade post-liminaire ou d’union, d’intégration : souvent festive, cette phase accompagne l’intégration des adolescents, devenus adultes, dans le monde des hommes.

Le rite de passage accompagne en fait une mutation identitaire, marquée par l’accession à la sexualité. La phase post-liminaire est souvent accompagnée d’un changement de nom, voire de langage ; le corps subit des scarifications : un nouvel être apparaît !

Revenons maintenant à nos cadres de santé et à l’IFCS, tout en indiquant que notre exemple issu des sociétés traditionnelles n’a de sens que de souligner les mécanismes sociaux. Il n’établit, bien entendu, aucun lien entre l’infirmier et le cadre, d’une part, et l’adolescent et l’adulte, d’autre part, ni entre les IFCS et l’accession à la sexualité ! Si nous projetons la structuration des rites de passage sur nos sociétés modernes, nos cursus de formation s’éclairent d’un jour nouveau. Le changement statutaire s’accompagne des trois phases rituelles, à savoir :

→ le concours d’entrée comme phase de séparation ;

→ les dix mois de formation comme période liminaire, ou de marge, comprenant une série d’épreuves (certes théoriques !);

→ la phase post-liminaire avec l’obtention du diplôme (accompagnée souvent d’une fête de fin de promotion) et réintégration dans le monde du travail.

La période de marge est primordiale du point de vue identitaire puisque l’identité du cadre s’établit au sein du groupe, au fil des échanges entre les membres de la promotion et de l’alternance stage/cours. D’ailleurs, lorsque des étudiants cadres rencontrent leurs anciens collègues, il n’est pas rare que ces derniers les trouvent changés… Ainsi, le rite de passage accompagne le changement de statut et la mutation identitaire mais, de surcroît et c’est primordial, il induit le futur positionnement du cadre. Forts de ce constat, nous devons maintenant nous interroger sur les fondements du faire-fonction. Est-ce une réponse à des besoins non pourvus ou cela relève-t-il d’une dimension symbolique ?

Faire fonction, comme première épreuve de sélection

Revenons donc aux faisant-fonction, mais avec un préalable : la place de la douleur dans ce mécanisme social. Les épreuves douloureuses accompagnent la phase liminaire dans les sociétés traditionnelles, mais elles n’en sont pas la finalité. Ou, autrement dit, « la douleur ne rend pas meilleur ». Il est vraisemblable que la souffrance constitue, dans les sociétés où l’écrit n’existe pas, un moyen de marquer la mémoire. L’écrit facilite le souvenir, établit la trace des événements. Dans la tradition orale, la mémoire des individus doit être marquée (presque au fer rouge) et la douleur imprègne particulièrement la psyché. Il ne nous paraît pas abusif de penser que, dans certaines institutions, la phase de faisant-fonction s’apparente à un test permettant de sélectionner (et il ne s’agit plus d’accompagnement) les individus les plus solides, les plus aptes à faire face… L’épreuve du terrain, de la vraie vie, vaudrait valeur de sélection. Du moins semble-t-il… Car un individu est rarement responsable à part entière d’une situation. Certains services épuisent plusieurs responsables de suite et c’est l’action successive de ces agents qui permet le changement. Dans le même esprit, nous connaissons, au cours de notre carrière, des périodes positives et des expériences difficiles. Rien n’est linéaire. Or les services connaissant une situation sociale compliquée induisent souvent un turn-over important et la probabilité qu’un faisant-fonction soit nommé sur ces unités n’est pas négligeable. L’individu est ainsi placé devant une mission impossible : résoudre un contexte difficile en assurant une fonction pour laquelle il n’a pas été formé et avec le faible atout d’une identité nominale. Le danger de casser définitivement la volonté d’un agent de progresser au sein de l’institution est réel.

De surcroît, cette phase de faisant-fonction, si elle prend un caractère de sélection, porte l’idée que la vocation de cadre repose, en premier lieu, sur des qualités intrinsèques à l’individu. Le savoir vient en deuxième position. « Il faut les tester, les choisir, après, ils peuvent être formés. »

Cette logique vient percuter le fait que la VAE rompt avec le lien scolarité/certification. Ces deux processus peuvent ainsi se rejoindre. Espérons que le magnifique acquis de ces dix mois de formation résiste aux contraintes financières et à la tentation de la mise à l’épreuve.

En somme, la validation des acquis peut être un processus généreux dégagé d’une certaine fatalité où destin social rime avec destin scolaire, et favorisant, au-delà de la formation continue, une seconde chance d’accès au diplôme. Cependant, l’exemple des cadres de santé pointe le danger de cette démarche : la généralisation du processus et la remise en cause des cursus et certifications existantes…

NOTES

(1) Pour compléter cette analyse trop synthétique, lire le texte de G. Brucy, “Formation, certification : les métamorphoses de la reconnaissance”, in La validation des acquis de l’expérience. La reconnaissance d’un nouveau droit, sous la direction de Neyrat F., éditions du Croquant, 2007, p.15-39.

(2) L’analyse sociologique des professions et la nécessité de la recherche paramédicale, revue Soins cadres n °34, 2e trimestre 2000. À paraître aux Éditions Lamarre : Identités professionnelles, alternance et universitarisation, janvier 2009.

(3) P.Hassenteufel, Les Médecins face à l’État, Presses de Sciences Po, Paris, 1997, p.22.

(4) Cet adjectif n’est en rien péjoratif, il fait référence au “monde domestique”, tel qu’il est décrit dans l’ouvrage de L.Boltanski et L.Thévenot, De la justification, les économies de la grandeur, éditions Gallimard, Paris, 1991.

(5) Liste des dix certifications les plus présentées. Rapport Besson, Valoriser l’acquis de l’expérience : une évaluation du dispositif de VAE, septembre 2008.

(6) Le champ des VAE possibles est beaucoup plus large et peut s’étendre aux licences professionnelles, aux DEUST et aux doctorats. Nous prenons en compte l’état des certifications actuelles.

(7) Dictionnaire de la langue française Le Petit Robert.

(8) Rapport Besson, Valoriser l’acquis de l’expérience : une évaluation du dispositif de VAE, septembre 2008.

(9) Rapport Besson, Valoriser l’acquis de l’expérience : une évaluation du dispositif de VAE, septembre 2008, p.53.

(10) Rapport Besson, Valoriser l’acquis de l’expérience : une évaluation du dispositif de VAE, septembre 2008, p.47.

(11) G.Charles, L’infirmière en France, d’hier à aujourd’hui, 1979, p.74-75. VAE_90123, 30.7.2009, 11 : 46, p.134 (p.154 du fichier).

(12) L. Curmer, Les Français peints par eux-mêmes, cité par G. Charles, op. cit.

(13) Il s’agit bien entendu d’un fort courant de pensée et non d’une conviction générale. VAE_90123, 30.7.2009, 11 : 46, p.135 (p.155 du fichier).

(14) E.Freidson, La Profession médicale, Payot, Paris, 1984, p.76.

(15) Nous entendons par là les identités professionnelles définies par une nomination et non un diplôme et/ou un cursus de formation.

(16) P.Bourdieu, “Les rites comme actes d’institution”, in Actes de la recherche en sciences sociales, juin 1982, n °43, p.58-63 et Rites et fétiches, éditions de Minuit, Paris 1982.

(17) A. Van Gennep, Les Rites de passage. Étude systématique des rites, 1909, éditions A.J.Picard, Paris, 1981. VAE_90123, 30.7.2009, 11 : 46, p.138 (p.158 du fichier).