COMPÉTENCE → Infirmière et expert judiciaire à la fois ? Rien ne l’interdisait, mais c’est désormais chose faite ! Et même s’il n’est pas assez connu, le système est bien rôdé.
À l’origine, une constatation pratique : à partir du moment où il existe un savoir infirmier spécifique renvoyant à des compétences professionnelles établies et que l’infirmière est la plus compétente dans son domaine d’exercice, au nom de quoi la pratique de l’infirmière devrait-elle expertisée par quelqu’un reconnu moins compétent dans ce domaine, c’est-à-dire un médecin ?
Les procès en responsabilité hospitalière passent toujours par la désignation d’un expert médecin, ne serait-ce que parce qu’il est le seul à pouvoir donner les avis d’expert sur le diagnostic médical, la prise en charge globale et évaluer le préjudice. Cette place est incontournable. En revanche, un certain nombre de procès font apparaître la nécessité d’une analyse spécifique du point de vue des soins infirmiers. Lorsqu’il s’agit d’entrer précisément dans ce qu’est l’organisation, la pratique, la gestion et le suivi du soin infirmier, l’infirmier est bien le plus compétent. Il s’agit de concilier deux domaines d’expertise pour éclairer au mieux le tribunal.
Sur plus d’un procès mettant en cause la pratique infirmière, les praticiens du droit se heurtaient à des rapports d’expertise trop distanciés, qui, de loin, semblaient répondre aux questions, mais qui, confrontés aux exigences très contingentes du procès, montraient leurs limites. L’audience établissait ainsi qu’un degré complémentaire d’analyse était nécessaire, par des praticiens les plus concernés, à savoir les infirmiers. Ainsi, la première utilité était de répondre aux besoins de l’expertise judiciaire. Mais le message est évidemment beaucoup plus large : il s’agit de dire très clairement qu’il existe un savoir et des pratiques infirmières autonomes.
Contrairement à l’idée reçue, la loi ne définit pas de métier d’expert. Infirmier ou médecin sont des titres et diplômes, mais pas l’expertise. Il faut ainsi distinguer plusieurs modes d’exercice de la fonction d’expert. Tous sont légitimes, mais un seul relève de l’expertise judiciaire.
La première possibilité est d’exercer la profession d’expert à titre principal, notamment pour des compagnies d’assurances ou des grands groupes exerçant dans la santé. L’employeur confie à un professionnel qu’il estime compétent un certain nombre de missions pour analyser des pratiques et rendre des avis d’expert qui seront très utiles aux prises de décisions pour l’entreprise. Cet expert exerce dans un cadre salarié et ces expertises n’ont d’effet qu’à l’intérieur de l’entreprise. Pour les tiers, il s’agit uniquement d’une source de renseignements.
Ensuite, des professionnels peuvent exercer de manière indépendante, en rendant des avis d’experts au service d’une cause ou de particuliers. On s’approche de la sphère judiciaire, mais dans une fonction de conseil. Il s’agit d’une situation de fait fréquente : à l’occasion d’une affaire un particulier doit agir en responsabilité contre un établissement de santé et son assureur, et il a besoin d’un premier éclairage. L’établissement et l’assureur seront défendus par un avocat et conseillés par un médecin conseil. L’expert sera lui-même un professionnel de santé de haute compétence et, pour se placer au niveau, le particulier va s’adjoindre les services d’un professionnel qualifié qui jouera une fonction d’expert à son service. La loi a d’ailleurs reconnu cette possibilité de se faire assister par un professionnel compétent.
Surtout, lorsque les particuliers envisagent d’exercer un recours, les avocats cherchent, préalablement, à obtenir des avis, non pas pour disposer d’une expertise avant l’expertise, mais pour savoir si le procès paraît jouable et dans quel sens il faudrait l’orienter sur le plan médical. À ce stade, il est compliqué d’aller solliciter les services d’un médecin spécialiste. En revanche, il peut être très intéressant d’avoir un premier avis par un infirmier ayant une bonne connaissance pratique, qui d’emblée pourra donner une orientation ou dire si un avis spécialisé est nécessaire avant d’engager un procès. Ce rôle de conseil avant la procédure et à toutes les étapes de la procédure est extrêmement important. L’avocat connaît le droit et, à travers la jurisprudence, un certain nombre de données de la responsabilité médicale. Mais l’analyse fondamentale en santé relève d’abord des professionnels de santé. Le succès d’un procès est lié de l’alliance que savent créer le médecin et le conseil en santé du patient.
À partir du moment où cette fonction est exercée à titre indépendant, et qu’elle reste d’une importance relative, cette fonction de conseil du patient peut être exercée comme une activité complémentaire, notamment dans le cas de la micro-entreprise. Il ne fait pas de doute qu’un réseau de professionnels compétents dans la diversité des secteurs d’exercice pourrait offrir un service apprécié pour les avocats qui exercent en droit de la santé.
L’expertise judiciaire n’est pas une profession : l’expert n’exerce que lorsqu’il est désigné par un juge. Le juge lui confie une mission qui à chaque fois est très précisément définie. L’expert exécute cette mission à la demande du juge et dans le cadre qui lui a été confié. Il devient donc auxiliaire de justice soumis aux règles de procédure telles qu’elles sont définies par les codes.
Par principe, le juge peut désigner toute personne lui semblant compétente en qualité d’expert, en lui demandant au préalable de venir prêter serment devant le juge, d’exercer sa mission avec impartialité et indépendance. Ainsi, un infirmier qui n’est pas inscrit sur la liste des experts peut très bien être désigné, notamment parce que le juge a besoin d’un avis d’infirmier à propos d’une affaire et qu’il ne trouve pas d’infirmier inscrit sur la liste.
Si l’inscription sur la liste n’est pas obligatoire, elle est tout à fait opportune et facilite considérablement les choses. L’inscription sur la liste résulte d’un processus assez complexe. En effet, la loi n’a jamais voulu accréditer une école pour délivrer des titres d’experts judiciaires, ce qui confèrerait à ses responsables un contrôle surpuissant sur l’expertise. Le système actuel cherche à éviter ce travers.
Les personnes intéressées doivent déposer un dossier avant la fin mars au secrétariat du procureur de la République près le tribunal de grande instance de leur lieu d’exercice. Elles expriment leurs motivations, remplissent un questionnaire et produisent en annexe un certain nombre de documents montrant leur aptitude, par des publications, des travaux proches de l’expertise ou des diplômes. Il est procédé à une petite enquête de police, car l’inscription sur la liste de la cour d’appel le place sous le contrôle du procureur général. Le dossier est transmis aux différentes juridictions pour recueillir des avis qui concernent essentiellement le besoin d’expertise sur le secteur concerné. Le procureur centralise les renseignements et l’assemblée générale du tribunal rend un premier avis. Le dossier est ensuite transmis à la cour d’appel qui centralise tous les dossiers et se prononce. En général, ceux qui font le processus sont tout à fait en mesure d’établir leur compétence. Le débat porte davantage sur le besoin en expertise. S’il apparaît que les magistrats ont des difficultés à trouver des experts disponibles, l’inscription sera plus facile. Aussi, le rejet n’empêche pas de former une nouvelle demande en espérant une amélioration sur l’horizon des effectifs.
Pour les heureux élus, s’ouvre alors une période de stage de deux ans. Les nouveaux experts pratiquent d’abord en doublon avec un expert judiciaire et doivent suivre certaines formations. Si les choses se passent correctement, c’est alors l’accès à l’expertise de plein exercice pour une période de cinq ans qui est renouvelé, dès lors que l’expert est effectivement nommé, qu’il suit les formations obligatoires et que son mode de fonctionnement n’a pas causé de problèmes spécifiques.
L’expert judiciaire est désigné par des magistrats, selon différents modes.
→ Au pénal, la décision peut intervenir immédiatement pour venir constater les faits et établir de premières observations, ou pratiquer des examens, dont une autopsie. C’est alors souvent le procureur qui va procéder à la désignation. L’expertise peut également intervenir dans un second temps lorsqu’une instruction judiciaire a été ouverte : la désignation est alors faite par le juge d’instruction. Le juge d’instruction doit choisir un expert présent sur la liste, à moins qu’il ne trouve pas d’expert compétent sur ce domaine, et il doit le justifier. En matière pénale, la méthode de l’expert doit répondre scrupuleusement aux règles du Code de Procédure pénale car, à travers tout avis d’expert, se joue la question fondamentale de la présomption d’innocence.
→ En matière civile, le plus grand nombre des experts est désigné avant le procès par le biais de ce que l’on appelle la procédure de référé. Cette procédure permet d’obtenir, assez rapidement, la désignation d’un expert qui a pour mission de prendre connaissance du dossier, d’examiner les faits et de répondre à toutes les questions que se pose le juge sur l’organisation des soins et sur leur qualité. C’est uniquement après le rapport d’expertise que le patient avec son avocat décident si oui ou non il engage le procès en responsabilité, et sur quelles bases.
Aussi, il ne faut pas confondre la désignation d’un expert en référé qui est une mesure d’instruction et le procès en responsabilité. Dès lors que les actes sont rédigés correctement et qu’il existe bien des interrogations médicales, on obtient assez facilement la désignation d’un expert. Mais la désignation de l’expert ne veut pas dire que le procès en responsabilité sera nécessairement engagé.
L’expert est tenu par le principe du contradictoire, qui est une règle fondamentale de la procédure civile. Dans le procès civil, le principe est que tout argument de droit et tout document de fait doivent être soumis préalablement à toutes les parties au procès et l’audience ne se tient qu’en fonction des éléments qui ont été débattus de manière préalable et contradictoire. Ainsi, l’expert doit veiller à agir de manière égalitaire vis-à-vis de toutes les parties. L’essentiel est la réunion d’expertise à laquelle toutes les parties sont convoquées. Ce système peut sembler lourd et les réunions d’expertise sont effectivement complexes. En revanche, c’est une très grande garantie de qualité car chacun a la possibilité de s’exprimer, ce qui permet aux autres de répondre et d’aider l’expert à avoir une vision juste et équilibrée du dossier. Après la réunion, l’expert rédige un rapport exposant ses constations et ses analyses et répondant précisément aux questions posées par le juge. Avec le dépôt du rapport, sa mission d’expert judiciaire est terminée et il doit donc attendre une nouvelle désignation.
C’est une question essentielle et les professionnels infirmiers confrontés à ce type de situation n’ont pas toujours compris tout l’intérêt qu’ils avaient à obtenir une expertise infirmière. Or, à ce jour, il existe une dizaine d’infirmiers experts judiciaires inscrits sur les listes de la cour d’appel, dont la plupart a suivi un diplôme délivré à la faculté de droit de l’université Lyon 3 (Ifross)*. Une université n’a pas la capacité de délivrer un diplôme d’expert mais elle forme à un bon niveau de connaissances juridiques sur la responsabilité, la procédure et l’expertise, avec la rédaction d’un mémoire, ce qui conforte considérablement les dossiers pour les personnes désirant s’inscrire sur la liste des experts près la cour d’appel.
Il existe désormais dans le répertoire général du ministère une rubrique pour les paramédicaux. Ceci étant, les magistrats savent encore trop peu qu’il existe des infirmiers experts judiciaires et ils ne voient pas toujours non plus l’intérêt qu’il y aurait de désigner un infirmier, pensant que le médecin aura la vision la plus large. Or il est tout à fait possible de désigner d’emblée deux experts, un médecin et un infirmier, ou de prévoir que le médecin pourra demander l’avis spécialisé et notamment celui d’un infirmier qui agit alors en qualité de “sapiteur” dans les termes du Code de Procédure civile.
De telle sorte, c’est en premier lieu aux personnes concernées, c’est-à-dire aux infirmiers, aux mis en cause et leurs avocats, de solliciter du juge, en fonction d’une analyse précise du dossier, l’opportunité de faire désigner un expert infirmier. Si la démarche est motivée et judicieuse, il y a de fortes chances que le juge y fasse droit, surtout s’il sait qu’il a la possibilité de recourir à des experts déjà inscrits sur la liste de la cour d’appel, et donc pour lesquels il existe un présupposé de compétence et de savoir-faire dans l’expertise.
Un dernier point. Demander la désignation d’un expert infirmier n’est pas un moyen de s’assurer l’indulgence, comme s’il existait une sorte d’empathie naturelle. Cela n’a rien à voir avec l’idée de justice. Avant d’envisager des “thèses de défense”, comme on l’entend trop souvent, l’essentiel est de revenir à la vérité des faits, pour, en fonction, rechercher la cohérence d’un comportement. Aussi, l’expert judiciaire n’est pas pour ni contre. Il est là pour éclairer la justice et c’est en ce sens que son rôle est amené à se développer.