ÉQUITÉ → Les ARS consultent actuellement les conférences régionales de santé et de l’autonomie sur les orientations stratégiques de leur projet régional de santé. Dans la plupart des cas figure une priorité : la réduction des inégalités territoriales. Mais de quelles inégalités parle-t-on ?
La réduction des inégalités renvoie au concept d’équité, l’origine latine du mot équité, œquitas, signifiant justement égalité. Le dictionnaire donne comme première définition de l’équité : « Notion de justice naturelle dans l’appréciation de ce qui est dû à chacun ; vertu qui consiste à régler sa conduite sur le sentiment naturel du juste et de l’injuste. » Deux critères d’équité en santé peuvent alors être dégagés.
→ Selon l’équité verticale, les individus possédant d’inégales capacités contributives doivent contribuer inégalement au système de santé.,Selon l’équité horizontale, les individus ayant un besoin de santé égal reçoivent des traitements équivalents pour un même montant, quel que soit leur statut économique.
En d’autres termes, le premier critère correspond à l’équité dans le financement des soins, le second à l’équité dans la distribution des soins. Quand on parle de réduction des inégalités, on se situe d’emblée dans la notion d’équité horizontale, dans la mesure où les actions des ARS ont un impact sur la distribution des soins et l’organisation du système de santé, mais pas sur le financement des soins qui dépend directement du niveau national. Trois conceptions de l’équité peuvent être appliquées au domaine de la santé : libérale, égalitariste ou rawlsienne. Selon la conception retenue, les conséquences en matière d’organisation du système de santé diffèrent largement, la première niant la nécessité de l’intervention des ARS pour des raisons d’équité, la seconde prônant l’égalité dans l’accès aux soins et la troisième justifiant une certaine priorité aux zones ou aux individus défavorisés dans un contexte simultané de liberté et d’égalité. Cette première partie traite de l’équité libérale.
Une première conception de l’équité en santé s’appuie sur une approche libérale de la justice. Selon celle-ci, la justice est garantie par le marché et l’intervention des pouvoirs publics n’est justifiée que pour assurer le bon fonctionnement et le respect des règles marchandes. Appliquée à la santé, la notion de justice libérale signifie que le jeu de l’offre et de la demande de santé conduit à une organisation des soins juste et équitable. Dès lors, les pouvoirs publics n’ont pas de raison d’intervenir pour réduire les inégalités.
Dans une économie libérale, le marché est la seule règle qui garantisse le bon fonctionnement de la société et il constitue le seul mode efficace de coordination des actions individuelles. Il respecte les deux valeurs fondamentales du libéralisme : la liberté individuelle et la propriété privée. La justice réside alors dans les échanges entre les individus sur le marché qui garantit la liberté et l’efficacité. Par définition, le marché est juste et, celui-ci étant la seule règle, les inégalités ne sont pas injustes, à partir du moment où les libertés individuelles et les droits de propriété sont respectés. Ces inégalités peuvent éventuellement être réduites par des actions de charité ou par une action collective dans le cadre d’un contrat social, mais leur correction n’est pas obligatoire puisqu’elles ne sont pas injustes.
Pour les libertariens (comme Hayek, par exemple), la société est un ordre spontané dans lequel le rôle de l’État se limite à veiller et à faire respecter les règles de cet ordre spontané. L’État doit ainsi permettre au marché de fonctionner dans les meilleures conditions possibles, c’est-à-dire faire en sorte que les libertés individuelles et les droits de propriété soient respectés. Il assure la sécurité, l’ordre public et le respect de la loi. Il peut éventuellement participer à la fourniture de certains services ou équipements collectifs mais à condition de ne pas évincer totalement la production privée. Par ailleurs, les seules règles d’une société juste sont celles de la propriété privée. La notion de justice sociale est alors un non-sens : accepter cette conception reviendrait à contrecarrer l’ordre spontané qui, par définition, est juste. Le handicap ou la maladie ne sont pas plus injustes qu’une distribution inégalitaire des revenus et des richesses.
Les partisans d’un libéralisme plus “redistributif” (Buchanan, Kolm, par exemple) adoptent une position plus souple vis-à-vis du rôle de l’État. Buchanan distingue ainsi quatre sources d’inégalités de revenus : le choix, la chance, l’effort et la naissance. Si les trois premières ne sont pas jugées injustes, il importe en revanche de corriger les inégalités liées à la naissance afin d’égaliser les positions de départ, au moyen par exemple d’un impôt sur les transferts et les héritages, ou d’un système éducatif financé publiquement, ou encore de lois pour éviter la discrimination dans l’accès à l’emploi. Si le marché n’est pas injuste, il convient toutefois de corriger les inégalités liées à la naissance. Pour Kolm, l’intervention de l’État est justifiée lorsque le nombre d’individus présents sur le marché devient trop important et qu’ils souhaitent réaliser ensemble une action collective que le marché, en raison de différents obstacles, ne peut satisfaire. L’État libéral doit remédier aux défaillances du marché en produisant des biens collectifs, en traitant les effets externes, mais aussi en réalisant les transferts sociaux libéraux par les individus. Ainsi, selon la conception libérale de l’équité, le marché est la règle et il est juste. L’État n’intervient que pour garantir le bon fonctionnement du marché ou, d’une manière très limitée, en cas de défaillance du marché. Quelle implication alors pour la distribution des soins et l’organisation du système de santé ?
Selon la conception libérale de l’équité, l’accès à la santé doit se faire selon les lois du marché.
Chaque individu reçoit à sa naissance un capital santé qui va évoluer au cours de sa vie en fonction de ses choix et de ses comportements. Toute amélioration ou détérioration sera juste, à moins qu’elle ne soit causée par la violation des droits individuels. Ainsi les inégalités de santé existantes ne sont-elles pas injustes dans la mesure où chaque individu est responsable de sa propre santé.
En conséquence, la distribution des soins est régie par les lois du marché et en aucun cas un système public de régulation de la santé ne saurait être justifié pour des raisons d’équité. D’une part, la distribution des soins résulte des choix et des préférences individuelles. D’autre part, l’accès aux soins selon les lois du marché est efficace dans la mesure où les individus nécessitant des soins attribuent une valeur marchande plus importante à leur santé et donc se rendent plus facilement dans les hôpitaux qui les traiteront en priorité.
Ces deux arguments concourent à rejeter toute redistribution publique en matière de santé pour des raisons d’équité. En aucun cas un système de planification ne saurait être justifié pour des raisons d’accessibilité aux soins. Par exemple, les hôpitaux sont implantés en fonction du résultat de la confrontation de la demande et de l’offre de soins hospitaliers. Le maintien d’un hôpital de proximité est légitime s’il résulte de la volonté des acteurs sur le marché, mais en aucun cas s’il provient de la volonté délibérée de l’État de sauvegarder cette structure. Sa disparition n’est donc pas injuste. De même, dans les lieux où il n’existe pas de médecins, l’État n’a pas à intervenir pour en implanter. Enfin, une telle conception implique qu’il n’existe pas de structures de soins publiques, mais seulement privées. Le rôle de l’État se cantonne au respect des droits individuels de chaque individu dans les structures privées de santé. La politique de santé, telle que nous la connaissons aujourd’hui en France, n’a donc pas de sens selon une telle conception de l’équité.
Certains auteurs libéraux “redistributifs” admettent toutefois que l’accès aux soins puisse être organisé par les pouvoirs publics dans quatre contextes particuliers.
→ En premier lieu, l’État doit corriger les inégalités de santé liées à la naissance, par l’intermédiaire d’un impôt sur les transferts et les héritages en santé, d’un système de santé financé publiquement et de lois qui évitent la discrimination dans l’accès aux soins. Ceci suppose alors la coexistence de deux systèmes de santé : l’un public pour les individus souffrant d’inégalités de santé à la naissance, l’autre privé selon les lois du marché pour le reste de la société. Subsiste toutefois la difficulté de définir précisément une inégalité de santé liée à la naissance. Seules les maladies dues à une déficience génétique ou à un handicap déclaré dès la naissance sont facilement identifiables. Dans ce contexte, si l’on reprend notre exemple, la création d’hôpitaux publics est donc uniquement envisagée pour la prise en charge des personnes souffrant d’inégalités de santé à la naissance. Mais la planification hospitalière n’est pas pour autant justifiée et un hôpital de proximité n’a de raison d’être maintenu que s’il accueille et prend en charge uniquement des personnes souffrant de maladies dues à une inégalité de santé à la naissance.
→ En deuxième lieu, l’État corrige les inégalités de santé dues à la malchance des individus sur le marché, malgré un effort fourni égal à celui des autres. Les conséquences sur l’organisation du système hospitalier sont les mêmes que celles décrites dans le cas précédent, si ce n’est que les hôpitaux publics ont un nombre potentiel de malades plus élevé.
→ En troisième lieu, l’intervention de l’État sur le marché de la santé consiste à distribuer les dons privés d’une manière collective. À côté d’une charité privée, s’instaure une charité publique pour garantir un minimum de soins aux individus qui en ont besoin. La construction d’un hôpital de proximité public peut donc se concevoir avec les dons des individus privés.
→ Enfin, en dernier lieu, l’État peut intervenir pour instaurer un système d’assurance santé obligatoire garantissant une certaine équité verticale, mais sans conséquences directes sur l’organisation de la santé, dans la mesure où il s’agit ici d’un critère d’équité verticale.
En conclusion, un système de santé au sens libéral est un système essentiellement privé, fondé sur les lois du marché. En aucun cas l’État n’est légitimé pour organiser le système, par le biais d’un système de planification et de régulation, par exemple. La question des hôpitaux de proximité ou de la démographie médicale et paramédicale ne se pose pas. Il n’y a pas de dilemme entre l’équité et l’efficacité des soins hospitaliers puisque le marché est à la fois équitable et efficace. Cette conception est très éloignée de la réalité française, et européenne en général, bien que les évolutions contemporaines du système de santé semblent refléter un regain d’intérêt pour le marché, dans le financement de ces systèmes, et, dans une moindre mesure, dans l’organisation des soins.
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