DROITS DE L’HOMME → La France a été condamnée pour avoir infligé un traitement inhumain et dégradant à une détenue anorexique… Lorsque la Cour européenne des droits de l’homme
La prison devrait être le monde du droit : elle est créée par la loi, pour permettre l’application de la loi, et tout relève d’exécution de décisions de justice, rendues au nom de la loi. Avec cette affaire, voici une plongée dans la pire des illégalités masquées par la loi : la souffrance à vif, à un point tel qu’elle en devient inhumaine.
Virginie est née en 1962 et elle est mère de famille. Lorsque la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) se prononce, le 21 décembre 2010, elle est incarcérée à Roanne. Elle exécute plusieurs peines correctionnelles prononcées pour des atteintes aux biens : escroqueries, abus de confiance, falsification de chèques et usage, recel, vol, outrages. Des affaires sérieuses, mais ce n’est tout de même pas du grand banditisme : le montant total des sommes allouées aux parties civiles est de 23 962 euros.
Depuis 2004, le dossier laisse apparaître de lourdes questions de santé, avec un volet cardiopulmonaire et un volet psychiatrique. On commence un bilan, alors qu’elle est détenue en Corse où habite sa famille, mais elle se trouve transférée à Rennes, ce qui va évidemment faciliter les relations. L’état de santé est mauvais, au point de justifier une hospitalisation en avril 2008 pour atteinte ORL infectieuse qui a proliféré sur un terrain dégradé par de multipathologies.
Le 4 mars 2008, Virginie R. forme une demande de suspension de peine (Code de procédure pénale, article 720-1-1). Cette mesure peut être ordonnée dans deux cas : s’il est établi que le détenu est atteint d’une pathologie engageant le pronostic vital ou si son état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention. Et il faut pour cela que deux expertises médicales concordantes. La CEDH s’est plusieurs fois prononcée sur l’application de ce régime (Mouisel c. France, n° 67263/01 et Rivière c. France, n° 33834/03).
Deux experts rendent leurs rapports en juin 2008. Tous deux relèvent la gravité du tableau médical et concluent que la détention doit se poursuivre en milieu médical. Mais, entre-temps, Virginie R. a été transférée à Rennes, et sa demande doit être réitérée car le juge initialement saisi, en Corse, n’est plus en mesure de se prononcer.
Nouvelle demande début 2009 donc, devant le tribunal de grande instance (TGI) de Créteil, car Virginie R. a depuis été transférée à Fresnes, à l’hôpital pénitentiaire. Les experts distinguent un tableau pulmonaire, traité, et un état de souffrance psychologique, qui ne l’est pas.
→ Le premier expert : « Virginie B. a du mal à s’alimenter. Elle vomit et elle pèse 37 kg. Elle est le portait d’une anorexique, ce qui d’ailleurs correspond à une personnalité pathologique à cheval sur l’histrionique et le narcissique. La mort est parfois l’aboutissement d’une volonté de paraître. […] L’urgence actuelle est la réalimentation. […] Le retour à la détention ordinaire est actuellement exclu. »
→ Le deuxième expert : « Actuellement, son état nécessite un suivi spécialisé dans un service pour traitement de son anorexie et du syndrome de Munchhausen comorbide de cette pathologie. » Tous les experts sont d’accord : maintien en détention, mais en milieu médical spécialisé.
Réponse du juge d’application des peines du 5 mai 2009 : rejet de la demande de suspension, ce qui est logique vu les certificats, mais transfert en détention simple à Roanne, ce qui contredit les avis des experts ! Le 20 octobre 2009, la Cour d’appel confirme. Notez le délai : une demande le 4 mars 2008 pour ce résultat en octobre 2009.
Le 19 juin 2009, Virginie R., arrivée à mi-peine, forme une demande de libération conditionnelle.
Le jugement du juge de l’application des peines du 18 mars 2010 : « Mme R. apparaît comme une détenue dont le seul objectif est de sortir de détention avec comme seul projet celui de se soigner. Si un tel projet peut apparaître utile, encore faut-il qu’il soit justifié par une réelle pathologie extérieure à la volonté de la condamnée. En l’espèce, [la requérante] est particulièrement active dans la dégradation de son état physique et dans la volonté de donner à ses interlocuteurs une image dégradée de sa personne. Elle se met volontairement et activement dans cette situation et essaie par ce biais d’attirer la compassion des autorités, en multipliant les saisines de tiers extérieurs. Outre cet élément comportemental, il convient de constater que le projet de sortie n’est guère abouti et que les soins donnés actuellement en détention sont suffisants, ainsi que l’avait constaté le jugement de rejet de suspension de peine pour raison médicale. Les multiples réitérations de la requérante, malgré les séjours en détention, ne laissent pas augurer une grande capacité à l’amendement. Le risque de récidive est élevé, surtout avec un projet de sortie des plus vagues. » Le 19 mai 2010, la cour d’appel de Lyon confirme le refus de libération conditionnelle. Là encore, la motivation mérite d’être citée : « La seule condition de la nécessité de soins ne suffit pas à ouvrir au condamné un droit à la libération conditionnelle, mesure qui exige de ce dernier qu’il manifeste “des efforts sérieux de réadaptation sociale”. Or, de ses propres déclarations lors du débat contradictoire du 4 février 2010, Virginie R., qui doit 23 453,67 euros aux parties civiles, disait disposer de 24 000 euros, pouvoir donner 10 000 euros et payer le solde mensuellement, évoquant le coût de ses soins pour ne pas avoir effectué de versements volontaires. Elle n’assume donc pas, alors qu’elle en a la possibilité, les conséquences dommageables importantes de ses actes. Par ailleurs, le risque de récidive doit être envisagé dès lors que Virginie R, condamnée à dix-neuf reprises, se refuse à dédommager les victimes et donc à assumer pleinement la responsabilité des faits commis, ce que ses capacités intellectuelles tout à fait satisfaisantes lui permettent aisément de comprendre, malgré sa fragilité psychologique. »
Quid de la souffrance de cette femme, et l’extrême précarité de son état de santé ?
Les recours internes ayant été épuisés, Virginie R. peut s’adresser à la CEDH.
La CEDH confirme que l’état de santé n’est pas incompatible avec le maintien en détention, et que le volet pulmonaire a bien été pris en charge. Mais, s’agissant de l’anorexie, la CEDH n’est plus d’accord. Elle relève la gravité de situation en retraçant l’évolution du poids de Virginie R : 54 kg en juin 2008 ; 35 kg en mai 2009 ; 30 kg fin 2010.
Dans un premier temps, Virginie R. a été prise en charge à l’hôpital pénitentiaire de Fresnes, mais la Cour remarque : « Force est de constater que la maladie n’a pas été maîtrisée au terme de cette hospitalisation, faute entre autres de n’avoir obtenu d’affectation adaptée. » Face à cet état de dénutrition sévère, les médecins ont indiqué en mars et avril 2009 l’urgence de la réalimentation et ont préconisé un séjour dans un service spécialisé, incluant une psychothérapie pour le traitement du syndrome de Munchausen qui lui est lié. Or, déplore la CEDH, aucune des mesures préconisées par les médecins n’a été suivie : « Au contraire, Virginie R. est retournée en détention ordinaire en juin 2009 à un moment critique de l’évolution de sa maladie, et force est de constater que, depuis lors, son état de santé se dégrade encore, le médecin qui la suit à Roanne ayant indiqué “qu’un suivi médical en milieu spécialisé est justifié”. » La Cour se dit « frappée par la discordance entre les soins préconisés par les médecins et les réponses qui y sont apportées par les autorités nationales ».
L’absence de prise en compte d’un suivi spécialisé dans une structure adaptée, conjuguée avec les transferts nombreux et l’incertitude prolongée qui en a résulté quant à sa demande de suspension de peine, ont provoqué chez Virginie R. une détresse qui a excédé le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention. Les autorités françaises n’ont pas fait ce qu’on pouvait raisonnablement attendre d’elles vu les exigences de l’article 3 de la Convention.
La responsabilité est celle des juges. Comment ont-ils pu ne pas voir l’état alarmant dans lequel se trouvait Virginie R. ? Pourquoi avoir méprisé les expertises ? Il était de leur devoir de tout faire pour que Virginie R. soit soignée au mieux de ce que le permet la science et de ce qu’oblige l’humanité.
*CEDH, Virginie R. c. France, 21 décembre 2010, n° 36435/07.