INDEMNISATION → En pleine affaire Médiator, le laboratoire Servier est condamné par la cour d’appel de Versailles, ce 20 janvier, pour le dommage subi du fait d’un médicament. Alors, fin de l’impunité ?
L’effet de calendrier peut faire illusion, mais la question jugee est bien differente. essayons une analyse, a partir des regles posees par la premiere chambre de la cour de cassation le 9 juillet 2009 (n° 08-12777), dans la decision qui a defini le cadre de l’arret de la cour d’appel de versailles.
Une patiente a été traitée avec de l’Isoméride entre 1986 et 1988, puis de nouveau en 1993. Son décès est survenu le 31 octobre 1995, des suites d’une hypertension artérielle pulmonaire, alors qu’elle était âgée de 47 ans.
La famille, informée des dangers potentiels de ce médicament, a engagé une procédure en responsabilité civile contre le laboratoire. C’est un litige classique entre un patient et l’assureur de l’entreprise mise en cause. Avant de s’engager dans le procès proprement dit, il faut réunir des éléments de preuve. Pour la part scientifique, la solution pratique est d’obtenir la désignation d’un expert, par la procédure de référé.
C’est ce qu’a fait la famille de la défunte, et les experts ont dit que l’affection ayant entraîné le décès était en relation directe et certaine avec l’administration de l’Isoméride.
Homologuant le rapport d’expertise, les juges ont estimé que la preuve d’un lien de causalité direct et certain entre la prise d’Isoméride et l’hypertension artérielle pulmonaire était suffisamment établie, de telle sorte qu’une imputabilité devait être reconnue à l’Isoméride dans la survenance du dommage, à savoir le décès de la patiente.
Juridiquement, on trouve alors un dommage certain, le décès, et un double lien de causalité, avec la maladie traitée et avec le médicament. Une sérieuse avancée, mais pour obtenir la reconnaissance de la responsabilité, il manque l’élément clé : la faute.
Le lien de causalité est une relation de type scientifique entre deux faits : le décès et la prise du médicament. Mais, pour engager la responsabilité, il faut prouver la faute. Or, où est la faute quand le produit a été conçu après des protocoles de recherche et d’essai reconnus, qu’il bénéficie de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) et qu’il est prescrit par des médecins, et sous leur surveillance ? Chacun sait que le médicament est un produit dangereux, d’où toutes les règles relatives à sa préparation et à son usage. Mais la survenance du risque, connu et évalué, ne peut être confondue avec l’existence d’une faute.
À ce stade, la procédure se trouve mal engagée et c’est seulement parce que le droit a supprimé l’exigence de la faute dans ce type d’affaires que le procès a pu être gagné. Pour comprendre, il faut partir des fondamentaux.
Toute la théorie du droit repose sur le principe selon lequel la responsabilité est engagée pour les fautes commises. Les médecins connaissent bien cette règle, sous l’angle de l’obligation de moyens. Le médecin ne s’engage pas à un résultat, qui serait la guérison, mais à mettre en œuvre tous les moyens pour tendre au meilleur résultat possible, et sa responsabilité est engagée s’il a commis une négligence, une abstention ou une maladresse. La jurisprudence considère qu’il a alors manqué à son obligation de moyens, ce qui constitue sa faute et engage sa responsabilité.
Ce grand classique qu’est la théorie de la faute a été complété au fil du temps par une théorie du risque, partant du constat simple qu’un certain nombre d’activités, bien nécessaires à la vie sociale, présentent un risque réel et connu. Là, s’ouvre une option : si ce risque est trop important, on renoncera à cette activité ; mais si le risque paraît acceptable au regard des bienfaits attendus, il faut alors autoriser l’exploitation sous respect de conditions propres à limiter ce risque et en aménageant le régime de responsabilité.
C’est ainsi que nombre de réglementations interviennent en amont, après une évaluation de ce risque. Tiens, parlons de votre belle automobile… L’usage d’une voiture est très dangereux, et la réglementation autorise son usage sous réserve du respect de conditions strictes par le fabriquant et le conducteur. Le même type de régime est retenu pour les médicaments, avec l’AMM, la prescription médicale, la délivrance par le pharmacien et l’administration par l’infirmier. Ces mesures ne font pas disparaître le risque, mais le rendent acceptable.
Si l’utilisateur du produit ou de l’activité dangereuse a commis une faute, sa responsabilité est engagée selon le schéma classique. C’est le cas de l’automobiliste qui cause par inattention un accident : il engage sa responsabilité pour faute. Mais il peut arriver qu’un accident survienne sans qu’aucune faute ne puisse lui être reprochée, par exemple si un enfant courant après son ballon vient heurter une voiture qui roulait avec la plus grande prudence. Entre ici en jeu le régime dérogatoire : on supprime la nécessité de la faute. Suffisent la preuve d’un lien de causalité entre le dommage et le fait d’origine, et dans le même temps on crée une obligation d’assurance. Le paiement de la prime d’assurance est en quelque sorte la contrepartie du risque que l’on crée pour les tiers.
Cette idée d’une responsabilité pour risque s’est installée dans le paysage juridique au cas par cas, parfois par la loi, souvent par la jurisprudence. En droit de la santé, on dispose d’un cas d’école avec les infections nosocomiales. Tant que l’on était sous le régime classique de la faute, le patient prouvait sans trop difficulté que son préjudice était causé par une infection nosocomiale. Mais il perdait le procès car il ne parvenait pas à prouver quelle était la faute ayant causé l’infection. Les patients se heurtaient à ce mur opposé par les établissements de santé : « Oui, il s’agit d’une infection nosocomiale, et nous en sommes bien désolés, mais notre assureur ne pourra vous indemniser que si prouvez, et avec certitude, quelle faute dans le fonctionnement de l’hôpital est la cause de l’infection. »
Les juges, confrontés à ces situations iniques, ont fait le premier pas, par de célèbres arrêts du début des années 2000, reconnaissant une présomption de responsabilité à la charge des établissements de santé. Ceux-ci ne pouvaient se libérer qu’en apportant la preuve de leur “innocence”, c’est-à-dire d’une cause étrangère. Depuis le législateur est intervenu, créant un régime légal de responsabilité sans faute et instituant une prise en charge par la collectivité, à savoir l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam), pour les cas les plus graves.
La dernière étape du processus a été, en complément de ces régimes spécifiques, l’adoption d’un régime général de responsabilité pour risque. L’initiative est venue de l’Europe, avec la directive CEE n° 85/374 du 25 juillet 1985. La France a tardé à transposer cette directive, mais cela a été finalement fait, et se lit dans le Code civil aux articles 1386-1 et suivants. C’est ce dispositif qui joue pour les médicaments.
Dans le système antérieur, le patient devait démontrer qu’en l’état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du produit litigieux, il était possible de déceler la défectuosité du produit. La faute était de ne pas avoir décelé ce défaut. Cela revenait à dire que le fait général de la mise en vente était une faute… Bref, l’assurance de perdre le procès.
Avec le régime nouveau, tout se simplifie. Lisons l’attendu décisif de la Cour de cassation : « Ayant constate que l’affection dont avait souffert Nicole X… était en relation directe et certaine avec l’administration de l’Isoméride, ce dont il résultait que la société les laboratoires servier avait manqué à son obligation de fournir un produit exempt de tout défaut de nature à créer un danger pour les personnes et les biens, c’est-à-dire un produit offrant la sécurité à laquelle on pouvait légitimement s’attendre, sans faculté d’exonération pour risque de développement », la cour ne peut que dire la responsabilité du laboratoire engagée.
« Ayant constaté que l’affection dont avait souffert Nicole X… était en relation directe et certaine avec l’administration de l’Isoméride… » : c’est là un fait, sans autre connotation, et, sur ce point, l’analyse des experts est décisive.
« …ce dont il résultait que la société Les Laboratoires Servier avait manqué à son obligation de fournir un produit exempt de tout défaut de nature à créer un danger pour les personnes et les biens… » Adieu à l’obligation de moyens et bienvenue à l’obligation de résultat : la survenance du préjudice suffit à engager la responsabilité.
« … c’est-à-dire un produit offrant la sécurité à laquelle on pouvait légitimement s’attendre, sans faculté d’exonération pour risque de développement » : la loi n’est toutefois pas dans l’absolu du risque zéro, car la référence est la sécurité à laquelle on peut légitimement attendre. Cette affaire a connu de nombreux développements procéduraux car elle est intervenue dans la période ou la France était en retard dans la transposition de la directive. Fallait-il appliquer le droit interne, reste bloqué au régime de la faute, ou la directive non rendue applicable ? La cour de cassation a expliqué que le gouvernement n’avait pas le choix, et que le droit applicable était la directive, même non transposée.
Après ces explications, on voit qu’il ne reste rien pour accréditer qu’il aurait été mis fin à une “impunité”.
C’est uniquement parce qu’est applicable le régime de responsabilité civile sans faute que l’indemnisation a été obtenue. Sur le terrain de la faute prouvée, le procès aurait été irrémédiablement perdu. Et il est hors de propos d’évoquer la responsabilité pénale qui ne repose que sur la preuve de la faute.
Une plainte pénale aurait rencontré un autre obstacle. Au civil, le seul interlocuteur est le laboratoire, en tant que personne morale, assisté de son assureur. La loi permet donc d’imputer le risque au laboratoire, qui répond des fautes commises par ses salariés. Mais au pénal, on serait entré dans une série de démonstrations pour rapporter le dommage non à la structure, mais aux personnes qui y travaillent. Il s’agirait donc de prouver que c’est la faute de X ou de Y qui a causé le dommage, et ce, sans le moindre doute.
Pas de doute… Dans un tel cas, la voie pénale est une illusion.
S’agissant de l’affaire du Médiator, et après le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) de la mi-janvier, quelques pistes se dessinent.
L’urgence est la réforme de l’institution sanitaire. Certes. Mais avec un peu de calme et de méthode. L’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) fait partie de ces agences créées dans les années post-scandale du sang contaminé. Il s’agissait de démanteler le ministère pour confier ses tâches à des agences, afin de dédouaner le ministère de l’action directe, et renforcer les compétences par des organismes idoines. La leçon est claire : c’est l’échec. Quelle réforme ? C’est plus facile à dire qu’à faire. Un médicament par nature est dangereux, et la question est la gestion du risque. Le rapport décrit les faiblesses et propose déjà des pistes pour les solutions. L’un des points intéressants est que des praticiens avaient identifié non le risque, mais le danger, et que leur point de vue n’a pas été pris en compte. C’est une piste rassurante : l’approche clinique des praticiens est fiable, et il faut trouver le moyen de la faire prendre en compte par les structures. Ce doit tout de même être faisable.
Les victimes peuvent obtenir réparation par une action civile contre le laboratoire pour avoir causé le dommage et contre l’Agence, pour ne pas l’avoir arrêté. Le procès est jouable mais pas simple, car on n’accède pas au médicament comme à une baguette de pain. Il faut une prescription médicale, décidée après un examen, un diagnostic et une perspective thérapeutique… et un suivi.
Pour éviter les aléas de ces procédures individuelles, est envisagée la création d’un fonds d’indemnisation, qui versera aux patients les réparations financières sur le simple constat du dommage et du lien de causalité avec la prise du médicament, et le fonds cherchera ensuite à récupérer les sommes auprès des responsables.
Reste le volet pénal, qui est nécessaire. Les premières plaintes ont été déposées et le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire pour homicides involontaires. Alors que de nombreux décès ont été dénombrés, le parquet a choisi l’enquête préliminaire et non l’instruction judiciaire. Il va chercher à aller vite, en se consacrant sur l’essentiel.