Objectif Soins n° 193 du 01/02/2011

 

Recherche et formation

Sylvain Delanghe  

ESPRIT D’ÉQUIPE→ Le cadre de santé est pris entre le développement des compétences collectives, qui fait partie de son rôle éducatif, et les demandes institutionnelles. Le défi consiste à trouver un équilibre entre les deux logiques, à créer un espace pour le développement de compétences collectives propices à la performance. La façon dont le cadre de santé relève ce défi engage son positionnement éthique.

L’institution se centre sur l’atteinte de résultats produits, évalués individuellement de façon mesurable. Or la performance d’une équipe se construit en s’attachant aussi aux processus, à la réflexivité et au sens du travail collectif. Ceci s’évalue plutôt dans une logique d’accompagnement, centrée sur les soignants en tant que sujets. Le médiateur de la République décrit, dans son rapport de mars 2010 « un monde médical sous pression », et la nécessité de « prendre soin des soignants »(1). Une partie de la pression que nous subissons ne vient-elle pas d’un discours institutionnel qui fait primer les résultats sur la façon dont les soins sont produits ?

Cette question se pose aujourd’hui avec acuité, alors qu’un changement de logique s’est opéré depuis quelques années en ce qui concerne les savoirs des soignants, leur transfert, leur évaluation. Les qualifications ont laissé place aux compétences.

DES RESPONSABILITÉS INDIVIDUALISÉES

Reynaud (2001) fait remarquer que, dans la notion de compétence, une dimension s’ajoute à celles qui définissent la qualification : le salarié est responsable individuellement du résultat, l’étudiant de sa formation, le patient de sa santé (2).

On retrouve ce principe en formation initiale à propos de l’évaluation des compétences acquises en stage par les étudiants, avec la mise en place du portfolio. Le professionnel référent de l’étudiant est responsable à titre individuel de la validation des compétences acquises.

Il s’agit là du corollaire de l’autonomie que confère la logique de compétences. Ce principe reconnaît aux agents un statut d’acteurs. Ils sont plus autonomes dans leur parcours, c’est-à-dire capables de choisir et gérer eux-mêmes leurs liens de dépendance au sein du système socio-économique dans lequel ils évoluent. Ainsi les compétences individuelles permettent-elles à chacun de se responsabiliser (salariés, formateurs, professionnels ou étudiants). Pour les usagers, elles garantissent la traçabilité des services. Tous ces éléments sont incontournables pour la sécurité des soins. Cependant, lorsque celle-ci pose question, nous pouvons interroger les limites d’une pratique de plus en plus courante où la désignation (et la possible sanction) d’un individu responsable tient lieu d’analyse du système et de gestion des dysfonctionnements. Cette pratique ne fait-elle pas reposer sur les seuls acteurs de terrain l’essentiel du poids des responsabilités, y compris lorsque les moyens et les modalités d’organisation de l’institution sont en cause ?

Le rapport du médiateur de la République fournit une indication sur le ressenti des professionnels de santé : il y est précisé que, devant la « volonté des patients de judiciariser les conflits », « la peur du procès, pèse désormais sur les professionnels avant tout acte », une peur qui « enferme les professionnels dans des attitudes d’autoprotection »(1). La peur est donc une émotion qui prend de plus en plus d’importance dans la façon dont les soignants gèrent leur autonomie dans l’organisation des soins.

LE FACTEUR ÉMOTIONNEL AU CENTRE DES PROCESSUS COLLECTIFS

L’une des réponses à ces inconvénients se trouve dans l’articulation des dimensions collectives et individuelles des compétences. Emmanuelle Walkowiak(3) souligne en effet l’importance de renforcer les compétences collectives au travers du partage émotionnel, afin de sécuriser les salariés (nous avons vu précédemment l’importance de la peur dans l’attitude des soignants au travail).

Construire des compétences collectives, c’est, entre autres, instaurer au sein de l’équipe, entre pairs, un climat émotionnel suffisamment serein, empathique, sécurisé pour que l’expérience puisse être exprimée en toute confiance, sans danger de méprise ou de jugement, y compris dans ces aspects émotionnels. En effet, la mise en commun de ces derniers aspects tend à « effacer la frontière entre les registres personnels et professionnels »(3). Accepter ceci demande un haut degré de confiance du salarié à l’égard de ses pairs.

La posture du cadre de santé est ici déterminante. En effet, ce climat s’instaure sur la longueur, en pratiquant une évaluation centrée sur les sujets autant que sur les procédures et les résultats.

Il s’instaure dans un travail réflexif incluant la dimension émotive des soins et de la vie de l’équipe. Ainsi, « écouter les autres, chercher à les comprendre, les aider à mieux communiquer entre eux, est une des tâches majeures du manager d’aujourd’hui, et ce, par recherche d’une réelle efficacité »(4). Bien que le manager soit garant du résultat produit, ou plutôt parce qu’il en est le garant, il s’agit donc pour lui de savoir aussi se détacher de cette finalité pour pouvoir s’attacher au vécu des acteurs de terrain.

UNE CULTURE DES RÉSULTATS, ET DES “RÉCOMPENSES”

Or le discours actuel des acteurs institutionnels met clairement l’accent sur la culture du résultat. Le rapport Cornut-Gentille concernant la qualité des services publics(5), remis à Éric Woerth le 3 mars 2010, déplore que « la culture du résultat, exigence largement acceptée, reste cependant peu développée ».

Ce rapport préconise, entre autres, de « récompenser les agents de l’atteinte de leurs objectifs »(5), l’évaluation ne portant que sur un indicateur “emblématique”, indépendamment du contexte et des moyens.

Pour le secteur de la santé, le rapport propose pour indicateur « la durée moyenne d’attente aux urgences »(5). Pourtant, la question des moyens est essentielle puisque « beaucoup de nos actions obéissent à des contingences qui nous échappent. C’est d’autant plus vrai que l’action n’a pas lieu entre les murs fermés d’une organisation »(6). Les différents hôpitaux publics sont en effet par principe ouverts à tout public.

Dès lors, il semble difficile d’évaluer les résultats des soignants sans prendre en considération les variations de l’environnement social et démographique de l’hôpital.

DES PERFORMANCES

Malgré cela, le protocole d’accord du 2 février 2010, relatif à l’intégration des professions paramédicales dans la catégorie A, prévoit que « l’actuel régime indemnitaire (…) sera remplacé par l’instauration d’une prime de fonction et de résultat (PFR). L’évaluation de la part variable s’accompagnera d’une revalorisation indemnitaire, en cohérence avec l’évaluation de la performance »(7).

Rappelons que ceci intervient dans un contexte de nécessaire rationalisation des dépenses, de contractualisation des rapports entre les institutions et les pôles qui les composent, au travers des contrats d’objectifs et de moyens. Avec l’avènement de la tarification à l’activité (T2A), l’importance des aspects budgétaires de l’évaluation de la “performance” de l’unité de soin est devenue primordiale.

La posture éthique du cadre de santé est ici directement mise en jeu dans la façon dont il évalue les performances des membres de l’équipe.

En effet, l’Encyclopaedia universalis définit la performance comme un « résultat chiffré ou homologué, obtenu dans une épreuve ; exploit sportif, ou prouesse ». Le terme “performance” désigne donc l’atteinte d’un résultat inégalé par les concurrents. Lorsque ceux-ci sont eux-mêmes capables de la même réalisation, on ne parle plus de “performance”.

S’il reprenait les principes qui lui sont indiqués et appliqués par l’institution au travers des textes précédemment cités, le cadre de santé serait donc incité à n’évaluer les soignants qu’individuellement, sur le résultat, dans une logique de mesure, et à “récompenser” par la prime les plus performants, les plus compétitifs.

Nous sommes ici sur un modèle éducatif de type “behavioriste”, utilisant la concurrence comme base de l’évaluation (la performance étant évaluée relativement à celle des autres), et la récompense comme principe éducatif.

DE LA CONCURRENCE

Or les travaux de Walkowiak montrent que « la mise en concurrence des salariés peut conduire à un réseau d’interactions sociales moins riches et affaiblir la dimension collective des compétences »(3). Elle insécurise les individus et les amène à rechercher un résultat individuel immédiat : « L’important pour les chefs de projets est alors d’obtenir rapidement une promotion avant le retour du boomerang »(6). La concurrence conduit donc les individus et leur encadrement à considérer la compétence collective comme moins utile que la compétence individuelle. La notion d’utilité est en effet centrale en matière de compétences.

DES SAVOIRS UTILES ET DES SAVOIRS INUTILES ?

À ce titre, un ouvrage intitulé La bataille des compétences fait référence comme la première charte française des logiques de compétences.

Publié par Yves Cannac, ce document souligne une opposition entre des « savoirs utiles » (les compétences utilisées en situation de travail) et des savoirs disciplinaires qui auraient une « logique interne », déconnectée de la réalité, inutiles(8).

Cette idée de « savoirs utiles » a parfois été transposée aux activités de soins et à la formation des professionnels de santé, véhiculée par la notion de compétence. Par exemple, Marie-Ange Coudrey souligne à propos de la refondation des études infirmières, « la nécessité d’écrire clairement (…) les savoirs utiles qui fondent la pratique professionnelle »(9).

Évoquer l’utilité des savoirs conduit à suggérer qu’il y aurait des savoirs qui, en termes de soins, de compétence ou de performance, seraient inutiles. Or, dans un contexte de mise en concurrence et de culture du résultat, nous avons vu que la quête de sens et les compétences collectives sont souvent considérées comme moins utiles par les acteurs de terrain.

Il nous paraît donc utile de rappeler ici qu’il n’y a pas de compétence individuelle sans compétence collective. Les deux sont en effet indissociables, « à l’image des deux faces d’une médaille »(10).

Il convient également de rappeler qu’une mise en œuvre performante des compétences ne peut se dispenser d’un travail de réflexivité, de questionnement, de recherche sur le sens universel de nos actes de soignants.

DES PROPOSITIONS

Le rapport “Bien-être et efficacité au travail” remis en février 2010 au premier ministre, propose, pour promouvoir l’efficience au travail, de « redonner de la place à l’écoute sur les lieux de travail », par « l’instauration de temps réservés au dialogue », et de rechercher ainsi « la valorisation de critères collectifs et pas seulement individuels de la performance »(11).

Cette démarche correspond à la pratique d’une évaluation de type régulation, accompagnant les sujets et l’équipe dans le parcours qu’ils choisissent pour atteindre les objectifs de l’unité de soins.

Cette posture est difficile à maintenir ; elle engage un positionnement éthique du cadre de santé consistant à créer pour l’équipe un espace de travail où le discours institutionnel n’empêche pas les processus collectifs d’opérer, y compris dans leurs dimensions émotives, affectives et réflexives.

Elle implique peut-être aussi le courage de s’inscrire en rupture par rapport au discours institutionnel dominant pour développer une culture du « travailler ensemble », et « réintroduire du sens dans la conduite des hommes »(11).

Ainsi la performance serait-elle garantie, non pas par la pression subie par les soignants au travers du contrôle, mais par leur réflexivité et leur attachement au collectif de travail.

NOTES

(1) Delevoye, J. (2010). Rapport annuel. Paris, la documentation française.

(2) Reynaud, J. D. (2001). Le management des compétences, un essai d’analyse. Sociologie du travail, n° 43, 7-31.

(3) Walkowiak, E. (2005, juin). La nature individuelle, collective et sociale des compétences. Réseaux (134), pp. 57-192.

(4) Reyre, G. (2004). Du courage d’être manager, conversations sur l’idéologie managériale et les pratiques réelles des managers. Paris, Liaisons.

(5) Cornut-Gentille. (2010). Modernisation de l’État, qualité des services publics et indicateurs. Paris, ministère du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l’État.

(6) Pezet, A., & Sponem, S. (2008). Des indicateurs pour les ministres au risque de l’illusion du contrôle. www.laviedesidees.fr, consulté le 23 mars 2010.

(7) Ministère de la Santé (2010). Protocole d’accord du 2 février 2010 relatif à l’intégration dans la catégorie A des infirmiers et des professions paramédicales au diplôme reconnu dans le LMD par les universités. Paris.

(8) Cannac, Y. (1984). La bataille des compétences. Paris, Cegos.

(9) Coudrey, M.-A. (2008). La formation infirmière rénovée, une ou­verture des opportunités. Soins cadres, 17 (68), 22-25.

(10) Le Boterf, G. (2002, février). De quel concept de compétences avons-nous besoin ? (Masson, Éd.) Soins cadres de Santé, 20-22.

(11) Lachmann, H., Larose, C. & Pennicaud, M. (2010). Bien-être et efficacité au travail, 10 propositions pour améliorer la santé psychologique au travail. Paris, la documentation française.