De la connaissance vivante des cadres de santé - Objectif Soins & Management n° 199 du 01/10/2011 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 199 du 01/10/2011

 

Recherche et formation

Régine Tardy*   Vincent Xavier**  

EMPREINTE → l’homme préhistorique laissait des traces de son quotidien sur les murs des cavernes, l’homme d’aujourd’hui laisse partir des cadres de santé sans garder leur(s) histoire(s). Étrange paradoxe, lorsqu’on se souvient des mots du philosophe et écrivain malien, Amadou Hampâté Bâ, qui disait, en 1960, « quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ».

Le départ massif de ces professionnels de santé à la retraite impose un délai de carence de plusieurs mois. Les prises de poste se font alors sans reprise de l’histoire. L’expertise de nombreux cadres de santé se dissout petit à petit sans passage de relais. La barque suit son cours au gré des aléas professionnels quotidiens, sans personne à la barre, pour un temps indéterminé. Dans les différents établissements, ils partent sans laisser de traces ni assurer un relais, emmenant avec eux leur bibliothèque, leur histoire, emportant aussi avec eux un peu de l’histoire de l’hôpital. Les nouvelles organisations institutionnelles se veulent efficaces et se calent toutes sur le même type de modèle : des organisations où des postes de cadres fusionnent, où les missions transversales s’imposent. Le paysage des entreprises devient pôles d’activités : pôle habitat, pôle emploi, pôles de formation, pôles de santé… Une quantité de plus en plus significative de pôles où nous pouvons parfois y perdre le nord !

Les individus au travail se succèdent, se remplacent, formalisant leurs savoirs objectifs, sans que leurs connaissances subjectives soient pour autant conservées. Le souci de rentabilité amène parfois à considérer les salariés comme une main d’œuvre continuellement interchangeable, alors que les informations stockées dans leur mémoire sont uniques. Le passage de témoin se fait très rarement, alors le cadre de santé en partance en retraite passe le relais comme il peut. Même s’il y a une célébration du départ, marquant à la fois la fin d’une étape et le début d’une autre, cette sortie à la retraite n’est pas une cérémonie faite aux savoirs acquis. La transmission du savoir s’étiole et annihile la mémoire de ce qui a été. Le relais se fait peu ou pas du tout et supprime ce véritable trait d’union d’histoire entre le présent et le passé. Car celui qui arrive ne connaît pas l’histoire et c’est toute une culture professionnelle enfouie et non reconnue qui lui faudra s’approprier. De sorte que les connaissances qui se sont échappées seront à réapprendre, à redécouvrir… ou à jamais oubliées. Combien de personnes se souviennent aujourd’hui d’Aristarque de Samos (IIe siècle avant J.-C.) ? Peu, en vérité… Et pourtant, il aura fallu attendre 1 700 ans pour que sa découverte soit de nouveau “découverte” par un certain Nicolas Copernic : la Terre tourne sur elle-même et autour du soleil.

DE LA NÉCÉSSITÉ D’ÉCRIRE

Phénomène social, véritable choix de société ou comportement simplement humain de l’individu qui travaille condamné au “supplice de Sisyphe”(1) ou à “la tapisserie de Pénélope”(2), et ainsi recommencer sans fin ce qui a été fait, un questionnement posé qui interroge notre pratique au quotidien.

Écrire nos habitudes de vie professionnelles permet de garder cette mémoire et de préserver toute l’expertise des cadres de santé qui partent. En laissant mettre leurs connaissances dans leurs valises, le risque est de perdre de nombreuses connaissances professionnelles.

Le départ de “dinosaures” de la santé qui ont participé aux différents changements dans le domaine de la santé ne doit pas signifier la fin d’une ère.

À nous de garder cette connaissance professionnelle et de prendre le temps pour que notre pratique quotidienne garde tout son sens dans le respect de la mémoire individuelle et collective.

Prendre le temps aujourd’hui, c’est peut-être ne pas perdre de temps demain. Il n’y a plus de peintures sur les murs, mais une trace écrite des histoires de vies professionnelles et des différentes expertises des cadres. La reconnaissance des parcours doit être mise en avant et la mémoire sauvegardée. Tracer la pratique des cadres de santé qui ont œuvré au changement, tant sur le terrain que dans les différents instituts de formation, permet de préserver un champ de connaissances spécifiques qui font notre identité professionnelle. L’écrit reste le disque dur de la mémoire professionnelle pour que l’exercice quotidien du nouveau cadre de santé s’adapte au passé et ait du sens. Une reprise à zéro oblige à construire ce qui a déjà été mis en place dans le passé et conduit immanquablement à une perte de temps. Ce temps qui nous est si précieux dans nos pratiques professionnelles. Paradoxe du XXIe siècle où l’ère est à la traçabilité actée : E. learning, transmissions écrites et dossier patient partagé sont quelques exemples d’outils au service de l’information des pratiques professionnelles quotidiennes. Mais quel outil pour transmettre cette mémoire professionnelle des cadres de santé qui ont la connaissance de toutes ces années passées ?

LE CHOIX DES OUTILS

Des outils existent pour conserver les connaissances des professionnels, tout comme il existe des outils pour faire travailler sa mémoire. Pour rappel, la mémoire est la faculté permettant de stocker, de conserver et de rappeler des expériences passées et des informations. Dans le monde du travail, il existe une démarche qui permet de stocker, conserver et rappeler les connaissances professionnelles : le Knowledge Management. Il s’agit de l’ensemble des initiatives, des méthodes et des techniques qui permettent de percevoir, d’identifier, d’analyser, d’organiser, de mémoriser et de partager des connaissances et savoirs créés par l’entreprise elle-même. Nous dissocions deux grands types de connaissances dans l’univers de travail : les connaissances explicites (ou savoirs) qui sont codifiées, transmissibles dans un langage formel et sur un support manipulable (document…) et les connaissances tacites (ou savoir-faire) qui sont enracinées dans l’action, dans un contexte spécifique. Et, globalement, ce sont les connaissances tacites qui se perdent avec le départ des “anciens”.

Nonaka & Takeuchi (1995) résument ainsi la connaissance explicite – objective – et tacite – subjective :

→ connaissance explicite (objective) : elle est formelle et systématique. Il s’agit d’une connaissance rationnelle, exprimée par des mots, des figures, des formules, etc. Elle est facile à communiquer et à partager sous la forme de données brutes, de formules, de procédures codifiées ou de principes universels. Il s’agit de connaissances générales et omniprésentes ;

→ connaissance tacite (subjective) : il s’agit plutôt de points de vue, d’intuitions et de pressentiments. Une connaissance corporelle, parfois difficile à exprimer ou à formaliser. Elle est hautement personnelle, difficile à partager avec d’autres personnes, car elle est enracinée dans les actions individuelles et les expériences incluant les idées, les valeurs ou les émotions.

VERS UN SAVOIR-FAIRE HORS DU TEMPS

Le savoir-faire des cadres de santé permet la cohérence et la cohésion des équipes de travail. Le cadre de santé est un acteur engagé qui est tout sauf passif dans sa pratique quotidienne. Aujourd’hui plus qu’hier, le cadre de santé de terrain et le cadre de santé formateur mettent en avant des stratégies qui valorisent leurs postures de manager. Avec le départ d’un cadre de santé peut suivre un véritable no man’s land qui est repris par un autre, un jour … Le temps passe et les équipes subissent l’absence du cadre qui assurait le management au quotidien sur le terrain et ne voient personne arriver. Dans le champ pédagogique, il en va de même : la question du temps est omniprésente. Nouveau référentiel oblige : dynamique collective pour travailler, mais peu de temps pour accueillir le nouvel arrivant et recueillir les informations du cadre de santé formateur en partance. Comment garder cette connaissance qui est l’assise des formateurs ?

Encore un paradoxe : nous tentons de rationaliser le temps pour ne pas perdre de temps… Quel peut bien en être le sens ? Tenter de gagner du temps, pour quoi faire ? Le souci de rentabilité ne peut, à lui seul, justifier cette démarche.

UNE ALTERNATIVE POSSIBLE

Une des pistes possible est l’exemple d’aujourd’hui où quatre mains écrivent avec deux exercices professionnels différents mais ô combien complémentaires. Un temps où la valorisation des pratiques passe par le temps de l’écriture, et pourquoi pas à plusieurs. Valorisation qui sous-tend un champ de valeurs humaines et professionnelles qui doivent être transmises. La distance est maintenue quand le relais est passé de main à main pour les coureurs. L’assurance d’un relais devrait permettre un passage de connaissances écrites que le nouveau porteur de témoin aura force de mener à bien avec une complémentarité entre l’histoire vécue écrite et la construction de l’histoire à venir, à écrire. Notre début d’article interpelle l’Histoire et il n’est pas trop tard pour solliciter tous ceux qui partent et qui sont les représentants de toute cette ère de changement que nous vivons dans le monde du travail. Tout comme il est temps de sensibiliser les nouveaux professionnels aux connaissances vivantes qui sont devant encore leurs yeux. À défaut, nous serions probablement contraints de recourir à l’archéologie dans les professions de santé. Quoi qu’il en soit, nous vous remercions d’avoir pris le temps de nous lire et de prendre le temps d’y repenser pour écrire.

NOTES

(1) C’est Homère dans la mythologie grecque qui décrit le supplice de Sisyphe, condamné à faire rouler une énorme pierre jusqu’en haut d’une montagne, encore et toujours, indéfiniment.

(2) En attendant Ulysse, Pénélope défaisait la nuit ce qu’elle avait tapissé le jour, pendant des années.