Cahier du management
Le management de la qualité, visant à coordonner, orienter et contrôler les activités de soins, a pris une place prépondérante dans le management quotidien au sein des services de soins. Les contraintes inhérentes à ce dispositif global de gestion de la qualité ne fait-il pas le lit de la démotivation des professionnels ? Le cadre de santé doit redonner le “pouvoir” aux professionnels de terrain en se tournant vers un véritable management des hommes.
Depuis l’ordonnance du 24 avril 1996 et le décret n° 97-311 du 7 avril 1997, les établissements de santé sont tous soumis à un dispositif d’accréditation devenu par la suite certification. Ces dispositifs ont permis, c’est indéniable, l’instauration d’une culture hospitalière tournée vers la qualité. Cette culture “qualité” s’est au fil du temps autonomisée et a dû être encadrée.
Le management de la qualité a fait son apparition : il a pour objectifs de coordonner, orienter et contrôler les activités visant à assurer des soins et prestations conformes aux attentes des patients et aux exigences réglementaires applicables
Les pouvoirs publics, ainsi que les associations d’usagers, ont choisi d’encadrer la médecine et la santé d’un ensemble de processus (entendons sous ce terme tout ce qui fait procédures, indicateurs, évaluations…), afin d’homogénéiser et clarifier l’activité des établissements de soins.
C’est dans ce contexte qu’on a vu se multiplier une multitude de règles visant à structurer notamment l’activité de soin, ainsi que ses activités connexes (logistique, gestion des ressources humaines, stratégie…). Si l’accréditation puis la certification ont permis la structuration et l’amélioration de beaucoup de pratiques, on est en droit de se demander aujourd’hui si nous n’atteignons pas un excès procédural qui, au lieu de créer ordre, harmonie et prévisibilité, ne brouille pas les cartes en faisant naître désenchantement et désinvestissement des soignants.
Cette rationalisation de l’acte de soin ressemble à s’y méprendre à l’organisation scientifique du travail proposée par F. W. Taylor à la fin du xixe siècle. Cette décomposition du processus de production en une suite de tâches simples, rappelons-le, laisse peu de place à l’être humain. L’homme devient simple exécutant, machine.
Le cadre de santé se trouve donc aujourd’hui confronté à un paradoxe de plus en plus prégnant : au début de l’application de ces dispositifs, les professionnels se sont d’abord investis dans les différentes missions qui découlaient de ces derniers – groupe de travail, audits – et ont même participé à la rédaction de bon nombre de ces procédures. Mais, depuis quelques années, il semble de plus en plus difficile de motiver les équipes autour de cette politique qualité, déçues par ces “cercles qualité” mis en place comme des contrepoints à la division verticale du travail énoncée dans le taylorisme.
Face à un turnover important et une pénurie chronique de personnel, il s’avère laborieux d’inviter le personnel soignant à participer à la construction de processus vécus comme de plus en plus contraignants dans leur mise en œuvre. Et ce, d’autant plus que les évolutions technologiques rendent les prises en charge et les actes de soins de plus en plus efficaces, mais aussi de plus en plus complexes
Le cadre est donc soumis à deux forces qui s’opposent : une, administrative et sociétale, lui imposant d’appliquer et de faire appliquer un cortège de processus visant l’amélioration continue de la sécurité, et une autre, organisationnelle, qui consiste à fournir un environnement propice à l’exécution de soins de qualité.
On pourrait croire que ces forces ne sont nullement opposées, mais il n’en est rien. Le législateur, en voulant répondre au principe de précaution, s’est parfois engagé dans des voies coûteuses en temps de personnel, en argent, pour un résultat pas toujours visible en termes d’amélioration des pratiques et un retour sur investissement difficile à percevoir.
De plus, comme le souligne F. Dupuy dans son dernier ouvrage Lost in Management, ces processus découragent les bonnes volontés et encouragent les comportements routiniers et bureaucratiques. On le voit, face à une complexification des soins, on devrait attendre des personnels paramédicaux et médicaux davantage d’autonomie et de capacité d’adaptation. Or on les conduit dans la voie inverse. Phénomène renforcé par l’attitude même de bon nombre de managers. En effet, avec l’arrivée sur le marché du travail de la génération Y
Ainsi la démarche qualité peut-elle créer, on l’a compris, les conditions d’une culpabilité permanente. Effectivement, les procédures strictes, censées encadrer la pratique, nient la réalité de l’environnement. Tricher, s’écarter du chemin tracé devient nécessaire « afin d’amortir la dégradation du travail à laquelle le respect de ces procédures conduirait »
Les managers contrôlent finalement de moins de moins ce qui se passe chez eux
Par ailleurs, le découpage du travail en protocoles et l’obligation de traçabilité écrite de toutes les tâches entraînent un sentiment de discontinuité et de morcellement du travail
En outre, si l’on convient que la rationalisation peut améliorer la qualité de réalisation des soins techniques, cette vision protocolaire de la démarche qualité retentit immanquablement de façon négative sur la dimension relationnelle du soin avec un risque de “dépersonnalisation” de la relation à l’autre
La solution : l’organisation, c’est-à-dire les hommes et leurs façons de travailler. C’est dans cette voie que se résoudra l’équation contemporaine du faire mieux avec moins
Le concept américain d’hôpital attractif (magnet hospital) pourrait être une piste de réflexion intéressante
Les managers infirmiers doivent fournir un environnement qui influence positivement les soins et la satisfaction des patients. Ils doivent soutenir les équipes et favoriser la participation de tous.
Les cadres doivent se recentrer d’avantage sur les soins infirmiers.
Ainsi, le cadre infirmier, hautement formé en gestion, management, assurance qualité et spécialisé dans un domaine de compétences cliniques, devrait pouvoir assurer la supervision des pratiques, participer ainsi à l’amélioration continue de la qualité des soins et services, et opérer une gestion des ressources matérielles et humaines parfaitement articulée au quotidien des services de soins. Ceci sous-entend que le cadre est secondé par une assistante le déchargeant des tâches administratives quotidiennes.
Dans ce contexte, il est alors possible d’approcher l’un des critères de réussite de l’organisation d’une entreprise (ici un établissement de santé) qui est la simplicité : « Simplicité des relations, des “structures”, des modalités de travail collectif, tout ce qui permet de faire vite et bien à un moindre coût […]. La simplicité signifie que l’on sait ce qui est faisable ou pas, que l’on peut raccourcir les circuits quand c’est nécessaire, constituer des ensembles virtuels si la situation l’exige… et sans que ces ensembles perdurent ad vitam æternam, dès lors que leur mission est achevée. »
Ce propos n’a pas pour but de remettre en question l’intérêt d’une politique qualité. Il paraît en revanche peu judicieux d’épuiser les équipes ainsi que les managers avec, par exemple, des procédures d’évaluation parfois coûteuses en temps humain. En effet, comme le souligne le Pr Didier Mellière, ancien chef du service de chirurgie vasculaire de l’hôpital Henri-Mondor (AP-HP), dans le numéro 2022 du Point du 16 juin 2011 : « Quant aux indicateurs [faisant référence aux Indicateurs pour l’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins, les Ipaqs], il n’y a pas à discuter, c’est l’issue d’une intervention qui compte si l’on veut mesurer la qualité des soins : le patient est-il décédé ? Est-il victime d’une infection lourde ? A-t-il été nécessaire de se livrer à une nouvelle intervention ? Tout le reste ne compte pas. » On peut donc tout à fait envisager l’automatisation et l’informatisation du recueil de ces données, viser la simplicité.
Il est de notre rôle de soignant, mais aussi de citoyen, d’attirer l’attention sur ce paradoxe : si on est en droit d’exiger de plus en plus de qualité, nous devons faire attention à ne pas oublier la part d’humanité nécessaire pour soigner. Nous entourer de précautions faussement rassurantes ne fait que contraindre davantage l’acte de soin au risque de le voir se vider de son sens : guérir et soulager les patients. Finalement, la performance quotidienne est liée au fait que chaque agent se sente utile, solidaire et ait envie de donner le meilleur de lui-même, et dépend donc des cadres et cadres supérieurs. Le management de la qualité ne doit pas, en aucun cas, être un succédané du management des hommes.
(1) Arrêté du 06/04/2011 relatif au management de la qualité de la prise en charge médicamenteuse et aux médicaments dans les établissements de santé, Glossaire.
(2) Ibid., article 1.
(3) J. de Kervasdoué, La peur est au-dessus de nos moyens, pour en finir avec le principe de précaution, Paris, Plon, 2011, p.162.
(4) Catherine Grandjean, www.oedipe.org/fr/actualites/lademarchequalite, consulté le 27/06/2011.
(5) Contrairement à leurs parents, les jeunes de la génération Y ne placent pas le travail au premier plan : ils recherchent une meilleure qualité de vie en conciliant travail et intérêt personnel.
(6) Ibid.
(7) F. Dupuy, Lost in Management, La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2011, pp.257-259
(8) Série Études n° 48, juin 2005 (publication de la Drees), consultée le 28/06/2011 sur le site www.santé.gouv.fr/-IMG/pdf/seriestat102.pdf.
(9) Michel Chauvière, Trop de gestion tue le social, La découverte, Paris, 2007, p.61.
(10) Ibid., p.261.
(11) D. Colmont, Magnet hospital ou le concept d’hôpital attractif, in Objectif Soins n° 197, juin/juillet 2011.
(12) S. Stodeur, Attractivité, “Rétention”, implication des infirmiers et qualité des soins. Soins Cadres, n° 54, mai 2005.
(13) F. Dupuy, Op cit. p.246.