Objectif Soins n° 200 du 01/11/2011

 

Recherche et formation

Rémy Bazile  

LES INTERROGATIONS DU CADRE → Qui suis-je, où suis-je, pour quoi faire ? Et si c’était l’enseignement majeur que l’on pouvait puiser à l’IFCS ! Pauvre, me direz-vous, mais laissez-moi le décliner sur un champ professionnel, de l’accompagnement du stagiaire à la complémentarité pluridisciplinaire, de l’outil qui guide nos actions dans l’analyse de pratiques à notre inscription dans les groupes du projet d’établissement.

Cette question, tri-dimensionnelle, serait-elle une valeur iconoclaste qui pourtant semble être une préoccupation partagée dans le groupe cadre de notre établissement, exprimée sous une focale et des vocables empruntés au management institutionnel, sous la forme : quel est mon statut et quel est mon rôle dans l’entreprise ? Quel poste ai-je à occuper et quels partenaires avec qui coopérer ? Quelles sont mes missions ou ma feuille de route ?

SE SITUER DANS UN GROUPE

Nous pouvons être cadre de santé dans un service de soin en psychiatrie, qu’il soit d’unité d’admission, d’alternatives à l’hospitalisation ou d’autres spécificités, mais aussi… intervenant pour l’analyse de pratique, membre de la Commission des soins infirmiers, de rééducation et médico-techniques (CSIRMT), formateur autour d’une compétence particulière, jury pour une sélection d’étudiants infirmiers… Exemples non exhaustifs qui révèlent autant de situations demandant à chaque fois à se resituer.

Le cadre devient protéiforme, puisant différentes compétences sollicitées, en perspective des séquences dans lesquelles il évolue. « Quel contrat narcissique nous lie avec l’institution, avec le groupe que l’on doit accompagner », dirait Kaës, psychanalyste et professeur émérite de psychologie et de psychopathologie cliniques à l’université Lyon II, et plus précisément « à quelle place suis-je attendu, en lien avec les interlocuteurs du moment ? ».

Nous pourrions le reformuler de cette sorte : « Quelle part de notre savoir, de notre champ de compétences, de notre parcours professionnel, allons-nous convoquer dans cet instant partagé ? »

Alors, qui suis-je ? Pourquoi suis-je sollicité dans cette situation ? C’est sur ces questions fondamentales que je vais me positionner.

DANS NOTRE SERVICE

Là, cela pourrait être facilement identifiable. Nous sommes recrutés après avoir répondu à la parution d’un poste vacant, étant premièrement légitimés par un diplôme de cadre de santé, complété éventuellement par un titre universitaire (DU, master…), une plus-value suivant le service pour lequel on postule.

Mais si nous sommes plusieurs à postuler, alors cela ne sera pas suffisant.

Ce sera nous, parce que… nous sommes depuis longtemps dans l’hôpital et avons développé nos réseaux de communication, notre connaissance des règles institutionnelles, sommes reconnus pour notre expertise dans un domaine spécifique, comme formateur à l’université, membre d’un groupe de recherche clinique, membre de l’équipe pédagogique d’un DU. Tout ce qui concourt à développer une zone d’incertitude, comme le nommerait Crozier, sociologue, qui fait que l’on pourrait être un allié institutionnel, déjà repéré du réseau, contribuant ainsi à l’image de notre service…

Mais cela ne peut être que pure interprétation personnelle : nous sommes peut-être celui qui empêche que ce soit l’autre, celui qu’on ne voudrait pas. Ce ne serait pas moi que l’on voudrait, mais l’autre qu’on écarte…En psychiatrie, on analyse tout, trop peut-être, et la recherche de trop d’indices pourrait conduire sur le chemin de la paranoïa. Nous sommes peut-être encore le chaînon manquant, différent et complémentaire, dans l’équipe cadre déjà constituée.

Max Weber, sociologue allemand du début du vingtième siècle, nous aurait invités à chercher le cadre qui pourrait bénéficier à ce poste des autorités légales (le diplôme, le titre), traditionnelles (le parcours de soignant validé par son institution, sa hiérarchie) et charismatiques (celui que ses pairs reconnaissent par son positionnement, sa prestance, sa faculté à conduire les groupes).

Autant de possibilités qu’il est intéressant de tenter de décrypter. La question est vaste et c’est autour de ma propre expérience que je vais tenter d’illustrer ce propos, choisissant trois créneaux ou champs de ma pratique, pour les croiser à ce précepte énoncé.

DANS UN GROUPE DU PROJET D’ÉTABLISSEMENT

Où sommes nous attendus ? Quelle part de notre histoire est convoquée ? Se poser la question, c’est déjà se positionner. Avons-nous été retenus pour notre parcours déjà accompli, notre connaissance du sujet ou pour une compétence attendue qui viendrait favoriser l’opérationnalité d’un groupe de travail ? L’une n’annule pas l’autre. Ce questionnement va nous permettre de cibler l’axe de recherche que nous allons privilégier, pour que le groupe ne soit pas un collectif redondant mais bien une somme différenciée de potentialités. Complexe dans la formulation mais aidant pour se situer et développer son champ d’action. Je vais me situer en identifiant mes partenaires, en discriminant ce qui nous est commun et ce qui nous différencie, pour établir une feuille de route où chacun aura circonscrit ce que l’on attend de lui.

Évident, me diriez-vous ! Regardons autour de nous les groupes dans lesquels nous évoluons et interrogeons-nous sur la pertinence des recherches, des places des uns et des autres.

Notre établissement est dans cette phase d’élaboration de son nouveau projet et les groupes constitués le sont sur candidature spontanée des impétrants, dans un champ professionnel souhaité, mais sans qu’ils n’aient plus à situer leur participation sur un autre registre que de l’intérêt pour la question. Une autre forme de constitution des groupes n’aurait pas amené la même dynamique. Une sollicitation d’acteurs sur la base de la reconnaissance de leur parcours et du souhait qu’ils s’inscrivent à ce titre dans des commissions proposerait une autre ossature et dynamique de groupe.

DANS L’ANALYSE DE PRATIQUE

J’anime trois groupes, auprès de trois populations de professionnels, avec des employeurs différents, des missions différentes, une quête différente. Quel va être mon choix de rencontre, quel accent vais-je mettre en exergue ?

Prenons l’exemple de ce foyer d’hébergement pour personnes handicapées, composé d’un personnel issu des filières éducatives. Ils ne m’ont même pas choisi, juste coopté sur conseil de notre responsable du service de formation permanente. L’obtention du marché (les cours de gestion et de management stratégique laissent des traces) s’est ensuite finalisée, formalisée dans la rencontre et le choix de présentation (mon choix narratif) de mon parcours, qui semblait rejoindre leurs attentes.

« Comprendre », comme nous y invite Bourdieu, pour se proposer, s’ajuster à la demande perçue. On questionne ce « qui suis-je ? » qui résonne dans l’interaction avec l’autre. Nous n’existons que dans le regard de l’autre, et c’est cet autre qui sollicite notre part convoquée.

Leur précédente expérience venait de se clore avec un cadre issu de la filière éducative qui ne répondait plus à leurs attentes, trop proche de la réunion de synthèse, n’abordant pas l’analyse avec une boîte à outil théorico-clinique. Ils se sentent démunis dans leur rencontre avec des patients en prise à des pathologies de plus en plus invalidantes sur le plan psychique. Alors je panse (cette souffrance qu’ils expriment à côtoyer la souffrance psychique) donc je suis…Je suis celui qui va faire l’affaire, qui peut répondre à leur demande du moment. Il faudra à ce titre savoir aussi quand le mandat s’arrêtera, quand « je ne serai plus ».

Dans un autre registre, ma place d’intervenant d’analyse des pratiques auprès d’un groupe d’étudiants inscrits dans le DU de musicothérapie, groupe d’étudiants scindé en trois sous-groupes pour des modalités pratiques, amène un tout autre positionnement ou, tout du moins, un questionnement.

Mes deux collègues intervenants sont psychologues, il me faut alors clarifier mon engagement. Je suis bien cadre, avec son parcours singulier, mais pas dans une rivalité de champ de compétence. Notre connaissance mutuelle favorise cette collaboration mais elle pourrait devenir précaire si nous ne nommions pas ce qui nous lie, mais aussi ce qui nous différencie. Je prends d’ailleurs le soin de bien l’évoquer aux étudiants pour que cela concoure déjà à leur parcours réflexif. Nous pouvons être dans les mêmes espaces, travailler dans la même recherche, mais la somme et la nature des participants créeront une dynamique interne différente.

L’ACCUEIL DES STAGIAIRES

Ces questions sont devenues une base de rencontre avec les stagiaires, quel que soit leur horizon professionnel. J’engage notre rencontre sur le mode : « Pouvez-vous vous situer comme étudiant, futur professionnel, dans ce que vous représentez et pouvez apporter dans notre institution, identifiant la plus-value de votre contribution ? »

Cela effraie souvent à la première rencontre, mais le cheminement de la question devient formateur. L’idée étant que le stagiaire puisse identifier en fin de stage ce qu’il apporte dans l’équipe pluridisciplinaire, au regard de la croisée de son identité professionnelle, de l’institution accueillante, et des compétences qu’il va pouvoir développer dans cette inscription.

J’ai poussé le jeu (médiation quand tu nous tiens, Winnicott est notre maître !) jusqu’à demander aux stagiaires de se positionner dans notre service en circonscrivant à cinq minutes, ce qui pourrait être essentiel à formuler, pour que nous ayons envie de les recruter. Quel serait leur argumentaire ? Qu’est-ce qui les différencie et à la fois les relie au projet de soin de l’institution, comment pourraient-ils y contribuer ?

Alors, quand l’éducateur arrive à préciser en quelques mots ce qui le différencie de l’infirmier de secteur psychiatrique dans l’accompagnement d’un atelier de médiation ou lorsque l’ergothérapeute peut identifier sa contribution dans l’atelier cuisine animé par un infirmier du service de sociothérapie, la dynamique d’équipe pluridisciplinaire prend tout son sens. Il ne faut pas faire l’économie du sens dans une époque où l’on nous préconise (martèle pour certains ressentis) le sens de l’économie.

Et l’encadrement d’équipe dans sa prise de poste

La formule peut devenir un précieux soutien.

Qui suis-je ?

Un nouveau dans l’équipe que l’on va observer pour la place qu’il occupe, le juger, mesurer, craindre, admirer, déprécier… Celui dont on nous a parlé, qui va décliner son parcours en opérant des choix narratifs, le faisant fonction (cf. Objectif soins n° 167) ou le cadre expérimenté, celui que l’on dit humain ou sans cœur, le sous-fifre de l’administration ou le rebelle de service, celui dont l’histoire professionnelle le précède dans le service, tant d’éléments qui habillent notre présence. Alors envisager le cadre interchangeable se résumerait à annuler toutes ces particularités qui rendent le cadre singulier dans la conduite de son équipe.

Où suis-je ?

Quel est le projet de soin de ce service ? Comment m’y inscrire en repérant la place que je peux occuper ? Quelles sont les interactions, le sociogramme, la philosophie de soin affichée, le réel et le prescrit ? Autant de paramètres à décortiquer, décrypter, interroger. Quelle latitude d’action me propose-t-on lors de mon recrutement et quelle traduction concrète pourrait en être l’illustration ? Autant de questions qui, si je n’en fais pas l’économie, seront des guides précieux pour ma juste inscription.

Pour quoi faire ?

C’est la résultante des deux premières questions. On identifie qui on est, ce que l’on représente, ce qui nous est demandé, nos partenaires, nos réseaux, pour ensuite guider nos actions, prioriser nos choix managériaux. Je pose mes limites car je sais où commence le champ de mon partenaire, je priorise mes investissements en lien avec l’analyse précédemment nommée. C’est dans cette alchimie nommée de la rencontre que se précise notre champ d’action.

CONCLUSION

Alors, pour conclure, le cadre peut toujours reprendre ce précepte “Qui suis-je, où suis-je pour quoi faire ?” pour conduire ses actions et s’assurer d’être au cœur de son métier. En psychiatrie, tout comme dans les soins généraux, le cadre de santé évolue dans un environnement contraint. Il doit être gestionnaire, tout en conservant à l’esprit le “où suis-je ?”, celui qui lui rappelle qu’il est là pour offrir une prestation de qualité au patient – pardon, à l’usager. Cette notion, de base, mérite toujours d’être rappelée, car elle doit rester le guide de nos choix, de nos positionnements. Chaque situation conflictuelle peut être regardée sous cette focale. C’est la croisée de ma fonction, du lieu où je l’exerce et des acteurs qui y évoluent qui me conduisent à prendre telle décision. Je peux comprendre le positionnement de l’autre, mais c’est le questionnement mutuel, à la lumière du précepte, qui pourra dénouer notre situation. La pluridisciplinarité suppose « le respect des places existantes et des différences entre soignants, nous ne faisons pas tous la même chose mais nous contribuons tous à l’accompagnement de l’enfant. Il y a une œuvre commune à réaliser et la condition de cette réalisation suppose une articulation des différences, un échange de points de vue, un travail collectif »*. Se poser la question, c’est déjà y apporter de la clarté.

Pour conclure, je tiens donc à remercier Christiane Charron, cadre supérieure de santé, formatrice à l’IFCS de Nantes, pour cet enseignement qui est maintenant devenu le préalable à toute tentative de résolution de situation.

Alors, à la lumière de ce questionnement, pourrions-nous avancer que la gestion psychique serait le meilleur prélude à la gestion économique ?

NOTE

* M. Villand. Travailler à plusieurs, transversalité, pluridisciplinarité et partenanriat. Revue enfance et Psy n° 14.