L’écriture, outil de réflexion - Objectif Soins & Management n° 202 du 01/01/2012 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 202 du 01/01/2012

 

Recherche et formation

PROCESSUS → Plusieurs auteurs en sciences de l’éducation vantent les bienfaits de l’écriture en tant que dispositif incontournable de la professionnalisation. Cependant, lors du passage à l’écriture, le scripteur connaît souvent des hésitations avant de se lancer dans son récit. De plus, le passage à et par l’écriture revêt un caractère symbolique, tel un voyage initiatique où l’errance est souvent de mise.

Au-delà de cette errance, le fait d’écrire transcende le narrateur vers une meilleure connaissance de lui-même. Mais, pour parvenir à cette meilleure connaissance de soi, différentes fonctions de l’écriture se mettent en place. Pour Clot(1), « la pensée s’extériorise dans le mot en déterminant sa signification, et le mot, simultanément, est extériorisé en fixant la pensée grâce à la contenance qu’il lui offre ». Ainsi conçu, le langage catalyse le processus de réflexivité.

Pour tenter de comprendre comment basculer dans l’écriture, cet article envisagera d’abord un étayage conceptuel autour de la bascule dans l’écriture. Ce passage à l’écriture semble facilité par deux principes : comprendre la démarche sous-tendue par l’acte d’écriture et en repérer la plus-value.

Ensuite, les grandes fonctions de l’écriture seront exposées tout en mettant en évidence celle qui semble la plus importante dans la démarche d’apprentissage de l’écrit ainsi que dans un processus de formation. Et enfin, la réflexivité sera examinée sous l’angle d’un concept porteur en formation. Deux exemples d’écrits élaborés en formation infirmière témoigneront des modalités réflexives mises en œuvre.

ÉTAYAGE CONCEPTUEL de LA BASCULE DANS L’ÉCRITURE

Dans notre vie professionnelle d’infirmier ou de cadre de santé, le passage à l’écriture (en dehors des transmissions réalisées dans les unités de soins) se traduit principalement par la rédaction de projets et de mémoires professionnels. Ce passage à et par l’écriture implique souvent des tâtonnements. Trois phases décrites par l’ethnologue Van Genep(2) peuvent être vécues. La phase de séparation, où la hantise de ne pas être à la hauteur dans le récit, de ne pas maîtriser le genre discursif et qui rejoint « l’insécurité scripturale ». La phase du seuil où dominent la peur de s’exposer, la difficulté de ne pas user de citations, mais s’approprier les différents concepts pour les réinvestir dans d’autres situations. Là, c’est la dimension identitaire qui est touchée au plus profond. En effet, à travers le récit, il est facile de situer personnellement et socialement le scripteur (3, 4). Il implique donc un positionnement sur ses points de vue, un processus de sémiotisation qui appelle à être extrêmement précis dans les récits, laissant entrevoir le rapport au monde entretenu par le narrateur. Il est un équilibre à trouver entre le désir de dire et les doutes à exposer sa parole. Et la phase d’agrégation, où prévaut notre sentiment de satisfaction de sujet écrivant. Les éléments moteurs qui permettent cette “bascule” dans l’écriture reposent essentiellement sur la compréhension de la démarche et sur la conviction des savoirs nouveaux produits par cette activité. En premier lieu, la compréhension de la démarche est le levier d’engagement dans l’activité d’écriture. Dans notre profession d’infirmière et de cadre de santé, écrire est un moyen peu utilisé et pourtant indispensable pour se faire reconnaître. Les différentes études menées, les projets élaborés existent, mais ils sont insuffisamment portés à diffusion dans les revues professionnelles. C’est pourquoi, en tant que cadre formateur, nous avons tout intérêt à valoriser cette activité auprès des étudiants, en nous appuyant sur des recherches existantes et en impulsant l’envie d’en faire de même auprès d’eux. Notre expérience récente, dans ce sens où des étudiants ont été accompagnés dans la rédaction de leur projet humanitaire diffusé sur un site Internet professionnel, permet de distinguer les différents rôles tenus par cette activité.

→ Un rôle de communication, qui réside dans le fait de dévoiler sa pensée et de s’ancrer sur des références existantes.

→ Un rôle de distanciation, par rapport à ses actions, ses affects, aux références connues pour les faire siennes.

→ Un rôle intégratif, associé à la construction de nouvelles connaissances et un rôle de transformation lié aux dimensions heuristiques et herméneutiques qu’implique cette posture réflexive. Les rôles décrits ci-dessous laissent présager, en second lieu, de la plus-value produite par l’activité d’écriture. Outre la valorisation qui découle de la reconnaissance apportée par l’exposition de l’objet des récits, écrire permet une triple transformation.

→ Transformation identitaire, car il faut oser parler de soi, se raconter.

→ Transformation socio-culturelle, car elle implique de communiquer une expérience.

→ Transformation cognitive et linguistique, parce qu’elle repose sur une prise de distance concernant ses actions, ses réactions et qu’elle demande de convoquer sa pensée devant notre support d’écriture et de la traduire fidèlement en paroles.

Écrire consiste donc à adopter une posture énonciative critique.

LES GRANDES FONCTIONS DE L’ÉCRITURE

D’après différents travaux tirés du champ de la didactique du français, plusieurs fonctions sont retrouvées dans l’acte d’écriture.

→ La fonction communicative, où nous assistons à une description du récit et où sont matérialisées des références.

→ La fonction de distanciation, qui demande de prendre du recul par rapport à ses pensées, ses références, voire ses certitudes. Il y a donc questionnement de son rapport à l’altérité et réflexion sur soi. La mise en mots joue le rôle d’explicitation pour soi de ses propres façons de faire ou de penser. Elle peut être envisagée comme une fonction de réfléchissement où le narrateur dialogue avec ses références.

→ La fonction articulatoire qui implique une imbrication des différentes fonctions mobilisées.

→ La fonction intégrative associée à l’élaboration de nouvelles connaissances.

→ La fonction réflexive qui demande une « conversation avec une situation » pour reprendre la formule de Schön(5). Il s’agit de prendre ses propres actions comme objets de sa réflexion.

→ De plus, une fonction heuristique peut être attribuée à l’écriture tant elle demande au narrateur une investigation langagière avec souvent nécessité de reprendre ses écrits et donc de découvrir sa propre manière d’écrire.

Ces différentes fonctions s’inscrivent dans une dimension herméneutique du passage. En effet, écrire suppose de s’interroger sur ses pratiques langagières, donc à se décentrer pour aboutir à une meilleure compréhension de soi dans l’activité langagière. Dans la démarche d’apprentissage de l’écrit, tour à tour les différentes fonctions tenues par l’écriture peuvent être constructives pour l’apprenant. Néanmoins, il nous semble que la fonction communicative prévaut sur les autres. La culture écrite est prédominante dans l’univers de l’enfant et constitue un moyen de transmettre des messages visuels dans le temps et dans l’espace, comme dans toute situation de communication. L’écriture est un système codé qui demande un apprentissage en trois étapes selon Ferreiro(6) : différenciation entre les marques graphiques iconiques et les marques graphiques scripturaires, construction des propriétés formelles de l’écrit et, pour finir, phonétisation de l’écriture. Durant tout parcours scolaire, l’écriture constitue une compétence transversale car, suivant les disciplines, elle permet de construire sa pensée, d’exposer une démarche, de rédiger des histoires…Bref, elle est situation de communication souvent avec l’enseignant dans un rapport normatif, mais pas encore suffisamment authentique pour prétendre reprendre les autres fonctions. Dans un processus de formation, le caractère réflexif nous apparaît comme prévalent. L’écriture a pour but de questionner l’expérience du formé. Elle contribue à mettre en exergue le “pouvoir” de l’action comme l’a démontré Piaget à travers l’ensemble de ses écrits. L’écriture, vue sous cet angle, appelle, non plus une simple posture de retrait énonciatif, mais une posture dialogique lors de laquelle le narrateur analyse sa pratique en la confrontant au réseau de concepts choisi pour comprendre et réguler son activité. Cette posture exige un regard à la fois critique pour pouvoir mettre à distance et constructif pour pouvoir élaborer des savoirs qui seront réinvestis dans les actions futures. Cette posture facilite l’assimilation des situations puisqu’il y a accommodation d’un retour narratif de l’expérience où sont abordés contexte, actions, réactions, émotions, règles, valeurs, tout ce qui contribue au questionnement éthique, incontournable en formation infirmière.

L’INTÉRÊT DU PROCESSUS de RÉFLEXIVITÉ EN FORMATION

L’écriture en formation revêt un caractère réflexif dans le sens où il est demandé au formé de se questionner sur ses pratiques. Il s’agit d’assurer un regard interprétatif et critique afin de se distancier pour entrer dans une pratique intellectuelle. Cette dernière réclame une écriture explicite qui permet la construction de la pensée. Pour autant, Lev Vygotski, à travers toutes ses œuvres et ses réflexions, insiste en exprimant que le langage modifie la pensée, mais aussi que la pensée modifie le langage. Comment s’élabore alors cette réflexivité ? Principalement basée sur le paradigme compréhensif des pratiques en lien avec l’agir de l’auteur, la réflexivité est considérée comme « une suite d’opérations relatives à une pratique intellectuelle. Elle est aussi souvent une pratique langagière, dialogique et sociale »(7).

Elle se veut langagière puisque toute réflexion repose sur le langage et tout le sens que nous voulons faire passer dans les mots choisis. Elle se veut dialogique car elle impulse un “tête à tête” entre le formé et sa pratique, avec pour toile de fond, comme analyse, l’utilisation de ses connaissances et de ses valeurs. Elle est aussi sociale, à partir du moment où l’action analysée est située dans l’espace des interactions sociales (socioconstructivisme) avec des allers et retours circulaires où interagissent subjectivité et objectivité. Nous pouvons faire le lien avec le concept piagétien d’abstraction réfléchissante. Le formé, à partir de son action, abstrait des concepts, par réflexion sur son interaction avec l’environnement. Comme dans un miroir, le formé se regarde agir et cherche à comprendre comment il s’y prend et pourquoi il agit ainsi. De nouveaux “savoirs agir” voient ainsi le jour tels le savoir déclaratif (approche adaptée du réel), le savoir procédural (savoirs à mettre en place pour optimiser le résultat) et le savoir portant sur les ressources disponibles.

En formation infirmière ou cadre de santé, la rédaction du mémoire peut s’inscrire dans la logique de réflexion sur l’action. Elle se caractérise alors par l’analyse des pratiques. Il s’agit d’une réflexion dans l’après-coup telle que la définit Perrenoud(7) avec une fonction de catharsis infléchie vers l’action passée dans le but de comprendre les actions écoulées et de construire de la cohérence pour intégrer les processus vécus. Il en ressort aussi une fonction d’apprentissage, car l’étudiant est amené à formaliser les compétences implicites produites dans l’action. Elles sont ainsi métamorphosées en savoirs d’actions puisqu’elles sont identifiées et formalisées. Même s’il est vrai qu’avant la rédaction d’un mémoire, les étudiants sont invités à procéder à une réflexion dans le feu de l’action sur leur pratique visant à la réguler. La prise de distance induite par l’écriture leur permet de s’interroger sur l’analyse de situation menée sur le vif, comme une démarche métacognitive. De la même façon, la rédaction d’analyse des pratiques sur le portfolio constitue pour l’étudiant l’occasion d’évaluer son profil de compétences afin de se montrer acteur dans sa démarche d’apprentissage en négociant, de fait, avec le cadre de santé formateur la suite de son parcours de stage.

En effet, après avoir recouru aux mêmes caractéristiques réflexives que pour l’exemple précédent, l’étudiant déduit les compétences dont il pense avoir besoin de développer afin de se projeter dans une réflexion anticipatrice de changements de l’action et ainsi produire des savoirs nouveaux pour l’action. Ces deux moments d’écriture, conçus en tant que formalisation rétrospective, amènent à apprendre des actions, à comprendre les stratégies d’actions mises en œuvre, à déduire les compétences produites et à se positionner au regard de la profession, c’est-à-dire affirmer son identité professionnelle.

Les fonctions de l’écriture sont plurielles. Elles placent le narrateur face à lui-même dans des moments alternant entre insécurité et plénitude. Toutefois, l’écriture demeure un temps fort de tout apprentissage car elle permet un passage allégorique de l’individu, se traduisant par un dévoilement de soi, une connaissance de soi accrue pour une meilleure projection de soi. Elle engendre donc une transformation. L’écriture en formation s’avère un formidable outil de construction professionnelle car elle invite à une confrontation du formé avec ses conceptions du langage dans l’intentionnalité de faire corréler au plus profond le sens donné à la pensée et à l’action. De plus, elle demande au formé de réfléchir son rapport aux valeurs pour viser un agir communicationnel et un agir éthique. La réflexivité ? Les prémices d’une métamorphose vers une pensée créatrice à visée professionnalisante.

NOTES

(1) Clot Y. Avec Vygotski. Paris : La Dispute (1999).

(2) Van Genep A. Les rites de passage. Étude systématique des rites…, Paris : Picard (1987).

(3) Bautier E. Des genres du discours aux pratiques langagières ou des difficultés à penser le sujet social et ses pratiques in Grossman F. (éd.) Pratiques langagières et didactique de l’écrit. Hommage à Michel Dabène. P.145-156. Grenoble : Ivel, Lidilem (1998).

(4) Jorro A. & Gippet F. L’écriture comme passage in Delamotte R., Gippet F., Jorro A., Penloup M.-C. Passage à l’écriture. Un défi pour les formateurs et les apprenants. Paris : Puf (2000).

(5) D. Schön with M. Rein. Frame Reflection: Toward the Resolution of Intractable Policy Controversies. New York: Basic Books, 1994.

(6) Ferreiro E. Culture écrite et éducation. Paris : Retz (2002).

(7) Perrenoud P. Adosser la pratique réflexive aux sciences sociales, condition de la professionnalisation. Éducation permanente, n° 160, (2004). 35-60.

BIBLIOGRAPHIE

→ Ouvrages • Wittorski R. L’écriture sur la pratique comme outil de professionnalisation (la contribution de l’écriture sur la pratique professionnelle à la fabrication des savoirs et des compétences). Chapitre paru dans l’ouvrage coordonné par Douard O. Dire son métier : les écrits des animateurs, 47 – 63. Paris : L’Harmattan, Débats jeunesse (2003). → Périodiques • Jorro A. Écrire en formation. Les Cahiers de Pédagogie Expérimentale. n° 11-12, (2002). 11 – 31, Université de Liège. • Jorro A. Parole, récit et écriture. Les arcanes de la professionnalisation. Questions vives, n° 3, (2004). 1 – 13. → Cours • Marzloff M., Weisser M. Didactique du français. Cours de licence en sciences de l’éducation. Cned. → Séminaires • Boissart Marielle. D4A1, L’écriture en formation. Atelier de Jorro A. (2010, avril). • Boissart Marielle. D4A2, L’écriture en formation. Atelier de Jorro A. (2010, avril). • Boissart Marielle. D4A3, L’écriture en formation. Atelier de Jorro A. (2010, avril).