VISIBILITÉ → Comment faire reconnaître et rendre visible le travail des cadres de santé auprès des équipes soignantes et des hiérarchies hospitalières ? Cette question continue de se poser à de nombreux professionnels en exercice. D’un côté, la multiplication des procédures exige des cadres une activité de reporting importante. Mais cette traçabilité laisse dans l’ombre le travail réel des cadres, ce travail de lien invisible sans lequel l’hôpital ne pourrait fonctionner.
Les cadres de santé sont submergés de travail et nombreux sont ceux qui ne comptent plus leurs heures pour assurer leurs missions. Le malaise des cadres de santé, voire leur souffrance, est d’autant plus important qu’ils ont du mal à rendre visible l’importance de l’énergie déployée. Depuis quelques années, quelques chercheurs en sciences sociales et en psychologie se sont penchés sur le travail des cadres de santé. Reprenant certaines de leurs analyses, le rapport de la mission animée par Chantal de Singly a plaidé pour la reconnaissance et une valorisation de leur travail. Le rapport de cette mission, qui s’est appuyée sur les témoignages de milliers de cadres hospitaliers, a été unanimement salué par les acteurs, même si nombre des préconisations sont restées lettre morte. Mais ce document, comme d’autres travaux de recherche disponibles, doit permettre aux cadres de mettre en lumière la réalité de leur travail pour pouvoir en débattre.
Les travaux de recherches de Paule Bourret, sociologue et cadre de santé formatrice à l’IFCS du CHU de Montpellier, ou encore de Pascale Molinier, professeure de psychologie à l’université Paris 13, ont rappelé l’importance de la prise en compte du travail réel des cadres de santé. Ces précieuses analyses s’appuient sur l’approche des ergonomes dits de langue française, lesquels ont révélé le décalage qui existe entre le travail prescrit et le travail réel. Le travail prescrit est le travail décrit dans les procédures, les prescriptions de la hiérarchie. Le travail réel est différent puisqu’il s’agit de l’ensemble des activités déployées par les femmes et les hommes au travail pour faire face justement à ce qui est prescrit. « Le travail réel n’est pas facile à reconnaître puisqu’il ne ressemble pas à ce qui est décrit. Pour le cadre de santé, le travail réel est le fruit des compromis entre les différentes logiques, notamment logique des soins, logique des coûts et de la performance, logique de l’animation des équipes », a souligné Pascale Molinier lors des dernières journées nationales d’études des cadres de santé organisées en 2011 par l’IFCS de Montpellier. Ainsi, le travail réel est en quelque sorte une énigme. Le rapport des experts réunis au sein de la mission de Singly parle même d’une sorte de visibilité “négative” du travail des cadres puisque c’est un travail qui ne se voit pas quand il est bien fait. Lorsque le cadre résout quotidiennement les problèmes qui se posent, règle les éventuels conflits, se démène pour colmater les trous dans les plannings, personne ne s’interrogera sur le lien entre les interventions constantes du cadre et le fonctionnement du service. Mais, devant le manque de personnel, des erreurs ou des mécontentements, voire des conflits au sein des équipes soignantes, il sera remarqué que le cadre ne remplit pas ses missions. Cette position névralgique du cadre de santé est d’autant plus complexe qu’il est censé faire remonter les dysfonctionnements auprès de sa hiérarchie. Et, en même temps, le cadre de santé est présent pour que cela fonctionne. En résumé, comment dire que l’organisation mise en place ne fonctionne pas ou ne peut fonctionner, alors que le travail du cadre de santé est justement d’en assurer le fonctionnement ?
Tarification à l’activité, performance et efficience, démarche qualité, accréditation et certification, standards et normes, traçabilité, équilibre financier, organisation en pôles, compétitivité, évaluation des pratiques professionnelles… Les nouvelles orientations impulsées aux établissements de santé ont un impact fort sur le quotidien des cadres.
« Les cadres de santé se retrouvent en position difficile de faire et de faire faire de la qualité tout en devant gérer leur service à moindre coût », observe Sophie Reinhardt, sociologue et auteur d’une thèse de doctorat sur les cadres de santé. Attachés à la culture soignante, les cadres de santé accomplissent aujourd’hui leur mission dans un contexte de rationalisation des moyens. Et c’est à eux qu’il est demandé des comptes sur l’organisation du travail, l’actualisation des protocoles, le dispositif de traçabilité des actes ou encore l’utilisation des ressources et des moyens mis à disposition. Les procédures obéissent à une logique pour laquelle n’est traçable que ce qui peut se “voir”, c’est-à-dire des actes, des comportements, des dossiers, des appareils et des techniques.
Selon le rapport de la mission de Singly, ces procédures atteignent le travail des cadres d’une manière très paradoxale. Censées simplifier le fonctionnement de l’hôpital, elles donnent en réalité plus de travail aux cadres de santé car elles exigent une activité de reporting importante tout en les éloignant de leurs équipes.
Qui plus est, les cadres passent du temps à “rattraper” les effets des procédures, leurs ratages ou leurs insuffisances. Car, pour que le travail soit fait, il faut parfois contourner lesdites procédures, passer par d’autres chemins, éventuellement obtenir l’accord de la hiérarchie pour ces “exceptions”. Et tout ce travail de contournement des procédures, nécessaire à la bonne marche de l’hôpital, est invisible. « Les procédures étant faites pour que tout soit prévu, traçable, contrôlable et sous contrôle, le travail des cadres en devient quasi clandestin, illégitime, voire, pour certains dirigeants, impensable », note le rapport de Singly. Dans son dernier ouvrage sur le Lean
Dans un contexte de pénurie de personnels, les contraintes de restriction budgétaire, de sécurité et de qualité des soins, ont mis l’hôpital dans une situation de fonctionnement pour le moins délicate. Paré de mille vertus, notamment en termes d’amélioration des performances, le Lean Heathcare se déploie.
Les cadres de santé sont bien souvent en première ligne de ces méthodes organisationnelles “tendance” , alors que de plus en plus de chercheurs en sciences sociales ont démontré leurs effets négatifs, voire désastreux, sur les conditions de travail et la santé des acteurs. Or le cadre de santé est aussi là pour prendre soin des soignants.
L’ouvrage de Paule Bourret sur les cadres de santé à l’hôpital
Pour mieux mettre en évidence le travail réel des cadres, Paule Bourret a suivi pendant des mois deux cadres de santé dans leur quotidien. Les travaux de recherches de sociologue ont largement contribué à porter un autre regard sur le travail des cadres. « L’observation de l’activité des cadres montre la pérennité de ce travail de lien qui peut se définir comme une activité de mise en relation, de mise en cohérence, d’intermédiaire entre des logiques, des personnes, des groupes. Il s’agit d’un travail d’articulation », a expliqué Paule Bourret. Car s’entretenir avec une infirmière pour essayer de comprendre ce qui s’est passé, téléphoner à une autre pour lui demander de venir en urgence, prendre le café avec l’équipe pour discuter de “tout et de rien” et maintenir le dialogue, recueillir toutes les informations nécessaires au sujet d’un patient, prendre le temps d’expliquer les réformes, se démener pour trouver un lit pour un patient, tout ceci ne se voit guère et n’est que peu quantifiable.
Pourtant, ce travail permanent de tissage du lien invisible par la parole est au cœur du métier de cadre de santé dont la fonction première est de permettre le travail des soignants. Paule Bourret a beaucoup insisté sur la nécessité de donner aux cadres de santé un espace pour pouvoir parler de leur travail réel, une approche partagée des difficultés rencontrées quotidiennement pour construire ensemble des réponses inédites.
Ses analyses ont d’ailleurs permis à la mission de Singly de formuler un certain nombre de recommandations visant à faire connaître le travail des cadres et valoriser leur place et rôle au sein de l’institution : création d’un collège cadre au sein du Comité technique d’établissement (CTE), représentants de collège cadres au sein de la Commission médicale d’établissement (CME), création d’espaces cadres pour permettre l’échange des pratiques…
La législation prévoit certes un collège cadres au sein de la Commission des soins infirmiers, de rééducation et médico-techniques (CSIRMT), mais le rôle de cette commission consultative est de plus en plus symbolique.
Ainsi, le décret du 30 avril 2010 a supprimé l’obligation de consulter la commission sur le projet d’établissement et l’organisation interne.
La plupart des directions hospitalières sont réticentes à multiplier les instances à côté des CME et CTE. Pour autant, quelques établissements ont souhaité associer les cadres aux processus décisionnels. Des groupes de réflexion et d’échanges entre cadres se sont mis en place dans les hôpitaux, sur l’initiative des cadres de santé ou sur celle des directions hospitalières. Leur appellation varie selon les établissements : collège de l’encadrement, comité de l’encadrement, collège du management, commission des cadres de l’établissement, comité de concertation cadre, conseil des cadres… Leur organisation n’est pas toujours formalisée, mais certains hôpitaux ont fixé un mode de désignation, le rythme de réunion et leurs missions. L’expérience du CH du Mans fait sans doute partie des initiatives les plus abouties. La direction a installé un collège de l’encadrement constitué de l’ensemble des cadres de l’établissement, lesquels ont élu un bureau de l’encadrement, instance représentative du collège des cadres. Chaque membre élu a pour mission d’animer un groupe de réflexion d’une douzaine de cadres et de porter les questions des uns et des autres auprès de la direction. Le fonctionnement de cette nouvelle instance a été défini dans le règlement intérieur. L’enjeu est de permettre aux cadres de participer aux processus de décision puisque le bureau de l’encadrement est amené à donner son avis sur les différents projets de l’hôpital. Au CHR de Metz-Thionville, la direction a opté pour une politique volontariste de positionnement des cadres. Cette politique managériale, inscrite dans le projet d’établissement, passe notamment par une parité cadres-médecins dans toutes les commissions institutionnelles de l’hôpital. Au CHU de Rouen, les membres du collège cadres ont été tirés au sort. La mission de ce collège est de préciser le référentiel métier “cadre” (formation, diffusion de l’information, etc.), discuter des sujets institutionnels sur lesquels il est consulté mais aussi de participer aux commissions institutionnelles.
(1) Salariés, le lean tisse sa toile et vous entoure…, Philippe Rouzaud, éditions l’Harmattan, 2011.
(2) Les cadres de santé à l’hôpital, Un travail de lien invisible, Paule Bourret, éditions Seli Arslan, 2006.
→ Thèse de doctorat de sociologie de Sophie Reinhardt sur les cadres de santé (2011)
http://tel.archives-ouvertes.fr (taper cadres de santé dans le moteur de droite) – Thème de la recherche : entre activités, parcours et formation des cadres de santé, quels processus de construction des compétences ?
→ Les journées nationales d’études des cadres de santé
www.chu-montpellier.fr – Rubrique IFCS/recherche/autres travaux de recherches – Les conférences audio ou actes des excellentes journées nationales organisées par cet IFCS : paroles de cadres sur leur quotidien, analyses de sociologues ou de philosophes…
→ Le rapport de la mission de Singly