Cadre de santé : quels professionnels voulons-nous former ? - Objectif Soins & Management n° 206 du 01/05/2012 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 206 du 01/05/2012

 

FORMATION

Cahier du management

Dominique Charniguet  

La nouvelle gouvernance des établissements de santé affirme la priorité du pilotage médico-économique dans un contexte de rationalisation des ressources rares, médicales, administratives et soignantes. Le défi pour les CS est et sera de maintenir le cap dans la délivrance d’une formation cohérente, pertinente et de qualité pour nos actuelles et futures générations de soignants.

« Travailler, c’est agir. Et agir, c’est mettre en mouvement ses facultés, ses attitudes, son pouvoir d’initiatives, ses connaissances. Le travail effectué n’est que le reflet de l’exercice de la compétence humaine, dans un cadre organisé, et sous enjeux partagés »… « Si la logique de compétence ne devait avoir qu’une seule signification, c’est à promouvoir et reconnaître cette absorption du travail par l’individu agissant qu’elle le devrait », selon Philippe Zarifian(1).

Les cadres de santé, qu’ils soient en position de responsabilité de proximité, coordonnant les activités quotidiennes de soins dans un but qualitatif et sécuritaire au plus proche des patients, ou encore les cadres en position intermédiaire, participant à la gestion polaire et impliqués dans les décisions stratégiques transversales et institutionnelles, ont de manière commune une question partagée avec leurs homologues exerçant en Institut de formation en soins infirmiers (Ifsi) : quels professionnels voulons-nous former puis accompagner durant leur carrière professionnelle pour répondre aux exigences des soins, eux-mêmes en constante évolution philosophique, éthique, technique et pratique ?

Débutons cette réflexion par un tour d’horizon du propre parcours professionnel de l’auteur en tant que cadre : son expérience est essentiellement celle d’un infirmier très vite spécialisé en anesthésiologie et qui, dès son retour de l’école d’Iade du CHU de Strasbourg, s’est vu confier la mission “d’encadrer”, d’accompagner les étudiants à la fois de l’Ifsi et ceux des écoles d’Iade de Besançon et Strasbourg.

C’est donc le premier lien, la première appétence et un réel attrait pour la fonction d’encadrement que dessine cette mission d’accompagnement des étudiants. Il est vrai que la dimension institutionnelle dans l’exercice professionnel a toujours été vive puisque membre de la Commission de soins (à l’époque) et du Conseil pédagogique de l’Ifsi. Mais, après dix-neuf ans passés dans l’étroitesse des salles d’opérations et l’intimité du plateau technique opératoire, l’auteur a souhaité aller plus vaillamment dans l’exploration de la fonction d’encadrement, ce qui s’est concrétisé par deux années en tant que “faisant fonction” de cadre de santé en médecine interne et gériatrie et hôpital de jour de médecine avant d’entrer à l’IFCS du CHRU de Dijon.

L’encadrement des collègues IDE, AS et ASH a mobilisé des compétences managériales, d’une part, mais également un accompagnement “semblable” à celui des étudiants, dans l’appropriation de nouvelles procédures, techniques de soins…

Quelle articulation entre encadrement et formation dans une posture de cadre ? Pour l’auteur, elle était à cette période si étroitement liée qu’aucune différentiation ne lui serait venue à l’esprit. Avait-il un comportement “différent” entre ses actions managériales et d’accompagnement individualisé, voire collectif ? Le compagnonnage d’une part (étudiants et collègues) et le management d’autre part ne forment-ils pas un tout ?

Y a-t-il un “dédoublement de personnalité” à faire selon ses actions, les moments de la journée, les missions à accomplir… ou tout n’est-il pas intimement lié ?

Dans sa fonction actuelle de cadre supérieur de santé Iade, assistant de pôle, un fort axe managérial est à développer, sans parler des aspects gestionnaires qui phagocytent l’essentiel de son temps. Mais l’accompagnement des projets individuels de formations, des projets professionnels divers et variés, des axes des différents plans d’actions relatifs au projet d’établissement, de projet et contrat de pôle, mobilisent des compétences “pédagogiques” au quotidien.

FORMATION

L’Ifsi accueille de futurs professionnels, des personnes en devenir dont nous savons qu’elles construiront leur propre modèle professionnel à partir de modèles et de contre-modèles de formateurs et/ou de professionnels. La formation peut donc ici être associée à la notion de projet qui, selon J.-M. Barbier, « est ce qui donne du sens au comportement et ce qui motive l’individu qui agit toujours dans l’attente de quelque chose »… « Le projet n’est pas une simple représentation du futur, de l’avenir, d’une idée, c’est un futur à faire, un avenir à concrétiser, un possible à transformer en acte. »(2) Le concept de compétence est ainsi directement convoqué.

SAVOIRS ET ENSEIGNEMENTS

Quels sont les visées du cadre formateur ou manageur, quelles valeurs portent ses actions de formations, quels objectifs d’apprentissage : acquisition de savoirs ou développement de capacités ?

Et lorsque l’on parle de savoirs, s’agit-il de savoirs théoriques, procéduraux, savoir-faire, savoirs sociaux, savoirs expérientiels, de qualités, valeurs, ressources et connaissances de l’environnement ? Quelle compétence nécessaire ou recherchée ? Quelles compétences à acquérir, construire et développer de manière individuelle aux prémices de son apprentissage comme durant tout le développement de son identité professionnelle en posture de professionnel accompli, voire expert ? Pour tout cadre de santé et quel que soit son lieu d’exercice, au sein d’une promotion d’étudiants ou au cœur d’une équipe soignante, Le Boterf rappelle que « la compétence collective ne peut se réduire à la somme des compétences individuelles qui la compose. Elle dépend largement de la qualité des interactions qui s’établissent entre les compétences individuelles. Elle se forge dans l’expérience, l’épreuve du réel et l’entraînement du collectif. Résultante de la coopération et de la synergie qui s’opère entre les compétences et l’organisation de l’équipe dans une logique d’atteinte de résultats »(3).

N’est-ce pas là le cœur de métier du cadre manageur ? Est-ce bien différent pour le cadre formateur lorsque l’on objective l’alternance qui prévaut au mode d’apprentissage du métier d’infirmier ?

Il est sans doute utile, à ce moment de la réflexion, de porter un regard sur la manière dont cadre formateur et cadre manageur interrogent leurs actions de formation, issues d’une longue histoire évolutive en termes de théories et modèles de l’apprentissage.

Interroger ces théories et modèles d’apprentissage conduit à porter une réflexion sur le savoir en tant que tel, définition même de l’épistémologie.

Les théories béhavioristes (théories associationnistes, environnementales, comportementales) du début du siècle dernier, où les apprentissages sont décrits comme des conditionnements répondant ou opérant à des influences particulières de l’environnement, et où l’acquisition d’une nouvelle conduite se fait à la suite d’un entraînement particulier, ont été largement décrites, exploitées par des auteurs tels Edward Thorndike, John Broadus Watson et Ivan Petrovitch Pavlov. Leurs principes et modalités d’apprentissage mettaient en avant la modification du comportement par l’apprentissage réflexe, le but affiché d’acquérir par répétition, discrimination et généralisation. L’hégémonie de la psychologie expérimentale évoluera avec Skinner qui introduira les notions d’apprentissage par tâtonnements, essais et erreurs, la satisfaction éprouvée renforçant la compétence, les débuts de la pédagogie par objectifs.

Les théoriciens de la psychologie de la forme ou gestaltistes s’opposent radicalement aux béhavioristes au milieu du vingtième siècle. Ils mettent en évidence que la résolution d’un problème n’est pas la simple conséquence d’un conditionnement, mais qu’elle suppose la compréhension de schèmes d’actions complexes entre eux. Tâtonnements, mais également courte réflexion induisent une soudaine compréhension. La psychologie cognitive, développée à partir des années 1960, détrône progressivement la théorie béhavioriste. Ainsi, l’apprenant n’est plus un sujet qui se contente d’assimiler des données brutes, il sélectionne les informations, il mobilise ses facultés mémorielles, ses propres représentations de son environnement, des stratégies de résolution de problèmes pour atteindre le but affiché.

Ce dernier modèle, socioconstructiviste, sera décrit par Jean Piaget, Albert Bandura et Lev S. Vigotsky. Psychologie différentielle, structuration de la pensée, les modèles et modalités de l’“Apprendre” reposent sur la construction de schèmes qui se complexifient, le sujet, passant de l’action à l’abstraction, alimente son propre développement à l’aide d’autrui. Nous sommes ici au cœur de l’apprentissage par alternance : celui-là même qui régit la formation des futurs professionnels infirmiers et celle des professionnels en formation continue tout au long de la vie.

QUEL PROFESSIONNEL FORMER ?

La formation des infirmiers et infirmières est donc alternativement réalisée en institut par l’acquisition de savoirs théoriques, dans une nouvelle dimension universitaire avérée depuis l’entrée du processus de la formation infirmière dans le système licence-master-doctorat ; et sur le terrain où exercent les professionnels au contact direct des patients, dans l’apprentissage de savoir-être et savoir-faire, dans une réalité médico-économique structurée par la nouvelle gouvernance.

L’apprenant construit ses compétences et son identité dans deux sphères complémentaires dans lesquelles exercent les cadres formateurs et cadres manageurs. L’accompagnement du sujet apprenant, qu’il soit étudiant ou plus tard professionnel en renforcement de compétences, se formalise autour des notions de contrôle et d’évaluation.

Le formateur est amené à contrôler, en se référant à la norme, à la conformité. Le contrôle reste une fonction facilement individualisable, voire automatisable.

L’évaluation est un processus, une démarche essentiellement temporelle, intersubjective, où les questionnements portent sur le sens, la signification des phénomènes à propos desquels on s’interroge. Elle permet de mettre en valeur et favorise le repérage de réussites au même titre que d’erreurs. Elle vise à déclencher un processus de modification. L’évaluation demeure indissociable d’une herméneutique : elle donne matière à interprétation. Elle est plutôt littérale que numérique, retient des critères et des indicateurs, peut avoir une fonction plus collective.

Pour Jacques Ardoino, « le contrôle, d’intentionnalité plus universelle, est plus naturellement approprié aux formes les plus classiques (apolliniennes), et les plus analytiquement simplifiables, des activités humaines. À l’évaluation revient sans doute le lot, plus particulier mais néanmoins éminent, de l’intelligence du baroque. Le travail éducatif tente justement de réussir à conjuguer les deux »(4).

Chantal Eymard-Simonian explique que, « lorsqu’il s’agit de former un professionnel compétent capable de soigner une personne ou un groupe dans des situations de soins variés, la question devient : quelle évaluation et pour quel professionnel ? En effet, les pratiques d’évaluation participent à la formation de l’identité professionnelle des étudiants »(5).

Nous retrouvons là notre question initiale de ce chapitre : quel professionnel infirmier voulons-nous former ?

Contrôle et évaluation peuvent signifier deux paradigmes différents, mais sans différentiation pour les évalués. Étudiants en cours de formation, professionnels lors des entretiens annuels d’évaluation, les fonctions contrôle et évaluation des cadres de santé formateur et manageur se croisent, se superposent.

À l’évaluation “contrôle du sens” succède celle du “questionnement du sens”. Sa logique est celle « de l’accompagnement de la dynamique de changement. Son but est de questionner les institutions en place, interroger les “allant de soi”, bousculer les certitudes, déranger les organisations existantes, exciter le processus de vie du système et sa pertinence, innover, créer. Elle est donc affirmation de l’écart à la règle, à la loi et victoire du désordre sur l’ordre, de l’hétérogène sur l’homogène, de la différence sur le même »(6).

La construction de la compétence, héritière des théories et pratiques de l’apprentissage qui se sont succédé au cours du dernier siècle, implique une dimension managériale dans l’acte pédagogique. La construction du dispositif de formation par l’équipe pédagogique de l’Ifsi, vise à offrir un sens, une direction à l’apprenant. C’est ainsi créer des conditions de motivation dans lesquelles chaque individu pourra satisfaire son niveau d’aspiration en trouvant une réponse à sa motivation. Alexander Muchielli atteste qu’« être motivé, c’est d’abord pouvoir donner un sens à son action ».

Pour Henry Mintzberg, « le cadre a un rôle d’entrepreneur qui prend l’initiative et assure la conception d’une bonne partie des changements contrôlés de son organisation. Il est perpétuellement à l’affût des problèmes et des opportunités ». « En tant que répartiteur des ressources, le cadre confie des tâches et des responsabilités permettant une valorisation des ressources personnelles de chacun. Responsabiliser, c’est inciter à l’action, faire assumer les conséquences de ses actes et favoriser l’implication. »(7)

MOTIVER

Le cadre a donc la responsabilité de créer des conditions de motivation, celles-ci sont étroitement liées aux possibilités de poursuivre et entretenir une dynamique individuelle et collective de formation au sein de l’équipe en responsabilité. Le cadre manageur ne peut s’exonérer de sa fonction de formateur, dans l’élaboration annuelle de son plan de formation continue comme dans la dynamique quotidienne qui régit les activités de soins des professionnels.

Pour Levy-Leboyer, « la possibilité pour l’individu d’acquérir de nouvelles compétences crée à la fois la satisfaction due au sentiment qu’on acquiert de nouvelles connaissances, à la réduction du stress devant des situations imprévues ainsi que de l’implication qui naît de se sentir en position d’assumer correctement des responsabilités difficiles ».

CONCLUSION

Donner du sens, accompagner, contrôler et évaluer, créer des conditions de motivations et d’appropriation de nouvelles compétences, dans une dynamique individuelle du jeune apprenant étudiant infirmier ou du professionnel avéré en progression, voire évolution, ou dans un processus collectif d’évaluation qualitative des actes de soins d’une équipe. Autant de responsabilités communes et partagées dans la fonction de formateur du cadre de santé en institution de formation et dans celle du cadre de santé des secteurs d’activités de soins.

Former est donc imprimer une dynamique individuelle et/ou d’équipe, source de motivation et de développement de compétences, d’appropriation d’une posture professionnelle, d’intégration intime d’une identité professionnelle.

Le cadre de santé s’adresse au professionnel, assume un acte managérial de formateur pour créer une dynamique d’équipe. Et lorsque l’on sait que la dynamique d’équipe est source de performance, soignants et institution ne peuvent récolter que des bénéfices au déploiement de la fonction de formateur du cadre de santé, qu’il soit cadre formateur, cadre de proximité ou, à un niveau plus stratégique, cadre de pôle, d’ailleurs responsable par délégation de gestion… des crédits de formation des personnels non médicaux du pôle.

La nouvelle gouvernance imprime donc une opportunité à saisir dans la définition des axes de formation à mettre en œuvre au plus près du terrain, pour répondre aux mieux aux exigences des niveaux de compétences requis pour assurer un haut niveau de qualité et de sécurité des soins : l’assurance de la performance soignante.

L’“universitarisation” de la formation en soins infirmiers impose une appropriation appuyée par l’ensemble des cadres de santé des théories pédagogiques et méthodes d’apprentissage au même titre que des constituants de la fonction de manageur.

La fonction de formateur est une réalité quotidienne du cadre de santé quel que soit son lieu d’exercice. Encore faut-il qu’il ait conscience qu’un acte de management peut être fondamentalement, intrinsèquement, un acte de formation !

NOTES

(1) Zarifian P. Objectif compétence, éd. Liaisons, Rueil-Malmaison, 2001 (Coll. Entreprise et Carrières).

(2) Barbier J.M. Savoirs théoriques et savoirs d’action, Puf, 1996.

(3) Le Boterf G. Construire les compétences individuelles et collectives, Paris, éditions d’Organisations, 1997.

(4) Ardoino J. L’intrication du contrôle et de l’évaluation dans les pratiques éducatives, L’Éducation, 1997.

(5) Eymard-Simonian C. “Processus d’évaluation et processus de formation”, Soins Cadres, n° 45, février 2003.

(6) Vial Michel, “Se former pour évaluer. Se donner une problématique pour élaborer des concepts”, De Boeck Université, 2011.

(7) Mintzberg H. Le manageur au quotidien, éditions d’Organisation, 1984.