Objectif Soins n° 208 du 01/09/2012

 

Droit

Gilles Devers  

Une IDE peut-elle d’elle-même substituer le mode d’administration qui était prescrit ? Risque-t-elle un licenciement ? Si elle le fait, en fonction de quels critères ?

Chacun connaît la formule : l’IDE pratique « en application d’une prescription médicale ». Mais que signifie exactement cette formule ? La prescription s’impose à l’infirmière, mais quelle doit être son attitude si la prescription lui apparaît dangereuse ou incohérente, ou si le mode d’administration se révèle inapproprié ? Tout va très bien si le médecin est à proximité et que l’on peut demander des explications. Mais quid dans l’infirmière se retrouve seule et qu’une situation de fait l’amène à décider ?

C’est un débat aussi quotidien qu’important pour les infirmières, et une affaire jugée par la Cour administrative d’appel de Versailles ce 22 mars 2012 donne un éclairage intéressant. L’infirmière avait été licenciée par le centre hospitalier pour avoir substitué le mode d’administration et la Cour a annulé ce licenciement. La solution n’est pas générale, mais liée aux circonstances de fait. Pour autant, la cour, à juste titre, reconnaît une part d’appréciation de l’infirmière qui est inhérente à son indépendance professionnelle. Regardons cette affaire de près.

LES FAITS JUGÉS PAR LA COUR

Carrière

Il s’agit de la situation d’une infirmière du centre hospitalier René-Dubos de Pontoise depuis novembre 2002. Elle exerçait sur un poste de nuit dans le service de suite et de réadaptation.

Il n’y avait pas d’antécédents disciplinaires. C’était donc une infirmière appréciée après six ans de service.

En cas de faute, l’absence d’antécédents n’interdit pas le licenciement si les faits reprochés sont de nature à justifier le départ immédiat de l’agent public. Mais l’absence d’antécédents joue beaucoup dans l’appréciation du comportement.

La substitution du mode d’administration

Les faits ont eu lieu dans la nuit du 20 au 21 mars 2008. Une patiente avait été admise la veille dans le service, porteuse d’une maladie engageant le pronostic vital, et le médecin avait prescrit un traitement morphinique par voie sous-cutanée. De fait, la patiente souffrait de douleurs intenses et le traitement aurait été efficace, mais lorsque l’infirmière a voulu pratiquer cette injection, la patiente a manifesté un refus. L’infirmière a cherché à dialoguer et à convaincre, mais rien n’y a fait.

Le dossier ne laisse pas apparaître la présence de protocoles et l’infirmière a cherché à joindre le médecin de garde, mais en vain. Aussi, d’elle-même, elle a fait le choix d’administrer le traitement morphinique par voie intraveineuse, avec une seringue électrique. La prescription médicale prévoyait une demi-ampoule de 10 mg matin et soir, et une demi-ampoule supplémentaire en cas de douleurs. L’infirmière a procédé à la mise en place de l’injection pour une dose de 10 mg en 24 heures. Le traitement a été efficace. L’infirmière a ensuite rapporté ce qui s’est passé dans le dossier de soins.

La réaction du centre hospitalier

Le médecin a protesté devant cette initiative, et le cadre de santé a fait un rapport à la direction de l’établissement. Celle-ci a pris deux décisions : engagement d’une procédure disciplinaire, en notifiant les griefs à l’IDE, et dans l’attente de la décision, affectation de l’IDE en qualité d’aide-soignante sur un autre service, ce qui a été respecté par l’IDE. Le licenciement a été prononcé le 14 avril 2008 pour faute professionnelle avec effet au 1er mai 2008. Comme il se doit, la lettre de licenciement est motivée, et la direction de l’établissement retient trois griefs :

• une faute professionnelle grave pour manquement aux obligations imposées par les articles R. 4311-2 et R. 431-7 du Code de la Santé publique (CSP) relatifs à la pratique des actes professionnels,

• non-respect des prescriptions médicales,

• exercice illégal de la profession médicale dans l’acte de prescrire un traitement médicamenteux.

LES JUGEMENTS RENDUS

Le tribunal administratif valide le licenciement

L’IDE a saisi le tribunal administratif compétent, celui de Cergy-Pontoise, qui ne lui a donné raison que sur un point : les faits ne constituent pas le délit d’exercice illégal de la médecine. Pour l’hôpital, il s’agissait d’un empiétement sur le domaine médical, qualifié d’exercice illégal de la médecine. Cette analyse ne tenait pas.

La notion d’exercice illégal de la médecine suppose une répétition d’actes. La loi sanctionne une pratique consistant à poser des diagnostics et à définir des thérapies sans avoir le diplôme de médecin. Un acte isolé peut être une faute, mais il ne peut être qualifié d’exercice illégal de la médecine.

Pour autant, le tribunal administratif a estimé que la substitution du mode d’administration était une faute, et une faute suffisamment grave pour justifier le licenciement de cette infirmière.

La Cour administrative d’appel annule le licenciement

L’infirmière a interjeté appel, avec deux arguments en défense.

Tout d’abord, elle soutenait avoir respecté les règles de la profession, car elle avait inclus son action dans les limites de la prescription médicale. Elle expliquait avoir dû faire face à une situation particulière en l’absence de contact possible avec le médecin de garde, tenaillée entre une souffrance qui se prolongeait et le refus de la patiente de subir une injection.

Par ailleurs, elle soutenait que la sanction était disproportionnée, car même si l’on considérait l’acte comme fautif, il s’agissait d’un acte isolé.

Pour statuer, la Cour rappelle la teneur des textes qui lui paraissent importants. La Cour a rappelé le statut des produits morphiniques (CSP, article L. 5132-1), mais la prudence liée à la circulation de ces médicaments ne remet pas en cause l’application des textes généraux définissant le rôle de l’infirmière dans l’administration des médicaments.

La base de tout, le répétera-t-on assez, est l’article R. 4311-2 du CSP : « Les soins infirmiers, préventifs, curatifs ou palliatifs, intègrent qualité technique et qualité des relations avec le malade. Ils sont réalisés en tenant compte de l’évolution des sciences et des techniques. Ils ont pour objet, dans le respect des droits de la personne, dans le souci de son éducation à la santé et en tenant compte de la personnalité de celle-ci dans ses composantes physiologique, psychologique, économique, sociale et culturelle : (…) 4° De contribuer à la mise en œuvre des traitements en participant à la surveillance clinique et à l’application des prescriptions médicales contenues, le cas échéant, dans des protocoles établis à l’initiative du ou des médecins prescripteurs (…).? »

Dans ce cadre s’applique l’article R. 4311-7 du CSP : « L’infirmier infirmier ou l’infirmière est habilité à pratiquer les actes suivants soit en application d’une prescription médicale qui, sauf urgence, est écrite, qualitative et quantitative, datée et signée, soit en application d’un protocole écrit, qualitatif et quantitatif, préalablement établi, daté et signé par un médecin : (…) 6° Administration des médicaments. »

La Cour en vient ensuite à l’examen des faits, et pour dire qu’il n’y a pas de faute grave, elle retient trois points, procédant à une analyse des risques pris.

• D’abord, le dosage. La prescription était l’injection en sous-cutanée d’une demi-ampoule de 10 mg matin et soir, avec la possibilité d’ajouter une demi-ampoule de plus. L’infirmière a mis en place une seringue électrique réglée sur 10 mg en 24 heures. Aussi, la Cour retient que l’infirmière est restée dans le cadre de la prescription et qu’« aucun risque de surdosage ne peut être reproché à la requérante ».

• Ensuite, la Cour analyse la pertinence des décisions prises pour dire que les douleurs ont été soulagées et que le mode d’administration n’a causé aucun effet indésirable.

• Enfin, la Cour analyse le comportement global de l’infirmière qui ne pouvait pas joindre le médecin de garde, et qui avait démontré ses compétences par sa manière de servir pendant six ans.

Dans ces conditions, la Cour estime qu’il n’y avait pas matière à prononcer un licenciement pour faute grave.

L’affectation sur un poste d’aide-soignante

Le centre hospitalier soutenait que l’infirmière ne pouvait pas contester son affectation sur le poste d’aide-soignant, car elle l’avait accepté en y prenant son service normalement. La Cour décide d’écarter l’argument, et c’est heureux.

L’infirmière s’était trouvée dans une situation de contrainte. Un éventuel refus aurait conduit à son licenciement immédiat et à la perte des revenus. Aussi, il ne s’agissait pas d’une acceptation, mais de la soumission à une situation de contrainte.

Cette affectation était une rétrogradation, donc une sanction. Dans la mesure où la Cour juge qu’il n’y a pas de faute, elle annule également cette mesure.

ORDRE HIÉRARCHIQUE ET PRESCRIPTION MÉDICALE

Une infirmière, dans son exercice professionnel, est-elle en situation d’obéissance ? L’affaire se trouve très éclairante pour distinguer deux types de situations.

L’ordre hiérarchique

L’ordre est celui donné par la direction affectant l’infirmière dans un autre service en qualité d’aide-soignante. L’ordre était abusif, mais si elle avait opposé un refus d’exécution, l’infirmière aurait commis une faute disciplinaire. L’administration est l’autorité hiérarchique, et toute personne qui reçoit un ordre hiérarchique doit l’exécuter, quitte à le contester par les procédures légales.

La prescription médicale

La situation est bien différente s’agissant de la prescription médicale qui ne peut être assimilée à l’ordre hiérarchique. La prescription médicale est le passage d’une compétence à une autre. Le médecin est le seul à avoir la compétence sur le diagnostic et la thérapie. Mais le médecin, par la prescription, passe à une autre compétence, car l’infirmière est la plus compétente dans le domaine de l’administration. Cette compétence autonome ne contredit pas le principe, à savoir l’application de la prescription. Mais l’infirmière commet une faute si elle se place en situation d’exécution, c’est-à-dire si elle abandonne la part de libre arbitre et d’appréciation qui est inhérente à sa fonction d’infirmière.

Si l’infirmière, qui a des connaissances en pharmacopée et une pratique, peut analyser un traitement comme inadapté et dangereux, elle engage sa responsabilité en cas d’exécution servile. L’infirmière doit toujours être en situation de relation vis-à-vis du patient, et vis-à-vis des médecins.

C’est d’ailleurs une garantie pour le patient et pour le médecin que de savoir que les demandes du patient sont entendues, et que l’infirmière peut saisir le médecin des difficultés que paraît poser une prescription.

Pas de médecin à contacter…

L’une des difficultés du dossier est que l’infirmière ne pouvait contacter ni le médecin prescripteur, ni le médecin de garde.

La première question est de savoir si elle pouvait passer outre le refus de l’injection sous-cutanée manifesté par la patiente. La réponse est non. L’infirmière doit se montrer convaincante, et savoir faire céder des résistances non justifiées. Mais, face à un refus, elle ne peut passer outre, sauf urgence vitale.

C’est dans ce contexte que la Cour a reconnu comme légitime la substitution qu’a opérée l’infirmière, en notant que, s’il y avait eu un recalcul du dosage, on restait dans le cadre de la prescription, et que le traitement avait été efficient. L’infirmière, qui avait cherché en vain à joindre le médecin de garde, était reconnue comme une professionnelle avisée. Il ne faudrait donc pas déduire de cet arrêt une solution générale, car l’analyse est très contextualisée. Pour autant, l’infirmière aurait commis une faute en exécutant la prescription médicale comme un ordre, et elle n’a pas commis de faute en puisant dans les ressources de son rôle autonome pour adapter au mieux le traitement dans ce qu’elle estimait être dans l’intérêt du patient.

La solution de la Cour administrative d’appel doit être entièrement approuvée, car elle se situe entre les deux écueils, refusant l’idée d’une infirmière en situation d’exécution et fixant des limites à cette part d’autonomie. On retiendra une confirmation : l’infirmière dispose toujours d’une part d’appréciation, inhérente à sa formation, et qui a pour borne sa responsabilité.

ÉTAPE DANS LA JURISPRUDENCE

LES COURS ADMINISTRATIVES D’APPEL

Il faut bien situer l’importance d’un arrêt de Cour administrative d’appel. Ces Cours ont une grande autorité, car elles centralisent une part importante au contentieux dans la mesure où il n’y a que huit Cours administratives d’appel en France, et elles ont compétence sur tout le contentieux des hôpitaux publics. Une jurisprudence est véritablement établie quand la décision a été rendue par le Conseil d’État, et encore si le Conseil d’État rédige l’arrêt de manière à poser un principe d’interprétation. Ces conditions ne se trouvent pas dans la présente affaire, mais cet arrêt ne peut pas être considéré comme une décision de justice isolée, car les principes qu’elle pose sont très solides. Un point montre que le débat n’avait rien d’évident, car la Cour a réformé le jugement qui avait été rendu par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise le 3 mai 2010. Cela donne d’autant plus d’intérêt à cet arrêt.

Les textes sur la mise en œuvre du traitement

Deux textes particulièrement pertinents auraient pu être retenus par la juridiction.

Il s’agit de l’article R. 4311-8 du CSP, texte spécifique sur les traitements antalgiques.

« L’infirmier ou l’infirmière est habilité à entreprendre et à adapter les traitements antalgiques, dans le cadre des protocoles préétablis, écrits, datés et signés par un médecin. Le protocole est intégré dans le dossier de soins infirmiers ».

Mais la principale référence est l’article R. 4312-29 du CSP.

« L’infirmier ou l’infirmière applique et respecte la prescription médicale écrite, datée et signée par le médecin prescripteur, ainsi que les protocoles thérapeutiques et de soins d’urgence que celui-ci a déterminés.

« Il vérifie et respecte la date de péremption et le mode d’emploi des produits ou matériels qu’il utilise.

« Il doit demander au médecin prescripteur un complément d’information chaque fois qu’il le juge utile, notamment s’il estime être insuffisamment éclairé.

« L’infirmier ou l’infirmière communique au médecin prescripteur toute information en sa possession susceptible de concourir à l’établissement du diagnostic ou de permettre une meilleure adaptation du traitement en fonction de l’état de santé du patient et de son évolution.

« Chaque fois qu’il l’estime indispensable, l’infirmier ou l’infirmière demande au médecin prescripteur d’établir un protocole thérapeutique et de soins d’urgence écrit, daté et signé.

« En cas de mise en œuvre d’un protocole écrit de soins d’urgence ou d’actes conservatoires accomplis jusqu’à l’intervention d’un médecin, l’infirmier ou l’infirmière remet à ce dernier un compte rendu écrit, daté et signé »