Dans une carrière infirmière, souvent considérée comme linéaire, le statut de “faisant fonction” de cadre de santé offre une opportunité d’évolution ?
Aller du poste d’infirmière à celui de cadre de santé, sans passer par la case formation : le pas peut être vite franchi. Alors que la profession souffre d’une pénurie de soignants, les établissements de santé multiplient le recours à cette pratique. Aussi intéressant soit-il, l’apprentissage “sur le tas” soulève néanmoins bon nombre d’interrogations. Quelles sont les attributions d’un “faisant fonction” Combien de temps dure cette période transitoire ? Comment ces nouvelles responsabilités sont-elles acceptées ? Qu’apportent-elles aux infirmiers qui choisissent cette position ?
L’itinéraire des “faisant fonction” est difficile à appréhender. « Il n’existe aucune statistique les concernant », explique en effet la sociologue Sophie Reinhardt
Si le souhait du postulant est préférable pour une meilleure intégration dans l’équipe d’encadrement, il arrive parfois que son avis soit peu pris en compte… Selon Sophie Reinhardt, « par manque de personnel cadre de santé, on sollicite de manière très directive, voire forcée, un infirmier ayant de l’ancienneté et de l’expérience dans le service pour prendre le relais et pour remplacer un cadre de santé ».
Supposé être dérogatoire, le statut de “faisant fonction” reste assez nébuleux. Instauré par l’arrêté du 18 août 1995, le diplôme de cadre de santé est obligatoire pour prétendre obtenir le statut officiel de cadre. Et il ne s’acquiert qu’après une année d’études (et un concours d’entrée) à l’IFCS. Aucune validation des acquis de l’expérience (VAE) n’est possible. En revanche, la loi demeure assez confuse concernant les “faisant fonction” et la durée légale durant laquelle ils peuvent s’exonérer du diplôme. « Il n’y a que pour les “faisant fonction” de cadres formateurs qu’un délai maximal est imposé, précise Marie-France Guilbert, directrice de l’IFCS-Croix-Rouge Paris. Au bout de trois ans, ils doivent avoir passé le diplôme. » Malgré l’absence d’obligation, dans le secteur public, la pratique dépasse rarement les trois années. « Il n’y a aucune obligation réglementaire, mais on ne peut pas rester “faisant fonction” pendant trop longtemps, confie Lucile Blanchard. Tout dépend de l’établissement employeur. Certains prévoient même de financer la préparation au concours d’entrée à l’IFCS. »
Dans le secteur privé, en revanche, le passage par la case IFCS semble moins évident. « C’est une pratique plus répandue dans le médico-social », souffle l’une des fédérations concernées. Et Chantal Eymard, cadre de santé et maître de conférences en sciences de l’éducation, de souligner : « La période de “faisant fonction” reste transitoire dans le public. En revanche, parmi nos étudiants [qui suivent une formation universitaire dédiée au management moins coûteuse que l’IFCS, ndlr], nous voyons souvent des personnes issues du privé qui ne peuvent pas faire l’école des cadres car leurs employeurs ne sont pas prêts à financer un tel projet. »
S’ajoute peut-être aussi le fait que l’absence de diplôme permet aux établissements une petite économie en termes de masse salariale… Pour les infirmiers concernés, en effet, le changement de statut ne conduit pas toujours à une revalorisation salariale. Tout dépend de la politique des établissements. Ils peuvent, ou non, accorder la prime d’encadrement (dont le montant est le même que pour une cadre de santé titulaire). « Cela représente tout juste 90 euros brut », détaille Lucile Blanchard. Pas sûr, pour autant, que cette somme fasse partie des motivations pour devenir “faisant fonction”. « Au contraire, s’exclame Fabienne Houard, cadre de santé à Elbeuf (76). J’ai même perdu de l’argent, comparé à une infirmière avec la même ancienneté que moi… Avec les primes de weekend et de jour férié, je gagnais nettement plus. » La reconnaissance concernant la rémunération semble pour le moins réduite.
De plus, le statut de “faisant fonction” place souvent l’infirmier dans une situation inconfortable en termes de légitimité. Pourquoi donc s’infliger un tel exercice ? D’autant que leurs responsabilités sont les mêmes que celles d’un cadre titulaire.
Parmi les motivations évoquées par les témoins de cette enquête, deux points arrivent en tête.
D’une part, bien que transitoire, ce statut offre une meilleure qualité de vie : il permet à l’infirmier d’avoir des horaires plus conventionnels, compatibles avec une vie sociale. D’autre part, cette nouvelle fonction recouvre l’idée d’un véritable challenge. Elle impose, certes, des responsabilités plus importantes, mais pousse aussi vers de nouveaux défis professionnels. « Pour ma part, je suis issue d’une famille de professions libérales, révèle Fabienne Houard. J’ai toujours aimé monter des projets. D’ailleurs, je ne me vois pas terminer ma carrière dans mon poste actuel. »
S’ajoutent d’autres visions, plus idéalistes… « Certains espèrent être le cadre qui parviendra à résoudre tous les problèmes qu’ils ont rencontrés en tant qu’infirmiers », commente Chantal Eymard. Avant de rappeler l’intérêt de se confronter à la réalité : « En “faisant fonction” de cadres, ils peuvent sortir de l’illusion de la posture du cadre tout-puissant. »
Nul doute : faire fonction de cadre n’est pas donné à tout le monde. C’est d’ailleurs pour cette raison que Karen Inthavong s’attache à « repérer des aptitudes de management » parmi son personnel soignant. « Il s’agit de ne pas mettre en difficulté une personne en lui proposant un poste », insiste le directeur de soins. Pour y parvenir, cette dernière a mis en place un système de tutorat informel dans son établissement : « Chaque “faisant fonction” a un cadre de santé référent. » Reste que ce genre de pratique n’a pas cours partout… Il arrive encore que le “faisant fonction” soit propulsé dans un service, seul, sans parcours initiatique ! Il faut alors qu’il change de braquet : il n’est plus question de se positionner en simple soignant. Il doit également gérer les plannings, les stocks, les soucis du quotidien, mais aussi – et surtout – manier deux logiques qui s’affrontent : celle du soignant et celle de la direction. « Il faut parfois appliquer une politique à laquelle vous n’adhérez pas », souligne Lucile Blanchard. D’où l’importance de pouvoir se tourner vers « des personnes ressources », comme l’indique Fabienne Houard.
Selon Chantal Eymard, il faut être en mesure de prendre du recul sur sa pratique. « Tout dépend des personnes. On voit certains infirmiers qui ont vingt ans d’expérience, mais qui ne sont pas en capacité de verbaliser ce qu’ils ont acquis, de faire des liens avec la théorie, estime la maître de conférence. Pour être cadre, il est important d’être en mesure d’analyser les pratiques, de théoriser l’évaluation (notamment en vue d’une meilleure qualité des soins), d’avoir le sens de la communication, d’adopter une posture de cadre, de repérer les besoins de formation… » Si certaines compétences relèvent plus du caractère propre à chaque individu, d’autres s’acquièrent à travers une formation dédiée. « Le management, ce n’est pas inné, observe ainsi Fabienne Houard, après environ dix ans d’expérience en tant que cadre. Même si l’on a un potentiel, conduire des réunions, établir des comptes-rendus, maintenir une dynamique de groupe ou encore faire face à de la résistance au changement, cela s’apprend ! »
Bénéficier d’une formation continue dans ce domaine, plutôt que sur le tas, offre un cadre idéal pour acquérir toutes ces techniques. Deux voies restent possibles : l’université et l’IFCS (sachant que seule la seconde permet d’obtenir le statut de cadre). Les diplômes universitaires (DU) et masters dans le domaine du management et de la santé se développent de plus en plus. De quoi apporter une alternative aux professionnels désireux de se former, même s’ils ne disposent pas pour autant du temps ni du financement nécessaires. « C’est moins cher à l’inscription qu’une formation en IFCS, et cela peut se faire en alternance, explique Chantal Eymard. Chez nous [université d’Aix-Marseille, ndlr], les masters se déroulent à raison d’une semaine par mois. C’est plus facile à caser dans un roulement… » L’autre option pour apprendre les bases du management passe par la voie royale : celle de l’IFCS.
(1) Les cadres de santé et la reconnaissance au travail. Collectif sous la direction de Dominique Bourgeon, éditions Lamarre, collection Fonction cadre de santé.
(2) “Cadre de santé : de la surveillante au manager gestionnaire. De nouvelles compétences pour une nouvelle fonction ? ” Thèse de Sophie Reinhardt (2011). Université Paris-VIII, Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa).
Dans son mémoire de fin d’études de directeur des soins, relatif à “l’accompagnement des faisant fonction cadre de santé” (2006), Édith Zecher évoque la difficulté, pour le “faisant fonction”, de se forger une nouvelle identité : « L’institution lui demande de répondre à ses besoins pour pallier le manque de cadres diplômés […], le propulsant dans une identité cadre qu’il n’a pas eu le temps de construire. Cela l’affecte très souvent d’un profond malaise dès l’abandon de sa fonction soignante. »