Un numerus clausus, qui signifie “nombre fermé”, correspond à un nombre limite de personnes autorisées dans un système, fixé de manière arbitraire, quel que soit le nombre de prétendants, par les pouvoirs publics en fonction de leurs besoins.
Ainsi, le numerus clausus est utilisé dans l’admission de la plupart des études médicales et paramédicales en France, pour définir le nombre de médecins, pharmaciens, dentistes, sages-femmes, infirmiers, aides-soignants, masseurs-kinésithérapeutes… Les places de ces professions sont donc limitées à la fin de la première année en faculté de médecine. Tout comme le nombre de places aux concours d’infirmiers ou d’aides-soignants. À noter également l’instauration de numerus clausus au cours des études médicales avec l’instauration des épreuves nationales classantes (ECN) qui visent à déterminer par spécialité, dont la médecine générale, le nombre d’internes. Mais qu’est-ce qui motive cette politique du numerus clausus instaurée maintenant il y a plus de cinquante ans ? Quels en sont les fondements économiques ?
Il a été mis en place pour plusieurs raisons.
• Réglementer le nombre de professionnels diplômés, donc le nombre de professionnels en activité.
• Réglementer le nombre de prescripteurs, afin d’al-léger les dépenses de la Sécurité sociale (cf. encadré).
• Limiter le nombre d’étudiants dans des filières avec beaucoup de stages, dont la qualité serait amoindrie par un surnombre (une des raisons du numerus clausus médical en France est l’externat obligatoire pour tous les étudiants).
• Assurer une capacité de travail et de mémorisation maximale par une sélection drastique, dans l’optique d’études longues et difficiles.
La modalité d’application du numerus clausus est le concours, qui répond à l’exigence républicaine d’égalité des chances.
Cette politique des pouvoirs publics en médecine de ville repose sur le constat de la relation d’agence imparfaite entre le patient et le médecin sur le marché des soins médicaux : le médecin qui dispose de l’information peut potentiellement surproduire et donc induire la demande de santé. La maîtrise de la démographie médicale prend la forme du numerus clausus à la fin de la première année de faculté de médecine, car on fait l’hypothèse que davantage de médecins entraînent davantage de dépenses, donc hypothèse d’induction. En 1958, l’objectif du numerus clausus était d’adapter le nombre d’étudiants médecins aux capacités hospitalières : les étudiants en médecine sont professionnalisés au lit du malade dans les hôpitaux (réforme Debré). C’était donc dans une perspective de qualité de la formation des médecins. Mais avec l’augmentation des dépenses de santé, la régulation de ces dépenses, le numerus clausus est devenu progressivement un instrument de régulation des dépenses de santé.
Il y a une rencontre d’intérêt entre les pouvoirs publics et les syndicats médicaux pour la politique du numerus clausus : il y a un consensus exceptionnel. Les pouvoirs publics soutiennent ce numerus clausus dans l’objectif de maîtrise des dépenses de santé. Les syndicats le soutiennent dans l’objectif du maintien de leur pouvoir d’achat. À terme, il y aurait un risque de baisse du pouvoir d’achat des médecins si leurs effectifs augmentent. Or, s’il y avait un effet d’induction de la demande par l’offre, il n’y aurait pas de baisse du pouvoir d’achat. Donc les pouvoirs publics se basent sur l’effet d’induction alors que les syndicats nient cet effet d’induction.
Cette maîtrise de la démographie médicale par le numerus clausus joue un rôle aveugle. Car si le nombre de 160 médecins pour 100 000 habitants peut paraître satisfaisant, cette densité moyenne est dans les faits très inégalement répartie. La qualité du service rendu n’est alors pas partout la même sur l’ensemble du territoire. Il faudrait une technique d’incitation à l’implantation dans les zones défavorisées en médecins. Le numerus clausus est inadapté pour favoriser la bonne répartition des médecins sur le territoire.
De plus, la proportion des médecins spécialistes est toujours plus forte au détriment des médecins généralistes. Une médecine plus spécialisée est techniquement plus efficace, mais ne risque-t-elle d’amoindrir les relations importantes en médecine de ville entre médecin et patient ? La médecine spécialisée est plus inflationniste que la médecine généraliste : le pouvoir inducteur du médecin généraliste est limité à la multiplication des consultations, mais le pouvoir inducteur du médecin spécialiste est décuplé.
Les détracteurs du numerus clausus avancent plusieurs limites.
• L’obligation de reconnaissance des diplômes des autres pays européens, alors qu’aucun contrôle ne peut s’exercer sur la délivrance de ces diplômes, parfois même il n’y a pas de numerus clausus dans ces pays.
• L’insuffisante vitesse d’adaptation du numerus clausus entraîne une alternance de périodes “fastes” et de périodes “creuses”.
• La sécurité offerte par des professions protégées attire de nombreux candidats. Cela pose problème pour les concours de médecine et de pharmacie, qui laissent sur le carreau des milliers d’étudiants recalés avec une, deux, voire trois années non valorisables (des efforts sont faits depuis quelques années dans les universités pour assurer des passerelles pour les “reçus-collés”).
• De même, la massification des concours les rend moins pertinents, moins en adéquation avec les qualités requises par les professions et par leurs formations.
• Le numerus clausus subit énormément l’influence des lobbies et des syndicats professionnels.
• La liberté d’installation restant complète, le numerus clausus est inefficace pour réguler géographiquement la densité médicale.
• Cela crée une situation de pénurie qui met les médecins en position de force face aux patients et permet le développement de dépassements d’honoraires abusifs.
• Cela prive de carrière médicale des étudiants motivés au profit d’étudiants plus scolaires attirés par la perspective de métiers très rémunérateurs.
• Les relations offre de soins/nombre de praticiens et dépenses de santé/nombre de praticiens ne sont pas linéaires, voire non déterministes.
La théorie de l’agence trouve ses fondements dans la prise en compte du contexte incertain dans lequel s’effectuent les décisions, de la répartition inégale de l’information et de la divergence d’intérêt. La relation d’agence décrit les relations dans ce contexte où l’une des parties, le principal, en position d’infériorité dans la détention d’information, délègue son pouvoir de décision et d’action à l’autre partie, l’agent, détenteur de l’information.
La relation d’agence est parfaite quand le principal peut parfaitement observer le comportement de l’agent et qu’aucune autre information n’est cachée : la situation est paréto-optimale. La relation d’agence est imparfaite lorsque le principal observe imparfaitement le comportement de l’agent (il n’observe que le résultat de l’action, mais pas l’effort fourni par l’agent qui peut développer un comportement stratégique de risque moral), ou lorsque certaines caractéristiques du bien échangé détenu par l’agent sont imparfaitement observables par le principal (risque de sélection adverse).
Le médecin a une responsabilité importante dans la demande de soins. Le patient (principal) est en asymétrie de détention de l’information sur son état de santé : il délègue au médecin (agent) le pouvoir de le soigner. Le médecin détient le savoir médical, et c’est à ce titre que le patient lui délègue son pouvoir décisionnel, tel le ferait un profane à un expert. Mais, grâce à ce pouvoir, le médecin peut adopter un comportement stratégique déviant.
Selon l’hypothèse d’induction, le médecin est détenteur d’un pouvoir discrétionnaire qui lui permet de modifier la perception qu’a le patient de ses propres besoins et d’induire la demande tant en quantités qu’en prix : effet de risque moral. L’expert n’est pas un agent parfait. Le médecin est détenteur de l’information sur la qualité des services qu’il produit, c’est-à-dire sur leur adéquation aux besoins du patient tels que lui, le médecin, les apprécie : effet de sélection adverse. Mais comment définir ce qu’est un bon ou un mauvais médecin ? C’est en partie le rôle du conseil de l’ordre. Par ailleurs, l’information cachée concerne le comportement du médecin : risque de surproduction. Le pouvoir monopolistique du médecin lui permet de maximiser son revenu au moindre effort.
Le pouvoir discrétionnaire permet au médecin soit de modifier la perception qu’a le patient de ses propres besoins en termes de quantités (induction par les quantités), soit de modifier sa perception de la valeur des soins (induction par les prix). L’effet d’induction combine alors à la fois une hausse des quantités consommées et une augmentation des prix : certains patients seront l’objet de soins non nécessaires.
L’induction par les prix revient à poser comme hypothèse qu’il y a une corrélation positive entre la croissance de la démographie médicale et la hausse des prix des actes. Trois explications possibles sont avancées : secteur II à honoraires libres (induction par les prix), marche des biens médicaux de concurrence monopolistique (quand des nouveaux médecins arrivent sur le marché, les médecins installés augmentent leurs honoraires pour contrecarrer la baisse de leur revenu provoqué par la baisse de leur activité), les soins médicaux sont des biens de réputation (plus il y aura de médecins, moins le patient aura d’informations, et plus il fera confiance aux médecins qui pratiquent les tarifs les plus élevés, le prix devenant un signal de qualité).
L’induction par les quantités suppose une corrélation positive entre la croissance de la démographie médicale et l’augmentation du nombre d’actes prescrits. Trois explications sont avancées : le secteur I est conventionné (les médecins ne peuvent pas augmenter le prix des actes mais ils peuvent les multiplier), la demande de soins est fonction des coûts d’accès aux soins (si le nombre de médecins augmente, les coûts d’accès aux soins pour le patient diminuent et la demande de soins augmente, d’où une augmentation des actes prescrits), les soins médicaux sont des biens différenciés (plus il y aura de médecins, plus la qualité sera meilleure et plus la demande de soins sera importante).
L’induction par les prix est plus difficile à tester, car le secteur II est minoritaire dans le système français. En revanche, l’induction par les quantités semble vérifiée en ce qui concerne les médecins généralistes
L’instauration d’un numerus clausus à la fin de la première année de médecine repose sur l’hypothèse d’induction de la demande par l’offre, à la fois par les prix et par les quantités. Davantage de médecins entraînent davantage de soins. Le numerus clausus a donc pour but de contrer l’effet de risque moral de surproduction de la part des médecins.
les conditions d’exercice de la médecine ont bien changé en cinquante ans. Si le numerus clausus n’a cessé de diminuer en médecine jusqu’en 2000 pour atteindre 3 850 étudiants de médecine en deuxième année, depuis, il augmente pour atteindre aujourd’hui en fait pratiquement le niveau qu’il avait en 1970, autour de 8 000 étudiants en deuxième année de médecine. Car, aujourd’hui, il s’agit de faire face à la fois aux déserts médicaux, à la perte de vocation en médecine générale, à la désaffection de l’exercice libéral. Autant de situations auxquelles la politique du numerus clausus n’apporte aucune réponse, voire, au contraire, les accentue.
→ PAR LE CANAL DE LA DEMANDE
L’impact du niveau de vie : lorsque le revenu d’un individu augmente, la part de son revenu consacrée à la satisfaction de ses besoins de première nécessité diminue au profit de la part consacrée à la satisfaction des besoins de type tertiaire. Cette loi d’Engel est particulièrement bien vérifiée pour les services de santé qui sont des services de type tertiaire d’amélioration de la qualité de vie.
La démographie : il convient de distinguer l’effet “vieillissement” de l’effet “génération”. Si le vieillissement d’une population par le haut, c’est-à-dire l’augmentation de la durée de vie, entraîne une hausse des dépenses de santé, en revanche, le vieillissement par le bas, c’est-à-dire une baisse de la natalité, s’accompagne au contraire d’une baisse des dépenses de santé. Ainsi, dans de nombreux cas, l’effet “vieillissement” en lui-même s’avère faible. Cependant, si celui-ci est corrélé par l’effet génération, on note un effet positif sur les dépenses de santé, dans la mesure où, pour une tranche d’âge donnée, les individus de la génération suivante consomment plus de biens de santé que la génération précédente (changement des normes de recours aux soins, progrès médicaux, nouvelles demandes, etc.).
L’effet de risque moral introduit par l’Assurance maladie : pour un risque donné, l’assuré va avoir tendance à surconsommer dans la mesure où il ne paye seulement qu’une partie du coût du sinistre (le ticket modérateur dans le cas de l’Assurance maladie). Cet effet reste toutefois difficilement mesurable dans le cas de la santé, dans la mesure où le corps médical joue un grand rôle dans l’orientation du patient.
→ PAR LE CANAL DE L’OFFRE
Le progrès technique : découverte de nouvelles pathologies inconnues jusqu’alors, traitement possible de pathologies qui ne l’étaient pas auparavant.
L’effet d’induction et la démographie médicale : l’augmentation du nombre de professionnels de santé serait à l’origine de la croissance des dépenses de santé, dans la mesure où les professionnels de santé, et en particulier les médecins, induisent la demande, c’est-à-dire qu’ils sont principalement responsables de la croissance de dépenses de santé. Cet effet d’induction entraînerait une surproduction de soins.
La gestion de la prise en charge des personnes âgées : les personnes âgées, dont le poids est croissant, sont des facteurs d’augmentation des dépenses de santé. D’où les débats engagés sur le financement de la dépendance et la création d’un cinquième risque pour la couvrir.