Culture du résultat : un mal pour un bien à l’hôpital - Objectif Soins & Management n° 210 du 01/11/2012 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 210 du 01/11/2012

 

Qualité Gestion des risques

Anne-Lise Favier  

La tête des soignants est pleine de tableaux de bord, d’indicateurs et d’évaluation. Contraignante, mais néanmoins indispensable aujourd’hui, cette culture du résultat va-t-elle occulter la culture de moyens sur laquelle l’hôpital pourrait s’appuyer ?

Hippocrate s’en retournerait peut-être dans sa tombe : lui qui avait édicté des règles d’exercice de la médecine n’avait sans doute pas pensé qu’un jour le rôle des soignants pourrait être dévolu à d’autres tâches que celles du soin, qui plus est axées sur la mesure de la performance.

DÉFINITION

Historique

La mesure de la performance fut vraisemblablement introduite au XIXe siècle par une infirmière du nom de Florence Nightingale qui fut l’une des premières à introduire des données statistiques dans le domaine de la santé, à les exploiter et à en tirer profit pour les patients. Mais, faute de moyens, la mesure de la performance fut abandonnée pour revenir en force à la fin des années 1970, époque où les pouvoirs publics ont souhaité savoir si les dépenses de santé étaient utilisées à bon escient. Progressivement, l’idée a fait son chemin jusqu’à trouver un écho parmi le grand public, relativement friand de ce genre de mesures et classements. Depuis, le succès de la mesure de la performance ne s’est jamais démenti et a même été saisi par la presse grand public qui s’est empressée de publier des classements des meilleurs hôpitaux, cliniques ou services.

Le prix de la performance ?

Si l’on y réfléchit bien, qu’est ce qui importe le plus, en termes de performance ? Qu’un patient sorte de l’hôpital complètement rétabli ou guéri. Oui, mais, rétorqueront les soignants et les gestionnaires, le constat est rarement tout blanc ou tout noir : difficile effectivement d’évaluer les résultats d’un hôpital – et donc de son personnel – en se basant sur l’état de santé des patients qui en ressortent. Alors, il faut trouver d’autres moyens. Et c’est cette mission parallèle qui est de plus en plus prégnante dans la sphère hospitalière.

L’évaluation, la démarche qualité, l’efficacité sont en effet présentes partout dans le quotidien des soignants, leur faisant parfois regretter de ne pas consacrer davantage de temps à leurs patients : « Entre les admissions, les formulaires, les indicateurs à mettre en place et à remplir ensuite, nous sommes de plus en plus asservis à certaines tâches secondaires aux soins. Néanmoins, il est impossible de s’y soustraire, et ces tâches que je qualifierais de gestionnaire sont pourtant indispensables. Aujourd’hui, il est impossible pour un hôpital de fonctionner sans indicateur ni tableau de bord », indique un cadre de santé du CH de Lens. Pour autant, la mesure de la performance hospitalière, puisqu’il s’agit en partie de cela, n’est pas nouvelle.

INDEXATION DES PERFORMANCES

Aujourd’hui, les indicateurs pour mesurer la performance sont variés : une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) de mai 2009 dresse une revue complète des indicateurs existants, de leur utilisation et de leur diffusion, notamment auprès du grand public : on y apprend notamment que le développement de classements par des “régulateurs /payeurs” de systèmes de soins s’est considérablement accéléré ces dernières années. On se souvient de l’année 2004, quand Philippe Douste-Blazy, alors ministre de la Santé, a annoncé pour la première fois la mise en place de tableaux de bord. Principalement centrés sur la qualité des soins, ces classements abordent des thèmes aussi variés que le respect des bonnes pratiques cliniques, le domaine de la satisfaction et de l’évaluation du point de vue du patient, la mortalité, la sécurité, la continuité des soins (par exemple, la tenue du dossier du patient) et l’accessibilité.

Néanmoins, d’après ce rapport, l’effet sur le choix du patient à choisir telle ou telle structure reste encore modeste, la diffusion publique représentant plus une incitation pour les professionnels qui s’engagent ainsi dans une démarche d’amélioration continue de la qualité. Pour les auteurs, il faudrait pousser plus loin la démarche de mise en place des indicateurs en les accompagnant auprès du grand public : tout d’abord en s’assurant que celui-ci est réceptif aux données diffusées, qu’il les comprend, mais aussi qu’il les utilise (pour éventuellement faire son choix) et que les résultats obtenus prennent un sens. Car l’affichage actuel des données du tableau de bord des infections nosocomiales, même s’il est désormais obligatoire, peut sembler tout à fait anecdotique aux yeux des patients, qui n’attendent, eux, qu’une chose : qu’on les prenne en charge vite… et bien ! Tandis que, de l’autre côté, on pense indicateur… de temps d’attente !

CULTURE DE MOYENS VS CULTURE DE RÉSULTATS

Dans une autre étude de la Drees, parue cette année en mars, Nicolas Studer s’interroge sur les évolutions récentes de la productivité hospitalière dans le service public. Il rappelle que, dans les années 1980, il n’existait que quatre indicateurs (le nombre d’admissions, le nombre de journées, le taux d’occupation des lits et la durée moyenne de séjour) pour évaluer l’activité hospitalière. Le PMSI a élargi cette évaluation en classant les données “patients” par GHM (Groupe homogène de malades), liant inexorablement les performances d’un établissement (basées sur son activité) à son budget, là où certains pensent qu’on devrait en rester à une culture de moyens, pour allouer à l’hôpital ce dont il a besoin : moyens financiers et moyens humains, notamment. Mais la loi organique relative aux lois de finance est passée par là et désormais la culture de moyens a cédé progressivement sa place à la culture de résultats.

Aucun niveau de l’hôpital n’y échappe : le gestionnaire doit rendre des comptes en termes de nombre de lits, de patients. Pour lui, la tarification à l’activité est devenue le mode de financement privilégié de la nouvelle gouvernance hospitalière. Du côté des soignants, on demande également des comptes : moins d’erreurs médicales, moins d’infections nosocomiales (qui génèrent des surcoûts ou une baisse des performances), mais toujours plus de certifications, d’évaluation, pour avoir en quelque sorte une traçabilité de l’activité et pouvoir la chiffrer. Car c’est essentiellement là-dessus que repose la culture du résultat à l’hôpital : mettre des chiffres sur une activité qui, à la base, est difficilement quantifiable, puisque subjective. Alors, on décompose. Le patient est-il satisfait ? A-t-il, oui ou non, contracté une infection nosocomiale ? Combien de solutions hydro-alcooliques le service où il a été admis utilise-t-il ? Ce service n’a-t-il pas un peu trop recours aux antibiotiques ? Est-il conforme au référentiel de certification de la Haute Autorité de santé ? Et, peu à peu, certaines questions s’éloignent de l’essence du soin, mais sont néanmoins nécessaires pour qu’un équilibre soit trouvé.

UNE CONTRAINTE DEVENUE INDISPENSABLE

Et même si ces indicateurs représentaient au départ une contrainte – ou du moins une nouvelle façon de fonctionner –, ils sont devenus des outils pour les hospitaliers : la mise en place des tableaux de bord a notamment permis de faire diminuer les infections nosocomiales dans de nombreux établissements hospitaliers. Le lavage des mains (pour lequel il existe un indicateur) est devenu un réflexe dans la plupart des hôpitaux et cliniques, et l’usage des antibiotiques est désormais mieux encadré et régulé. Et ce n’est pas la loi HPST qui risque de ralentir cette tendance : elle concourt à accentuer le mouvement et à impulser une nouvelle dynamique aux établissements de santé en favorisant une coopération entre les différents acteurs. Elle prévoit néanmoins un assouplissement de la gouvernance et du fonctionnement des hôpitaux publics en recentrant l’hôpital sur son projet médical autour de la prévention et du soin. Hippocrate pourra-t-il reposer tranquille ?

Des chiffres et des lettres

• D’une part, des tas de chiffres, tous plus variés les uns que les autres. Citons en vrac : 92 % d’établissements publics certifiés, 275 000 à 395 000 événements indésirables graves recensés, 59 % d’infections nosocomiales en moins en réa. Un monde hospitalier noyé sous un tas de statistiques plus ou moins spécifiques et surtout opaques au grand public.

• De l’autre, un vocabulaire emprunté au domaine de la performance et de la rentabilité : tableau de bord, évaluation, qualité, indicateurs, tarification, productivité.

• Et si l’hôpital en oubliait sa mission première, celle de soigner ? Quand on sait qu’une enquête publiée par le ministère de la Santé révélait que 40 % du temps de travail des infirmiers (ères) était consacré à des tâches administratives, la question peut se poser.

L’hôpital, malade de son management ?

Il en a traversé, des réformes, l’hôpital public. Et, à chaque étape, on lui a ajouté de plus en plus de contraintes managériales et financières. C’est en substance la teneur des propos de plusieurs anesthésistes-réanimateurs et d’un sociologue réunis pour l’occasion, dans l’écriture d’un ouvrage.

L’hôpital en réanimation, c’est son nom, est parti d’une réflexion tenue par le Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes réanimateurs élargi (SNPHAR-E) qui cherchait à voir où menait l’accumulation des réformes différentes qui touchent le système de santé (loi HPST, T2A, PMSI, Plan hôpital 2007 puis 2012).

Dans cet ouvrage, les co-auteurs livrent leur vision de l’hôpital, rebaptisé “établissement de santé” dans lequel le “new public management” s’est imposé jusqu’à devenir tout-puissant dans une logique de marché. Pour autant, cette nouvelle manière de gouverner l’hôpital public est-elle pertinente ? Jusqu’à quel niveau peut-on transposer des méthodes issues du privé dans le secteur public, qui plus est dans un domaine (l’hospitalier) où la mesure de la performance était encore à une époque ignorée ? Est-ce que le “benchmarking” est pertinent dans un domaine aussi subjectif que celui de la santé ? Autant de pistes que les auteurs tentent d’explorer en analysant la place des soignants dans cette nouvelle gouvernance et celle des patients, devenus simples consommateurs d’un bien (la santé) comme un autre.

L’hôpital en réanimation, Bertrand Mas, Frédéric Pierru, Nicole Smolski et Richard Torrielli, éditions du Croquant, collection “Savoir agir”, 2011. 19 euros.