Management des soins
La crise, tout le monde en parle. Elle a commencé par être bancaire puis globalement financière et maintenant économique et sociale. Notre santé n’est pas épargnée, encore moins celle des personnes en situation de précarité dont le capital santé peut fondre aussi vite que leurs ressources. Les services des urgences sont de plus en plus fréquentés. Comment les soignants et les travailleurs sociaux de l’hôpital s’y prennent-ils pour repérer ces situations de précarité de plus en plus prégnantes ? Les urgences de la région Paca ont réfléchi sur le sujet.
Dans la société actuelle, la situation de précarité englobe des réalités très différentes. Dans le milieu hospitalier, la question du repérage de cette précarité se pose, un nombre croissant de patients se trouvant dans cette situation. Cet article s’appuie sur une enquête entreprise dans les services d’accueil des urgences des établissements publics de santé de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca), et détermine les outils et les techniques de repérage de la précarité utilisés par le personnel.
En grande partie, les techniques de repérage sont informelles, le personnel travaille en réseau et en pluridisciplinarité, entre l’agent d’accueil, le personnel de santé et les assistants sociaux. Le phénomène de précarité est important : la rencontre de patients en situation précaire est récurrente, quotidienne, avec souvent des problèmes d’ouverture des droits aux soins.
Nous avons souhaité étudier les outils de repérage de la précarité dans les services d’accueil des urgences des établissements publics de santé de la région Paca.
La revue de littérature met en évidence une corrélation entre la santé des personnes et la précarité, sans toutefois déterminer le facteur de causalité primaire. On constate une préoccupation des autorités à caractériser des populations en situation de précarité, à favoriser leur repérage, en facilitant l’accès aux soins des personnes démunies, et à améliorer la prise en charge médico-sociale. Pour ce faire, ont été créées les permanences d’accès aux soins de santé, Pass (article L.6112-6 du Code de Santé publique modifié par l’ordonnance n° 2010-177 du 23 février 2010-art. 1), qui sont des cellules de prise en charge médico-sociale, ainsi que des réseaux institutionnels ou associatifs de soins, d’accueil et d’accompagnement social.
Concernant le repérage des personnes en précarité, le score Épices(1) a été créé en 2006. Ce score de précarité est établi individuellement et repose sur onze questions binaires.
Il est utilisé dans les centres d’examen de santé et prend en compte toutes les dimensions de la précarité. Ce score Épices étant déjà transposé en milieu hospitalier auprès de sujets atteints de diabète, nous avons souhaité savoir si ce score, ou d’autres outils ou techniques, étaient utilisés dans les services d’urgence.
L’objet du présent article est de les recenser, de relater les compétences décrites par les professionnels identifiés comme concernés, et interroger leur rapport à la formation.
Nous avons adressé par messagerie Internet, sur la base des données du site Internet de la Fédération hospitalière de France, une demande d’autorisation d’enquêter auprès des directions des établissements publics de santé de la région Paca, disposant d’un service d’accueil des urgences adultes, générales ou psychiatriques, en leur proposant de nous orienter vers la personne ressource qu’ils considéraient la plus appropriée, chargée de l’accueil du public concerné. Le questionnaire informatisé étant placé en pièce jointe.
Les établissements ciblés étaient pour deux d’entre eux des centres hospitaliers universitaires civils, deux hôpitaux d’instruction des armées, 28 centres hospitaliers généraux, quatre centres hospitaliers spécialisés et un établissement hospitalier privé participant à la mission de service public et disposant d’un service d’urgence ; soit un total de 37.
Parmi les établissements hospitaliers publics ciblés, 27 sont dotés d’une structure Pass.
La région Paca a été choisie, car elle est particulièrement concernée par le sujet via son plan stratégique quadriennal établi par son agence régionale de santé “santé-précarité”, afin de mieux répondre aux besoins en santé de populations en situation précaire, caractéristique de ce secteur géographique.
L’enquête s’est déroulée pendant un mois et demi, du 31 janvier au 13 mars 2013. Après un premier envoi par mail, il a été nécessaire de recourir à des relances téléphoniques ou par messagerie électronique lorsque nous n’avions pas de nouvelles des services n’ayant pas manifesté explicitement leur refus.
Pour un total de 37 établissements sollicités, nous avons obtenu 24 réponses.
Quatre établissements ont exprimé leur refus de remplir le questionnaire. Au final, nous avons obtenu vingt questionnaires, émanant de :
• deux centres hospitaliers universitaires (CHU) ;
• un hôpital d’instruction des armées ;
• deux centres hospitaliers spécialisés (l’un d’entre eux a jugé bon de nous transmettre deux questionnaires remplis l’un d’une structure sédentaire, l’autre d’une unité mobile) ;
• quatorze centres hospitaliers généraux.
Pour l’ensemble des questionnaires retournés, il y a quinze établissements qui disposent d’une Pass.
Les personnes ayant majoritairement répondu sont issues de la filière du secteur social pour dix d’entre elles (assistant social et cadre responsable du service social de son établissement) et huit sont issues de la filière sanitaire (cadre de santé et infirmier). Toutes s’accordent à dire que la prise en charge de personnes en situation précaire est fréquente : quotidienne pour la moitié d’entre elles et pluriquotidienne pour l’autre.
Les personnes questionnées identifient les professionnels intervenant dans le cadre de la précarité comme suit.
Ils sont cités unanimement. Ils sont repérés comme les acteurs incontournables. Leur action consiste prioritairement à initier des démarches administratives d’ouverture de droits. Ils œuvrent également dans l’orientation et l’accès aux soins en intra-comme en extra-hospitalier, avec le souci de diriger ces personnes au sein d’un réseau spécifique adapté à leur situation financière (organisation non gouvernementale, association…). Enfin, ils interviennent, dans la perspective d’une sortie, pour la recherche d’un lieu d’hébergement.
Ils sont cités onze fois. Ils sont reconnus dans la mission essentielle qu’ils assurent à l’accueil, leur permettant de prodiguer des soins spécifiques et d’orienter les patients de manière adaptée.
Ils sont cités neuf fois pour leur activité de diagnostic et de prise en charge médicale (en soins, prescriptions…). Il est précisé que ceux-ci tiennent compte de la spécificité du public et de l’accès aux soins.
Ils sont cités sept fois, du fait de leur rôle stratégique au moment de l’admission, leur permettant d’identifier rapidement la situation administrative des personnes.
Les critères les plus fréquemment cités par les personnes interrogées, leur permettant d’identifier une personne en situation précaires, sont, par ordre décroissant :
• l’absence de prise en charge sociale ;
• des difficultés de logement ;
• des problèmes financiers ;
• l’isolement social ;
• des problèmes de santé.
Pour les outils de repérage à disposition des professionnels, huit personnes interrogées disent en disposer d’un ou plusieurs.
Un établissement évoque le score Épices comme un outil ayant fait l’objet d’une réflexion et qui est sur le point d’être mis en place.
Un autre précise être à l’origine d’un nouvel outil spécifique : une grille de conduite d’entretien. Cette création répond à la demande de l’équipe médicale pour faciliter le repérage précoce de la précarité.
Une fiche de critères est utilisée à l’admission par tous les soignants selon un protocole défini.
Une technique d’entretien est employée dans la perspective d’instaurer un climat de confiance. C’est alors dans le dialogue avec la personne que le repérage peut s’effectuer.
Un logiciel est utilisé comme outil de repérage, en permettant d’y “cocher” que la personne est en situation précaire.
Aussi, la concertation sollicitée par différents membres d’une équipe (médecin, infirmier ou cadre de santé et assistant social) permet à certains de partager les informations concernant la personne, de mettre à jour des difficultés et de proposer une prise en charge adaptée.
De plus, le motif d’entrée est évoqué comme une manière de repérer des personnes en situation précaire.
Enfin, un établissement s’est approprié une grille élaborée par les hôpitaux de la région. Celle-ci est utilisée à l’accueil, pour recueil de données statistiques, pour obtenir le financement de la Pass.
Quinze professionnels interrogés se sentent compétents dans la prise en charge des personnes en situation précaire.
Pour eux, la place de la formation est déterminante. La précarité relève de leur « cœur de métier ». En formation initiale, les stages ainsi que les enseignements théoriques y sont largement consacrés.
La formation continue est évoquée aussi six fois pour cette population.
Concernant les infirmiers, les réponses mettent en évidence le même discours.
De plus, toutes catégories confondues, il ressort que l’expérience professionnelle et le travail en réseau jouent un rôle essentiel.
Bien que se considérant comme compétents, ces personnels, pour certains d’entre eux, sont demandeurs de formation, en précisant parfois que celle-ci doit se dérouler dans le cadre de l’interdisciplinarité.
Enfin, ceux qui ne se sont pas identifiés comme compétents l’attribuent à un manque de moyens et de formations.
À l’issue de ce questionnaire, lorsqu’un espace d’expression libre est laissé aux personnes, elles évoquent :
• la satisfaction de travailler en réseau aussi au sein des établissements, mais plus largement sur le territoire pour améliorer la prise en charge et favoriser le suivi ;
• la nécessité de réaliser un repérage précoce des personnes en situation précaire pour éviter que leur situation ne s’aggrave ;
• l’obligation de disposer de moyens matériels répondant aux besoins fondamentaux des personnes. Ainsi, pour répondre efficacement, il apparaît essentiel de disposer d’un vestiaire, de possibilité de mise à l’abri, de moyens de rapatriement… ;
• la nécessité d’une prise en charge spécifique d’un point de vue relationnel. Il leur apparaît en effet important d’éviter le rejet pouvant être lié à l’alcoolisation ou l’état d’incurie des personnes accueillies. La spécificité de la prise en charge repose également sur l’ouverture des droits, mais aussi sur la nécessité de réaliser un accompagnement, un suivi ;
• l’intérêt de gagner la confiance du public et ainsi de les accompagner dans l’acceptation de se prendre en charge.
En synthèse de cette enquête, les principales idées qui se dégagent de ces résultats sont :
• la récurrence du phénomène de précarité aux urgences ;
• la question de l’ouverture des droits aux soins ;
• l’inconstance et l’hétérogénéité de l’utilisation des outils de repérage ;
• l’intérêt du travail en réseau et en pluridisciplinarité grâce à deux filières complémentaires, sanitaire et sociale.
Notre analyse s’articule autour de ces quatre idées principales.
Les professionnels qui assurent l’accueil des urgences nous montrent à voir que la précarité est aujourd’hui très prégnante en région Paca. En effet, ils y sont confrontés de façon quotidienne pour 50 % d’entre eux et pluriquotidienne pour l’autre moitié.
Le pourcentage de ces réponses permet de définir cet indicateur de récurrence comme donnant de l’épaisseur à la précarité dans notre société. En d’autres termes, l’indicateur de récurrence traduit l’intensité de la précarité dans les parcours de vie des personnes accueillies par les services des urgences en région Paca.
La précarité existe à un niveau élevé dans notre pays et a tendance à s’accroître.
Les inégalités sociales sont sous-jacentes, la situation des populations en situation de précarité représente l’extrême. Ce constat, sur un échantillon réduit, est corroboré avec la tendance retrouvée au niveau national. En effet, le Haut Comité de la santé publique rapportait déjà en 1998 la progression de la précarité en France et ses effets sur la santé. Il définissait la précarité comme un état de « fragilité » et « d’instabilité sociale » dont l’avenir et la durée ne sont pas assurés et qui risque, s’il se prolonge, de faire glisser ceux qu’il affecte vers l’exclusion. Telle qu’on peut la définir à partir de ce moment-là, la précarité relève donc plus d’une vision, d’un état transitoire que d’une catégorie sociale aux limites précises. C’est sur la base d’une telle approche qu’elle doit être regardée en tant que déterminant de l’état de santé.
Par la suite, le rapport de décembre 2009 du Haut Conseil de la santé publique, concernant les inégalités sociales de santé, présente un nombre croissant de personnes, la précarité soulevant des enjeux essentiels en France, comme dans tous les pays industrialisés. Pour les auteurs, « de façon approximative (puisqu’il est difficile de quantifier un tel phénomène dynamique et multifactoriel), on estime qu’environ 20 % de la population française se trouve en situation de précarité. On conçoit dès lors qu’on ne parle plus, ni quantitativement, ni qualitativement, d’une population marginale ».
De façon convergente, les chercheurs en sciences sociales envisagent ces situations de précarisation comme des trajectoires de vie, des processus biographiques, éventuellement transitoires et réversibles, faits d’accumulation de facteurs d’exclusion et de ruptures, et susceptibles de plonger une personne dans une situation de pauvreté effective.
L’étude pointe le problème de l’ouverture des droits aux soins pour les personnes précaires. En effet, 65 % des personnels hospitaliers interrogés estiment que leur activité impose de s’occuper de l’ouverture des droits aux soins, pour les patients se présentant au service des urgences. Cela peut paraître surprenant puisque le dispositif d’Assurance maladie permet en théorie un accès aux soins pour l’ensemble de la population française. On peut alors envisager plusieurs hypothèses. D’une part, en ce qui concerne les personnes de nationalité française, il semble qu’en marge des affiliés au système de Sécurité sociale, certaines personnes ne disposent pas de documents à jour (carte Vitale, par exemple) ou ne les ont plus en leur possession après perte ou vol. La population sans domicile et/ou désocialisée (toxicomanes, sorties de prison…) semblerait particulièrement impactée.
D’autre part, on peut envisager aussi la non-présentation de documents autorisant immédiatement l’accès aux soins, dans le cas de ressortissants étrangers séjournant illégalement en France, de populations migrantes de passage, de minorités ethniques non sédentaires séjournant temporairement sur le territoire, sans s’y établir durablement, en faisant des allers et retours réguliers avec leur pays d’origine ou d’autres destinations (population de Roms par exemple ou prostituées exploitées par un réseau international). Les populations d’ouvriers clandestins, indépendants ou exploités par des réseaux internationaux de traites des êtres humains, entrent certainement aussi dans ce cas. Pour les ayant-droits, il existe bien d’autres difficultés à présenter ou tenir à jour les documents administratifs nécessaires à l’accès immédiat aux soins. Elles peuvent être mises sur le compte de la complexité des formalités et de leur nécessaire mise à jour en l’absence d’un dispositif universel, comme le prouve les incompatibilités des différents systèmes informatisés. Des difficultés de lecture, de compréhension des formalités à accomplir, de déplacement ou d’accès de nouvelles technologies de l’information et de la communication semblent aussi de plus en plus prégnante dans une population vieillissante, ou atteintes de maladies chroniques (capacités mnésiques, visuelles, effets secondaires des médicaments, difficultés à se mouvoir…). L’illettrisme impactant depuis des décennies dans la même proportion de la population et l’isolement sont aussi à prendre en considération. L’isolement qu’on aurait pu estimer essentiellement dans les zones rurales concerne également les zones urbaines, ce que le retour d’expérience de l’épisode de la canicule en 2003 a mis en évidence. Enfin, il existe une nouvelle façon d’entrer dans le cycle précarité/altération de santé qui se révèle chez les travailleurs pauvres, les étudiants et les retraités à pension modeste, n’estimant pas pouvoir faire face à l’avance des frais demandés dans certains établissements et structures.
Dans cette enquête, près de 70 % des personnes interrogées n’ont pas d’outil formalisé de repérage de la précarité. La plupart des personnes utilisent cependant des outils implicites et mettent en œuvre des habiletés.
Un des outils implicites cité est l’entretien. En effet, la « technique de l’entretien » est présentée comme un outil de repérage par un assistant social interrogé. Pour d’autres personnes, « la communication avec le patient mais aussi avec la famille » est considérée comme un autre moyen de repérer la précarité en mettant en place « un climat de confiance ».
La technique de l’entretien, pour un assistant social mais aussi pour un infirmier, fait partie de leurs compétences sollicitant un certain savoir, mais aussi de l’expérience. Bellier (1999) définit « la compétence comme permettant d’agir et ou de résoudre des problèmes professionnels de manière satisfaisante dans un contexte particulier en mobilisant diverses capacités intégrées ». Diriger au mieux l’entretien avec le patient demande un certain sens de l’écoute et de l’habitude. Or le repérage de la précarité n’est pas forcément la mission prioritaire pour le personnel de santé dans un service d’urgence, leur mission principale étant de soigner. Malgré tout, ce personnel étant souvent en contact avec des personnes précaires développe une certaine sensibilité à cette problématique et finit par interroger les patients sur leur situation économique et sociale.
Certaines habiletés sont mises en œuvre pour déceler la précarité. Schwartz (2003, 2009) et Capparros Mencacci (2003) ont étudié les habiletés éducatives. Nous transposerons le concept des habiletés aux gestes professionnels du personnel de santé pour déceler la précarité. L’habileté se traduit par le fait que l’individu utilise une intelligence pratique au cours de l’action engagée. La personne fait « usage de soi » (Schwartz). Il prend dans l’instant des décisions d’agir qui lui apparaissent les plus adéquates dans le contexte.
Dans l’enquête, « la raison de l’entrée du patient » est relevée aussi comme un moyen de repérage de sa précarité. Cela requiert du sens et de l’observation, de la vigilance mais aussi du flair, de l’intuition ; cette intelligence de l’instant est présentée comme des « habiletés prudentes ».
N’ayant pas d’outil formalisé, le personnel est amené à utiliser ces habiletés, sollicitant « l’usage de soi » au travers duquel il fait appel à ses propres normes, à son éthique et à ses valeurs personnelles. Ainsi, l’une des personnes interrogées est particulièrement sensibilisée au problème de la précarité de par son histoire personnelle, issue d’une famille de travailleurs sociaux.
Seulement 30 % des personnes interrogées possèdent un outil de repérage qui va du logiciel, grâce auquel on indique la situation de la personne précaire, à la mise en place du score Épices qui résulte de la concertation du personnel. L’intérêt d’un outil institutionnalisé est de gagner du temps : à la disposition permanente du personnel, il permet de repérer plus vite la situation précaire. De plus, la grille de conduite d’entretien élaborée par un service a pour objectif le « repérage précoce » des personnes en situation précaire.
La situation de précarité est complexe, car elle présente plusieurs facettes. Il n’y a pas de profil-type de la précarité. Toute la population peut être touchée : les jeunes adultes, les familles, les personnes âgées. Cela va du problème de subvenir à ses besoins alimentaires, à un problème de logement temporaire ou définitif. Tout le personnel n’est pas sensibilisé de la même façon à cette problématique, car, comme nous l’avons vu, l’expérience et la formation rentrent en compte. Il nous semble que les valeurs personnelles ainsi que le manque de temps sont des éléments à prendre en compte.
En effet, dans les heures de grandes affluences, les services d’urgence sont débordés et le personnel priorise sûrement le soin. Ainsi, l’outil peut contribuer à sensibiliser l’ensemble du personnel qui va l’utiliser systématiquement et permettre un repérage plus rapide de la précarité.
De plus, l’outil formalisé peut englober toutes les dimensions de la précarité auxquelles le professionnel ne pense pas obligatoirement. Ainsi, le score Épices prend l’aspect multidimensionnel de la précarité, qui n’est pas obligatoirement repéré par les critères socio-administratifs habituels.
Cependant, un outil formalisé est efficace s’il est concrètement mis en œuvre. Pour cela, il doit soit être rendu obligatoire (procédure d’information du patient), soit recueillir l’adhésion du personnel, ce qui nécessite que celui-ci reconnaisse sa pertinence.
Pour autant, « les habiletés » mises en place pour connaître la situation du patient peuvent être complémentaires de l’outil formalisé. Certaines questions de l’outil pourraient heurter le patient, qui a souvent du mal à parler de sa situation précaire ; la mise en confiance établie par le personnel permettra au patient de répondre au questionnaire.
L’un des éléments récurrents du discours des personnes enquêtées est la notion de pluridisciplinarité et d’interdisciplinarité, qui apparaît comme essentielle à la prise en charge des personnes précaires.
La notion d’interdisciplinarité sous-entend l’existence de différentes disciplines indépendantes les unes des autres. Cependant, lorsque celles-ci coexistent autour d’un même objet, elles peuvent devenir interdépendantes.
Selon Morin (1994), cette notion de différentes disciplines instaurées dans le travail crée de la division. En effet, en se spécialisant, chacune d’elles va développer son autonomie, son langage propre et marquer ses frontières, au risque de se cloisonner. Or il est important de croiser les regards. En particulier, dès lors qu’il s’agit de disciplines autour de la notion d’humain. En effet, bien que les sciences morcellent celui-ci en différents organes, il revêt des facettes multiples nécessitant de les relier.
L’objet de l’interdisciplinarité est assurément de décloisonner et de mobiliser ce qui fait l’essence de chaque discipline, pour un but et un intérêt communs, ce que les professionnels interrogés soulignent largement. En effet, ils évoquent de nombreux échanges sous différentes modalités pour optimiser la prise en charge de la personne en situation précaire.
Toutefois, pour qu’un travail en collaboration s’installe au bénéfice d’une personne malade, cela sous entend que coexistent selon D’Amour, Sicotte et Levy (1999) trois déterminants : « Le système professionnel, les déterminants interactionnels et les déterminants organisationnels. »
C’est ce que nous retrouvons dans notre étude, au travers de la formation, l’expérience, les habiletés pour le système professionnel, avec la collaboration pour les déterminants interactionnels et le financement, l’organisation du service, la charge de travail, la récurrence et l’augmentation du phénomène pour les déterminants organisationnels.
En ce qui concerne les déterminants organisationnels, la place accordée par l’institution et son appui à ce type de fonctionnement sont primordiaux. Par exemple, notre étude relève l’existence d’organisations complémentaires entre structure hospitalière sédentaire et équipe mobile de soins au plus près des patients, en particulier en santé mentale.
Nous avons comparé les résultats de notre étude avec deux autres, investiguant également le champ santé-précarité. La première étude a été réalisée en 2006 au CHU de Nantes, en lien avec un sociologue de l’université de Rennes et le laboratoire de santé publique et d’épidémiologie nantais. Les chercheurs voulaient savoir si l’on pouvait « identifier simplement la précarité sociale parmi les consultants de l’hôpital ».
Ils ont mis en évidence « l’absence de définitions opérationnelles permettant de caractériser les populations précaires et d’outils validés de repérage ». Leurs travaux ont ensuite consisté à faire construire, par un groupe de professionnels, un outil de repérage des usagers précaires consultants à l’hôpital public. L’étude de sa mise en œuvre « a permis d’évaluer ses qualités métrologiques et d’identifier la nature de l’expertise des assistants sociaux en la matière ». Les auteurs démontrent qu’une procédure simplifiée est suffisante dans 80 % des cas et qualifient les assistants sociaux de leur « bon pouvoir de discrimination de la précarité » de par leurs critères de jugement. Cela conforte l’actualité de la réflexion autour de l’outil de repérage et confirme ce que nous avons retrouvé concernant les habiletés mises en œuvre par les professionnels de la région Paca.
Un second travail a été effectué en 2009-2010, par le Pr Jaffiol (2013), endocrinologue et membre de l’Académie de médecine, au travers d’une enquête menée en Languedoc-Roussillon, caractérisée par un taux élevé de pauvreté (11,7 contre 8 % pour la population nationale). Il s’agissait pour lui de proposer des « recommandations pour améliorer la prise en charge des diabétiques vivant dans des conditions précaires ». Parmi ses conclusions, le chercheur propose « l’introduction d’une formation médico-psycho-sociale adaptée aux problèmes des personnes précaires dans le cursus des personnels de santé ». Si la proposition de ce professeur de médecine ne semble pas en elle-même surprenante, cela n’est pas traduit de la même façon par les professionnels interrogés dans notre étude. Ces derniers abordent la question de la formation sans identifier des carences probantes, et ils l’évoquent au contraire comme plutôt adaptée à leurs besoins, renforcés par leur expérience, ils se sentent compétents.
L’une des hypothèses explicatives de cette nuance pourrait être que cette étude envisage la problématique de la précarité sous l’angle large de la santé publique et que, par conséquent, les professionnels de santé impactés peuvent se sentir davantage isolés et moins formés face à un panel de situations bien plus large, contrairement à notre échantillon interrogé, composé de professionnels spécialisés travaillant en équipe dans un service hospitalier précis.
Pour terminer la discussion, il est important de préciser que notre échantillon, même représentatif de la population mère concernée, reste quantitativement modeste et que la validité de l’étude nécessiterait d’investiguer à plus grande échelle.
Cette étude destinée à étudier les outils de repérage de la précarité dans les établissements de santé, disposant d’un service des urgences en région Paca, n’a pas mis en évidence à ce jour l’utilisation homogène et régulière d’un outil formalisé tel le score Épices.
En revanche, les professionnels interrogés mettent en évidence que la précarité fait partie de leur préoccupation quotidienne, de par la récurrence du phénomène et d’évidentes difficultés d’accès aux soins. Ils soulignent l’importance d’un repérage précoce et le nécessaire travail interdisciplinaire réunissant les filières du social et du sanitaire. Bien qu’utilisant peu d’outils standardisés, les professionnels concernés témoignent de l’utilisation d’outils adaptés localement à l’appui de leur formation et de leur expérience, laquelle révèle leurs habiletés propres. La précarité, aujourd’hui, se présente de manière tellement plurielle qu’elle nécessite une adaptation des pratiques des professionnels. En effet, il nous semblerait particulièrement opportun de renforcer les actions de formation pour s’approprier davantage les outils de repérage. Pour cela, il serait intéressant d’accentuer l’enseignement de méthodes de repérage dans les cycles de formation initiale des soignants et des travailleurs sociaux.
D’autre part, il serait pertinent de travailler ces situations dans le cadre de la formation continue, en particulier en équipe pluridisciplinaire, et de réfléchir à l’évolution des outils de repérage de la précarité et de leur adaptation aux besoins locaux. Cela optimiserait probablement les compétences du personnel, de plus en plus souvent sollicité au sein des services d’urgences.
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