Objectif Soins n° 221 du 01/12/2013

 

Ressources humaines

De l’importance du choix de cette prise de poste, aux difficultés rencontrées en passant par les leviers de résolution de la situation : récit de l’expérience de deux cadres de santé de filière infirmière dans une activité médico-technique.

Depuis 1995, presque vingt ans donc, les IFCS peuvent ouvrir des places à des professions de santé autres que celles d’infirmier. Cette possibilité a renforcé les travaux sur les façons de manager l’interprofessionnalité ou comment favoriser « la dynamique de la collaboration et/ou de la coopération entre les différents partenaires et acteurs du soin, en tenant compte de la pluralité des identités professionnelles, non seulement dans la représentation de l’identité professionnelle de chacun, mais aussi et surtout en fonction de la pluralité des professions en interactions »(1). Une autre conséquence de cette réforme a été l’apparition de cadres de santé qui se sont vu encadrer des professionnels issus d’une filière différente de la leur. Les premiers exemples, qui sont aujourd’hui encore les plus fréquents, ont été des cadres issus d’un métier médicotechnique ou de la rééducation à qui l’on a confié les missions de management d’équipe comprenant des professionnels de leur métier mais aussi d’autres professionnels médicotechniques ou rééducateur. Nous pouvons notamment citer l’exemple du masseur-kinésithérapeute ou de l’ergothérapeute qui peut encadrer l’ensemble des rééducateurs d’un centre hospitalier. Ensuite, Quinet et Topouzkhanian (2) ont relaté leur expérience de cadre de santé orthophoniste en charge d’équipe infirmière. En revanche, aujourd’hui, force est de constater que la réciproque — cadre de santé infirmier encadrant des professionnels médicotechniques ou rééducateurs — est rare. C’est pourquoi nous souhaitons partager notre expérience de cette interprofesionnalité particulière, celle de cadre de santé infirmier en service de radiothérapie.

UNE PRISE DE POSTE PARTICULIÈRE, MAIS CHOISIE

L’un comme l’autre, nous ne sommes pas arrivés en radiothérapie par hasard, et encore moins par défaut. Ces deux prises de poste successives sont le résultat d’une combinaison de trois choix :

• un choix d’équipe avant tout, équipe qui était désireuse de travailler avec un cadre (il n’y en avait pas à temps plein) qui serait centré avant tout sur le management d’un service et la conduite de projet ;

• un choix d’établissement avec une équipe de direction (direction générale, direction des soins, direction des activités de réseaux et de la qualité), qui a eu le courage de tenter cette expérience et qui accompagne le cadre de santé dans ses décisions ;

• un choix personnel assumé pour nous deux, l’un après avoir été sensibilisé à l’IFCS à ce challenge de l’interprofessionnalité, l’autre après avoir connu une première expérience en Groupement de coopération sanitaire (GCS) dans un secteur de médecine et qui voulait profiter de son expertise tout en découvrant un autre poste du même type.

C’est donc – très – attendus, –presque – légitimés et – plutôt – enthousiastes que nous avons pris notre poste dans le service de radiothérapie, qui deviendra avec le temps le GCS de radiothérapie de la région d’Annecy.

ET PAS FORCÉMENT SIMPLE…

Il nous a fallu faire face à plusieurs difficultés.

S’adapter au langage

La première d’entre elles aura été de connaître une nouvelle langue. Le monde de la radiologie, a fortiori celui de la radiothérapie, utilise un langage auquel nous n’étions pas familiers. Centrage, IMRT, faisceaux, CBCT, dosi in vivo étaient autant de termes inconnus.

S’adapter aux pratiques

On peut rajouter à cela qu’il fallait également s’imprégner de pratiques particulières pour ces professionnels.

Les manipulateurs de radiothérapie, par exemple, sont formés à la pose de perfusion, mais ils pratiquent très peu ce geste.

Pour ce geste, ils n’ont que peu d’expérience, alors qu’à l’opposé, nous avons repéré que leur métier était fortement axé sur des qualités développées avec l’expérience (lecture d’image, compréhension des prescriptions médicales, positionnement des patients) ; encore plus que pour les infirmiers.

Un nouveau regard sur le soin

En outre, une autre difficulté aura été d’appréhender un nouveau regard sur la notion de soin. Cette vision prend bien en compte le patient dans sa globalité, mais elle est plus technique et plus courte du fait d’un temps de prise en charge très fractionné (entre 10 et 37 séances de 12 minutes en moyenne). De fait, le professionnel se recentre entre chaque patient sur sa problématique d’exercice, s’appuie énormément sur un ensemble de protocoles et procédures. Ceci provoque une référence renforcée aux textes et règles relatifs aux pratiques professionnelles.

Par ailleurs, en raison de leur grande proximité avec le staff médical, les professionnels de radiothérapie développent une expertise approfondie dans leur domaine d’exercice.

Ces deux champs, l’un sur les conditions de travail et l’autre sur l’expertise professionnelle, en font des professionnels plus ancrés dans leurs postes de travail. Ils sont sur des postes indispensables au fonctionnement du service et peuvent se révéler des verrous face au changement. Il n’est pas possible de les remplacer au pied levé.

Ce sentiment d’appropriation de la fonction est renforcé par le manque de marge de manœuvre qu’est l’absence de rôle propre. Ces professionnels travaillent uniquement sur prescription, ce qui renforce leur lien avec le staff médical.

Des rencontres et des partages d’expériences

Enfin, de façon plus anecdotique, il faut mentionner la rencontre avec les radio-physiciens. Nos expériences respectives nous avaient permis de rencontrer un grand nombre de professionnels (rééducateurs, administratifs, techniques, informaticiens…) qui faisaient tous partie d’une hiérarchie identifiée. Les physiciens médicaux dépendent, eux, directement de la direction générale. Ils ont un statut doublement particulier de par leur position contractuelle, mais surtout de par leur spécificité d’exercice. Ils sont collaborateurs du médecin concernant le plan de traitement, ils sont donneurs d’ordre auprès du manipulateur radio sans être prescripteurs et ils participent à la maintenance des accélérateurs. Leur importance dans la prise en charge du patient et le fonctionnement du matériel en font des “sur-experts”, des interlocuteurs qu’il faut nécessairement apprendre à connaître et qu’il est impossible de négliger.

COMMENT FAIRE POUR QUE CELA FONCTIONNE ?

Sans forcément trop se concerter lors de notre succession sur ce poste, nous avons mis en place les mêmes principes pour mener à bien cette nouvelle mission particulière.

Observer

Assez logiquement, nous avons commencé par une période d’observation. Il s’agissait de comprendre un fonctionnement et un exercice qui nous étaient jusqu’alors méconnus (les interventions menées en Ifsi et auprès des services de médecine “traditionnels” nous ont d’ailleurs montré que cette méconnaissance était assez largement partagée au sein de la profession infirmière). Le temps d’immersion a donc été naturellement plus long que pour une prise de poste classique ; temps d’immersion qui aura été mis à profit pour identifier les attentes de chacun et clarifier les éventuels jeux de pouvoir, que ce soit au sein de l’équipe ou entre les différents professionnels (médecin, secrétaires, manipulateurs radio et physiciens médicaux). Pour faciliter cette compréhension, nous avons bénéficié pour l’un des stages de découverte de cinq jours auprès d’une cadre de santé dans un service de radiothérapie d’un autre centre et, pour l’autre, de l’expérience du premier.

Outre sa relative “longueur”, cette immersion n’aura finalement pas été bien différente d’une autre prise de poste pour un cadre de santé, puisque cette prise de marques et l’identification des enjeux auront été les axes principaux de cette période.

Communiquer

Face à une attente un peu inquiète des professionnels, le cadre dans son positionnement se doit alors d’être précis et capable d’argumenter. Au regard des équipes, que vient faire ce cadre de la filière infirmière dans ce monde très technique ? Va-t-il tout bouleverser ? Est-il aux ordres des directions ? Quels changements va-t-il imposer ?

La plus croustillante anecdote est celle d’un manipulateur contacté pour un remplacement urgent dans l’équipe. Après lui avoir expliqué les besoins, il promet de rappeler dans la journée. Ce qu’il fait avec cette phrase truculente : « Vous êtes manip’ ? Si oui, vous pouvez vous-même assurer l’aide à votre équipe ! »

La communication peut alors débuter avec des questions et un avis pondéré, puis la mise en conflit (en discussion) doit prendre sa place. Force de proposition, le manager va pouvoir agir, en utilisant ses réseaux. Il démontre alors ses capacités d’organi­sation par la mise en place de projets, en passant par la création de zone d’échange où il s’agira de “donner du sens au travail” :

• réunion de service, de fréquence mensuelle ;

• réunions d’analyse des non-conformités, de fréquence mensuelle ;

• Staffs médicaux-cadre, de fréquence hebdomadaire ;

• réunions techniques médico-cadre-physique, de fréquence mensuelle ;

• comité qualité-gestion des risques, de fréquence trimestrielle ;

• conseil de groupement du GCS, de fréquence biannuelle.

Se positionner en douceur

En radiothérapie, le rôle du cadre est basé sur l’organisationnel, tant il bénéficie de la richesse du service. Cette richesse est caractérisée par la présence d’un qualiticien pour ce qui est de la démarche qualité et gestion des risques, par la présence de techniciens et de radio-physiciens pour le côté technique, également par la présence de secrétaires pour la gestion des rendez-vous et par celle des manipulateurs pour leurs interventions attentives au bien-être des patients.

Afin de permettre la réussite de cette immersion, le cadre devra s’appuyer à la fois sur des notions de charisme et de modestie. Autant dans une unité de soins, la position cadre est légitimée par la fonction pour sa mise en place, autant, dans ces conditions, d’autres valeurs sont à mettre en avant pour étayer sa position. Et on ne peut faire appel qu’à sa personne pour assurer la bonne prise de poste.

Pour rassurer, pour mettre en confiance l’ensemble de l’équipe, le cadre devra se positionner sans froisser, tout en démontrant ses capacités techniques et sa connaissance de l’institution. C’est d’autant plus important que la période d’immersion nous aura montré que les attentes de l’équipe portaient avant tout sur un cadre organisateur et manager plutôt que sur un cadre spécialiste.

Il ne faut pas oublier la modestie et l’humilité pour ne pas se perdre dans un rôle de mentor, mais plutôt rester sur le terrain proche des professionnels, qui attendent beaucoup de ce cadre qu’ils apprendront à connaître.

UNE EXPÉRIENCE ENRICHISSANTE

D’une part, nous avons remarqué que notre légitimité était liée à la connaissance que nous avions développée de leurs métiers. D’autre part, il est important de montrer notre intérêt pour le bien-être du patient afin d’être reconnu comme un soignant ; reconnaissance primordiale pour ces manipulateurs qui, tout en exerçant une profession dite “médicotechnique”, se sentent appartenir avant tout au groupe dit “des soignants”.

Au final, cette expérience est enrichissante : elle nous a amenés à expérimenter et enrichir nos compétences et notre faculté d’adaptation. Le management hors champs d’expertise du soin n’est pas évident d’emblée, mais pas impossible pour autant. Il demande d’être précis, positionné et préparé en amont. C’est ce que l’on pourrait baptiser la règle des 3 P du cadre. Il impose surtout de ne pas oublier ses fondamentaux et ses valeurs de cadre de santé. La question « cadre de santé, pourquoi santé ? » est élucidée, et la présence de cadres de santé plutôt que de managers hors soins est légitimée.

NOTES

(1) Desbonnet, Thierry. 2005. Coopération, interprofessionnalité et “management du soigner”. www.cadredesante.com. [En ligne] 23 janvier 2005. [Citation : 25 juillet 2013.] Suivre le lien raccourci : http://petitlien.fr/6vi4.

(2) Quinet, Virginie et Topouzkhanian, Sylvia. 2008. “Quand le cadre de santé est… orthophoniste”. Soins Cadres. n° sup 65 mars 2008, pp. 17-18.