Objectif Soins n° 222 du 01/01/2014

 

Droit

Gilles Devers  

Les chutes sont la première cause de dommages dans la vie des établissements de santé, et toutes les chutes n’engagent pas la responsabilité du personnel soignant.

Le débat sur la responsabilité suppose de savoir mettre en balance les indications médicales, l’obligation de surveillance des soignants et la part d’autonomie du patient. Pour gérer les chutes, il faut trouver le bon équilibre…

FAITS

Les sapeurs-pompiers ont été appelés par le service de sécurité d’un magasin pour une femme de 75 ans qui a fait un malaise. Les témoins décrivent une perte de conscience de quinze à trente secondes, avant que la personne ne retrouve ses esprits. Les témoins divergent sur la description de la chute, mais la dame ne porte pas de blessures apparentes. Lorsque les pompiers arrivent, ils trouvent la dame, qui a retrouvé ses esprits, assise sur une chaise. Elle refuse d’abord de les suivre, en indiquant que tout va bien. Pendant que les pompiers essayent de la convaincre, elle se lève, mais indique qu’elle a « la tête qui tourne » et qu’elle ne se sent pas très bien. Aussi, elle accepte finalement de venir avec les sapeurs-pompiers qui la conduisent directement aux urgences du centre hospitalier universitaire, sans avis médical.

À l’arrivée aux urgences, elle rencontre immédiatement l’interne de garde. La dame répond bien aux questions. Elle est un peu perturbée par les événements, mais elle n’est pas désorientée. Elle tient debout sans aide. La dame indique à l’interne qu’elle n’a pas d’antécédents ni de traitement en cours. Elle se décrit plutôt en bonne santé, mais reconnaît que, depuis quelques temps, elle se sentait fatiguée et « pas très bien », sans décrire de signes précis. La charge de travail, ce jour, est sérieuse, mais le service fonctionne dans des conditions normales. L’interne lui explique qu’il va falloir procéder à un examen détaillé et à un premier bilan, qui prendront environ deux heures compte tenu du travail en attente au service des urgences, et qu’il reviendra ensuite pour un examen médical complet, afin de prendre une décision.

L’interne de garde demande alors à une infirmière d’installer la patiente dans un box d’examen pour position de repos, et de lui pratiquer un bilan sanguin. Il prescrit de plus une radiographie du crâne aux fins de vérification, compte tenu de la chute intervenue dans le magasin. Un dossier de prise en charge est ouvert, avec pour indication : “Malaise suivi de chute, avec perte de connaissance. Traumatisme crânien possible, à vérifier. Bilan sanguin et radio crâne.”

L’infirmière installe la dame sur la table d’examen, mais celle-ci indique aussitôt qu’elle souhaite se rendre aux toilettes. L’infirmière appelle une aide-soignante qui se trouve à proximité dans le couloir et lui demande d’accompagner la dame. C’est ce que fait sans attendre l’aide-soignante. Elle demande à la dame de laisser la porte ouverte en précisant qu’elle restera devant pour que personne n’entre. En fait, dès que la dame est dans les toilettes, elle ferme la porte de l’intérieur.

Une minute plus tard, l’aide-soignante entend un bruit sourd et un petit cri. Elle comprend que la dame a fait une chute. Il se trouve que la porte ne peut être ouverte facilement de l’extérieur et il faut donc, par des moyens de fortune, dégager la serrure, ce qui prend environ trois minutes. On retrouve alors la patiente allongée sur le sol. En tombant, elle s’est blessée sur l’arrière du crâne, où apparaît un saignement. La patiente est trouvée obnubilée, mais elle perd rapidement conscience, et elle doit être admise au service de réanimation. Les soins permettront une certaine récupération, mais il résultera de lourdes séquelles neurologiques de cette chute.

QUESTIONS

Les responsabilités

Quels sont les éléments à charge et à décharge permettant d’analyser l’existence ou non d’une faute de la part de l’interne de garde, de l’infirmière et de l’aide-soignante ?

Face une situation de fait qui s’est révélée malheureuse, la tentation est forte d’immédiatement chercher le fautif, en commettant ainsi deux erreurs. D’abord, la survenance d’un dommage, bien réel au cas présent, ne veut pas dire que ce dommage a été causé par une faute : le dommage est causé par un fait, et c’est sous certaines conditions – imprudence, négligence, abstention, intention de nuire – que ce fait peut être qualifié de faute. Ensuite, l’affirmation qu’une faute a été commise est le résultat d’une démarche, et l’essentiel est de mettre en œuvre une bonne démarche, juste et équilibrée, en apprenant à raisonner avec “les deux côtés de la balance”. Il faut mettre en discussion tous les éléments d’une situation pour voir les éléments positifs et négatifs. Ainsi, le fait d’inclure qu’il y a faute ou non induit une part de subjectivisme. Il est légitime qu’il y ait des avis divergents, et tel ou tel avis compte moins que la démarche qui a conduit à rendre l’avis. On peut notamment conclure qu’un professionnel aurait pu mieux faire, sans retenir pour autant qu’une faute a été commise.

L’interne de garde

L’interne de garde était disponible. Il a eu un entretien avec la patiente, laquelle était dans un état stabilisé. Elle marchait seule et était cohérente. L’interne lui a expliqué qu’il allait falloir faire un bilan et qu’il y aurait un examen médical approfondi ensuite. Il l’a confiée à l’infirmière avec des indications d’emblée relativement précises : il avait notamment mentionné la chute, la possibilité d’un traumatisme crânien et la nécessité d’une radio du crâne. Aurait-il dû en plus prescrire une surveillance particulière ? C’est loin d’être évident. Les indications données mentionnaient que la dame venait suite à une chute et une perte de connaissance, mais elle avait bien récupéré. Aussi, et rappelant que l’infirmière a une obligation générale de surveillance relevant de son rôle propre, il est difficile de soutenir que l’état de santé de la patiente justifiait des préconisations spécifiques de surveillance.

L’infirmière

L’infirmière est intervenue rapidement à la demande de l’interne. Elle a échangé quelques mots avec lui et pris note des premières indications portées dans le dossier. Elle n’a pas estimé nécessaire de demander des explications complémentaires à l’interne. Elle a été diligente, installant la patiente dans un box d’examen et commençant l’entretien avec elle.

Aussi, elle avait alors à l’esprit :

• une personne perturbée du fait des événements en cours ;

• un malaise avec une perte de connaissance, ce qui est sérieux ;

• une chute, avec peut-être un traumatisme crânien, et seule la radio du crâne ainsi que l’examen neurologique complet pouvaient permettre d’écarter le traumatisme crânien.

Il n’y avait alors aucune indication sur les causes, car on ne savait encore bien peu de choses de la malade encore.

La patiente demande à aller aux toilettes et, bien évidemment, il n’y a aucune raison de lui imposer d’avoir recours à une bassine dans le box d’examen. Il est bien plus confortable pour la patiente de se rendre aux toilettes, et cela était en corrélation avec son état de santé. La fiche d’intervention des pompiers montre que, lors de l’arrivée des secours, la dame était déjà rétablie et assise. Dans le service d’urgence, elle marchait seule.

De même, l’infirmière pouvait très bien confier à l’aide-soignante d’accompagner la patiente aux toilettes. Elle a eu la sagesse de ne pas laisser la patiente y aller seule mais elle a donné peu d’informations. Elle a appelé l’aide-soignante dans le couloir et lui a juste demandé d’accompagner cette personne âgée aux toilettes.

Elle aurait dû indiquer à l’aide-soignante que cette personne âgée était venue pour une chute avec perte de connaissance, qu’elle avait peut-être un traumatisme crânien et, surtout, qu’on en était juste au début de l’examen. Ces informations simples pouvaient être données oralement et en quelques secondes. Cette transmission d’informations nécessaire dans la collaboration entre l’aide-soignante et l’infirmière fait objectivement défaut.

L’aide-soignante

L’aide-soignante n’a pas été avisée qu’il y avait un contexte de chute. Rien ne lui a été dit et elle n’avait pas forcément à poser des questions pour un acte aussi banal que celui d’accompagner une personne aux toilettes. Il était logique que l’infirmière l’ait sollicité pour aider cette personne âgée afin de se diriger dans le service et de lui apporter une présence. L’aide-soignante a eu le bon réflexe de demander à la patiente de laisser la porte ouverte. La patiente n’a pas respecté et il était difficile de demander à l’aide-soignante de faire davantage.

Après avoir discuté les éléments, on peut avec certitude écarter toute faute de l’interne, qui a eu un comportement normal au sein d’un équipe rodée à la prise en charge dans le contexte de l’urgence.

L’aide-soignante a été diligente. Dans l’absolu, elle aurait dû solliciter les explications que l’infirmière ne lui avait pas données. Mais ce qui lui était demandé était simple et la dame, objectivement, était dans un bon état général de vigilance.

L’infirmière a été réactive, mais elle aurait dû attirer l’attention de l’aide-soignante sur le risque de chute. Les chutes sont la première cause de dommages corporels dans les établissements. Or il y avait eu une chute sérieuse et on ne savait encore rien du diagnostic, ni de l’histoire même de cette patiente. L’infirmière aurait dû donner ses informations simples mais importantes à l’aide-soignante et lui dire alors de toujours rester auprès de la dame.

Au premier regard, on peut penser à la faute de l’aide-soignante, car le patient s’est grièvement blessée alors qu’elle était sous sa surveillance. Ainsi, l’insuffisance de la surveillance est une donnée objective : si l’aide-soignante était restée à proximité, elle aurait pu voir la personne âgée perdre l’équilibre et donc éviter qu’elle chute en se blessant gravement. Mais ce défaut de surveillance, qui est le fait de l’aide-soignante, est dû en réalité à la faute de l’infirmière, qui n’a pas donné les informations adaptées. D’expérience, une infirmière sait qu’une admission aux urgences, même sans gravité, pertube le comportement des personnes âgées, et ce simple échange d’informations était nécessaire.

Les droits du patient

En invoquant les droits des patients, la patiente pouvait-elle imposer, pour préserver sa pudeur et son intimité, que la porte des toilettes soit fermée ?

Le droit à l’intimité fait incontestablement partie des droits des patients, et on comprend qu’une dame se trouvant à l’hôpital souhaite être tranquille, et la porte fermée, lorsqu’elle se rend aux toilettes. De ce point de vue, on peut dire qu’il y a effectivement un droit du patient à l’intimité.

En revanche, ce droit doit se concilier avec les règles de sécurité de l’établissement et les contraintes de soins. Or imposer que la porte ne soit pas fermée à clé mais juste entrouverte pour que l’aide-soignante puisse garder un œil sur la patiente est une atteinte au droit à l’intimité, certes, mais proportionnée au but. Aussi, il y a un droit du patient, mais la limitation imposée à ce droit était justifiée.

Peut-on pour autant retenir une faute de la patiente, qui n’a pas tenu compte de ce que demandait l’aide-soignante ? C’est une vraie question, et il faudrait une analyse très attentive de la situation pour déterminer si, oui ou non, on doit retenir la faute. On ne peut reprocher à l’aide-soignante d’avoir “imposé” sa présence, alors que la patiente était en bon état général, et se montrait coopérative.

Aussi, il faut bien admettre la réalité d’un geste volontaire de la patiente qui, dans le contexte, peut être considéré comme une faute… qui se conjugue à la faute de l’infirmière. Un partage de responsabilité pourrait d’ailleurs être retenu.

Le risque pénal

La patiente peut-elle déposer une plainte pénale dans une telle affaire ?

Il faut bien distinguer la possibilité de déposer plainte, et la probabilité qu’il y ait une condamnation pénale. Or, à partir du moment où il y a un dommage corporel sérieux, la patiente ayant été admise en réanimation et souffrant de séquelles neurologiques sévères, et une faute simplement probable, le dépôt de plainte pénale est envisageable.

Dans la pratique, cette plainte est peu probable, car les patients sont orientés à choisir la voie de la responsabilité civile.

Mais il est clair qu’à partir du moment où un dommage corporel est subi à l’hôpital dans des conditions qui permettent d’évoquer une faute dans la prise en charge, une plainte pénale peut être reçue par les services de police.

La seule limite serait que la personne se soit blessée réellement seule, par exemple pour un visiteur qui tombe dans l’escalier ou un patient qui est autonome, bien connu dans le service, qui ne requiert pas de surveillance particulière, et qui commet une chute “comme à la maison”.

Mais, dans ce cas précis, cette personne âgée venait d’arriver à l’hôpital à la suite d’une chute, et elle justifiait donc d’une surveillance particulière. La chute dans les toilettes a entraîné des conséquences graves, et conduirait les services de police à ouvrir l’enquête s’ils étaient saisis.

L’infirmière, en n’avisant pas l’aide-soignante qu’il y avait un contexte de chute et une absence de tout diagnostic, a créé les conditions pour que l’aide-soignante s’en tienne à une surveillance minimale ; alors que, si l’aide-soignante avait pu contrôler de visu la malade, la chute aurait pu être évitée. La faute de l’infirmière n’a pas causé la chute mais elle a empêché que l’aide-soignante puisse réagir à cette chute.

Aussi la responsabilité pénale pourrait être discutée jusque devant un tribunal.

L’assurance

L’interne de garde, l’infirmière et l’aide-soignante sont d’autant plus inquiets qu’ils n’ont pas souscrit de contrat d’assurance en responsabilité civile professionnelle. Ils craignent que, si leur faute est retenue, ils doivent verser les dommages et intérêts sur leurs fonds personnels. Que peut-on leur répondre ?

Tout d’abord, l’interne de garde et l’aide-soignante doivent procéder à une saine analyse de la situation. Objectivement, ils n’ont pas commis de faute, et, dès lors, le simple fait qu’un dommage grave soit survenu ne suffit pas à établir la responsabilité. La responsabilité n’est engagée que si une faute a été commise. Aussi, ils n’ont même pas à se poser la question de l’assurance, car une analyse objective montre qu’ils n’ont pas commis de faute ayant causé, en tout ou partie, le dommage.

S’agissant de l’infirmière, une condamnation n’est pas impossible. Cependant, la condamnation pénale serait prononcée pour blessures par inattention, ou par négligence. Or la responsabilité financière personnelle de l’infirmière condamnée au pénal n’est engagée que si l’infirmière a commis une faute volontaire, c’est-à-dire avec intention de nuire.

Ainsi, l’infirmière n’a nul besoin d’être assurée. Le dommage pour la patiente peut être important car, s’agissant d’une personne âgée avec des séquelles neurologiques sévères, peut se poser la question d’une assistance par tierce personne pour compenser le dommage. Des sommes importantes venant en indemnisation seraient mises à la charge de l’hôpital, qui doit assurer les conséquences civiles des fautes pénales commises par le personnel infirmier à partir du moment où il n’y a pas de critère d’intention de nuire.