Objectif Soins n° 223 du 01/02/2014

 

Recherche Formation

Nicolas Bolloch  

L’augmentation exponentielle des connaissances et la généralisation des moyens d’information ont profondément contribué à l’évolution des compétences des soignants, dans un contexte d’exigences accrues en matière de gestion des risques et de qualité de la prise en charge des patients. Mais se former tout au long de la vie ne nécessite pas seulement d’accéder aux connaissances. Il faut aussi se les approprier.

Cette problématique est profondément investie par les cadres formateurs de filière infirmière, appliquant, notamment depuis la réingénierie des formations, un paradigme d’orientation davantage socioconstructiviste. Aussi, les cadres soignants peuvent aujourd’hui tirer profit de cette expérience à partager, pour faire de chaque réflexion une occasion d’apprendre dans l’exercice du travail.

UNE SOCIÉTÉ DE L’INFORMATION

Ces trente dernières années ont vu se développer la spécialisation et la tertiarisation du travail dans nos institutions, avec, parallèlement, un accès personnel à l’information, largement accentué par la généralisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) : diversification, miniaturisation, diminution des prix, augmentation des réseaux de transmissions.

Face au rythme exponentiel d’évolution des connaissances et de leur diffusion, l’activité professionnelle, notamment infirmière, a progressivement migré vers des compétences d’orientation davantage cognitives, une capacité d’adaptation à intégrer et à s’approprier l’ensemble de ces connaissances. En effet, l’information n’est pas un problème. Ce qui devient un enjeu majeur, c’est la capacité des sujets à l’acquérir, à l’apprendre. Ainsi, en matière de formation et de développement des compétences, apprendre à apprendre, la métacognition, devient un facteur clé de performance, sollicitant la motivation du sujet et la mobilisation de ses capacités cognitives. La pédagogie intègre ainsi une place prépondérante dans les questions économiques et sociales, mais elle met en évidence la limite du “pédagogue” au profit des efforts d’engagement de l’individu à se former ou à s’auto-former, et donc la place de chacun dans ce processus nécessaire.

Mais cette nouvelle conception de l’apprentissage tout au long de la vie fait appel à une contradiction née de notre rapport au savoir issu de notre vécu scolaire. Notre formation est fondée sur une approche béhavioriste (ou comportementaliste), un apprentissage passif visant le conditionnement plutôt que la réflexion, une assimilation de connaissances enseignées plutôt qu’une recherche personnelle. Les organisations doivent donc non seulement permettre, mais également susciter les apprentissages. Le problème ici rencontré est aussi lié à l’obligation de veille professionnelle(1), et donc au tri des informations importantes et indispensables à la réalisation de l’activité. Le sujet doit donc se trouver en mesure de les sélectionner, de les prioriser.

UNE ORGANISATION APPRENANTE ?

La fin du XXe siècle a vu, en ce sens, l’émergence d’une notion nouvelle, “attracteur étrange”(2) : la compétence. Elle fait appel à une combinatoire de :

• savoir-agir, autrement dit les capacités du sujet à mobiliser ses ressources, dans un milieu particulièrement évolutif, entre flexibilité, aléas, contraintes, normes, changements accélérés… ;

• vouloir-agir, c’est-à-dire la motivation ou volonté des professionnels eux-mêmes. Or ce concept de motivation reste, selon les nombreux auteurs qui s’y intéressent, mal défini. La motivation, processus dynamique, est en rapport constant à l’environnement d’exercice. La satisfaction de besoins joue, certes, un rôle dans le processus motivationnel, mais la motivation dépend, selon les contextes, de nombreux autres facteurs, et notamment de processus cognitifs : l’instrumentalité, la reconnaissance, le sens du travail, la définition d’un but, le leadership ou la dynamique collective… ;

• pouvoir-agir, cet « ensemble durable de dispositions favorables à l’action d’apprendre dans toutes les situations formelles ou informelles, de façon expérientielle ou didactique, autodirigée ou non, intentionnelle ou fortuite »(3) : l’apprenance. Elle libère le sujet d’une exécution prescrite pour une capacité d’adaptation, d’initiative, de responsabilisation… en situation nouvelle, d’autonomie, d’incertitude, mettant à l’épreuve les capacités cognitives(4). Elle s’écarte d’une démarche d’encadrement participatif où la délégation du pouvoir s’exerce dans un principe de subsidiarité pour une activité qui ne relève plus d’une autorité hiérarchique. Elle doit permettre une implication plus forte des professionnels dans les réflexions à mener, les choix à faire, les propositions à construire, un parti à prendre dans les décisions relatives à l’activité… Enfin, elle sollicite le développement des compétences dans une perspective d’auto-formation qui s’inspire du self-directed learning. Il s’agit d’« un processus dans lequel les individus prennent l’initiative, avec ou sans l’aide des autres, pour faire le diagnostic de leurs besoins et formuler leurs objectifs d’apprentissage, pour identifier les ressources humaines et matérielles pour apprendre, pour choisir et mettre en œuvre les stratégies d’apprentissage appropriées, et pour évaluer les résultats des apprentissages réalisés »(5). Ainsi, par son processus, l’apprenance souligne :

– “l’auto-détermination”, “l’auto-développement” ou la “directionnalité” (termes indifféremment empruntés selon les auteurs) : le sujet est libre de se fixer des objectifs qu’il réalise, et décide alors de son propre développement. Il fait des choix, s’engage en fonction de ses propres valeurs, de ses envies. Il ressent le sentiment d’être acteur de ses décisions, de choisir librement, de n’être ni contrôlé, ni contraint (facteur de motivation à la fois intrinsèque et extrinsèque) ;

– l’autorégulation : il réfléchit l’action à entreprendre, utilisant son savoir cognitif. Il analyse, diagnostique, décide d’un plan d’action, le met en œuvre et l’évalue ;

– l’auto-efficacité : il perçoit sa capacité à réussir et accepte ou non de participer.

L’approche cognitive intermittente de V.H. Vroom met en évidence que la motivation d’un individu dépend d’une réflexion qui le conduit à faire des choix en fonction de la perception de ses capacités à réussir, des efforts qu’il est prêt à faire pour cela (l’expectation), et des conséquences éventuelles en termes de performances (l’instrumentalité), d’avantages et de valorisation(6).

L’EXPÉRIENCE DES CADRES FORMATEURS

Depuis 2009, la réingénierie des formations initiales en Instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi)(1) a écarté l’enseignement d’une vision réductrice béhavioriste, pour un apprentissage davantage socioconstructiviste, basé sur la construction du sujet à partir de ses expériences vécues, son interrelation avec les autres, et sa capacité réflexive et critique. L’objectif est d’amener le professionnel à développer ses compétences par soi-même, en tirant les leçons de son expérience professionnelle à toutes les occasions, par un accompagnement. L’étudiant est ainsi amené à devenir un praticien autonome, responsable et réflexif. Mais le parcours de formation tient également compte de la progression individuelle de chaque étudiant et de ses modes d’acquisition.

Ainsi, l’éducation ou la pédagogie ont évolué dans la conception relationnelle entre le sujet et sa société du savoir, quittant le modèle transmissif descendant et associant l’apprenant au processus d’apprentissage. Le “formé”, objet de l’action de formation, devient “apprenant”, actif dans son processus d’apprentissage, gestionnaire et responsable de ses compétences. « L’enseignement cède le pas à l’apprentissage, la pédagogie s’efface au profit de l’accompagnement. »(3)C’est de cette expérience riche que doit s’inspirer le management des compétences de nos établissements, pour un encadrement qui favorise à la fois :

• l’auto-construction, au travers des expériences, et la mobilisation par le sujet de ses ressources à la résolution des problèmes qu’il rencontre, dans l’insuffisance prescriptive du travail. Elle fait appel à la responsabilisation au travers de l’initiative, de la recherche par soi-même, de l’expérimentation, et du recul réflexif et critique vis-à-vis des réussites et des échecs ;

• la co-construction, par la communication, les échanges, les discussions, et donc la possibilité de confrontation interpersonnelle d’idées, de points de vue, de représentations ;

• la possibilité d’un épanouissement personnel par une approche différenciée, individualisée : la prise en compte de chacun, de son vécu, de son rapport au savoir, de ses facilités ou difficultés.

UN ENCADREMENT FACILITATEUR

Une stratégie managériale adaptée

La philosophie managériale apprenante, alors déployée, doit faire appel à l’empowerment, la délégation ou la décentralisation du pouvoir et la responsabilisation des collaborateurs dans une confiance accordée. Mais cet engagement ne peut se faire sans le besoin ou le désir du professionnel de le réaliser, source de motivation : sens du travail, reconnaissance, plaisir de travailler… C’est pourquoi l’encadrement s’emploie à l’écoute, à la valorisation, à la mise à disposition, dans un statut d’extériorité, d’accompagnement ou de coaching des professionnels au développement de leurs compétences. Il valorise le travail pour éviter que la responsabilisation ne devienne une charge mentale, source de stress(7) ou qu’il ne s’apparente à un “management libéral”(8), développant un sentiment de soumission volontaire au développement des compétences. Son positionnement s’applique dans sa capacité à faire progresser la réflexion des professionnels autour du soin : il existe de nombreuses occasions de parler et de s’interroger sur le bien-fondé des pratiques, du “prendre soin”, de la relation soignante… : « Pourquoi faisons-nous cela ? Dans quel sens ? Quels sont les objectifs ? Qu’en pense le patient ? Est-ce éthique, réglementaire, culturel, personnel ?… » Tous ces champs ne se construisent pas seuls et nécessitent des échanges pluriels. Il est alors judicieux, pour le cadre de santé, d’orchestrer la confrontation d’expressions multiples, de se positionner en médiateur, et de permettre le développement des compétences par l’activité réflexive et donc le recul cognitif et affectif sur les situations rencontrées(9). Aussi, dans le travail soignant, le développement des compétences individuelles est lié à celui des compétences collectives. Chacun apporte sa contribution à une dynamique collective mobilisée autour de projets, d’objectifs… Dans ce cadre, l’adhésion et la complémentarité sont un enjeu de réussite, moteur de progression pour chacun. Alors, connaître chaque individualité semble essentiel dans une approche singulière profitant à l’ensemble. Pour les professionnels en difficulté dans cette nouvelle approche, notamment, l’encadrement doit s’appuyer sur un coaching différent, faisant appel à un développement personnel ciblé et davantage aidé. La construction des savoirs cognitifs est complexe et varie fortement d’un individu à l’autre. Face à ce processus, l’organisation doit permettre l’adaptation de stratégies d’apprentissage différentes, calquées sur le principe de pédagogie différenciée qui permet l’apport de différentes démarches didactiques, formes de travail, supports pédagogiques, et donne l’opportunité à l’individualisation des parcours d’apprentissage professionnel(10).

L’encadrement des étudiants, un atout

L’approche pédagogique d’orientation socioconstructiviste ainsi initiée au sein des Ifsi depuis 2009 et perceptible dans nos établissements grâce à l’encadrement et au tutorat des étudiants doit servir le développement des compétences des professionnels de terrain. Pourquoi, par exemple, les unités de soins ne se serviraient-elles pas des analyses de pratiques réalisées par les étudiants au cours des stages ? Ne pourraient-elles pas constituer un levier à la prise de conscience d’une nécessité de remise en question des pratiques, de recul réflexif et critique ? Ne peuvent-elles pas servir de matière à réflexion ? Ne sont-elles pas une opportunité pour le cadre d’initier le changement paradigmatique, grâce à cet outil déjà présent dans nos services ?

D’autant que ces étudiants d’aujourd’hui sont les professionnels de demain, intégrés dans nos équipes. S’intéresser à leur tutorat et participer à leur réflexion, c’est donc déjà se projeter dans un encadrement et un accompagnement apprenant de ces futurs professionnels. C’est aussi contribuer à l’exercice d’un regard neuf de personnes extérieures, source de remises en question, dans une démarche constructive pour l’unité. Enfin, c’est une manière pour les professionnels de contribuer à la modernisation des études et de s’adapter à leur évolution.

Le DPC : une opportunité

Pour reprendre C. Levy Leboyer(11), rendre le travail plus motivant (une nécessité au développement des compétences) passe par son humanisation. Il doit être signifiant, utile, et doit permettre à chacun l’identité et la fierté de sa profession. Pour ce faire, elle émet des suggestions :

• accroître la complexité, la diversité, la richesse et l’attrait du travail, situé dans une vision globale d’objectifs de l’institution ;

• donner le contrôle du travail à ceux qui l’exercent, devant en évaluer la qualité et les pistes de réflexion pour son évolution ;

• accroître la communication et l’information, notamment de bas en haut, pour redonner la parole à ceux qui ne se considèrent plus que comme des exécutants ;

• permettre l’acquisition par les professionnels de nouvelles compétences en leur donnant l’opportunité de diversifier leurs expériences.

C’est aujourd’hui ce que propose le développement professionnel continu (DPC), dispositif d’amélioration continue de la qualité et de la sécurité des soins initié par la loi HPST du 21 juillet 2009, et étendu à l’ensemble des professionnels paramédicaux par les décrets du 30 décembre 2011. Cette “obligation réglementaire”, qui associe formation continue et analyse de pratiques professionnelles, s’avère être une opportunité au développement des compétences.

En effet, l’analyse des pratiques professionnelles, qui doit s’intégrer dans une démarche “libre et volontaire”, constitue un énorme pas en matière de capacité réflexive, d’analyse, de prise de conscience des actes et donc de prise en charge du cheminement professionnel individuel et collectif.

La méthodologie suivie permet :

• une importante prise de recul en phase d’explicitation et de problématisation des situations, la nécessité d’éviction des évidences, opinions, préjugés, postulats ;

• une grande réflexion et implication du collectif dans l’analyse professionnelle, expérientielle, organisationnelle, relationnelle, technique, comportementale, éthique, réglementaire… des situations rencontrées ;

• une logique et une continuité dans l’objet de l’analyse, et une interprétation pertinente et élargie des situations ;

• enfin, l’ouverture et l’acceptation de propositions de plans d’amélioration de la qualité des soins, en perspective avec les valeurs de notre profession et les principes humanistes, scientifiques ou professionnels qui les régissent, collectivement reconnus.

Ainsi, ce travail ne peut être que profitable à la fonction de soignant, tant par les sujets abordés qu’au travers de la méthodologie, de l’intensité, de l’engagement, des interactions qu’il permet ou de la réflexion qu’il nécessite.

CONCLUSION

La formation comme le travail au quotidien doivent s’appliquer au développement métacognitif du sujet, sa capacité à savoir apprendre, mais également à adopter une posture réflexive menant à la capacité d’analyse, de diagnostic, de propositions, d’actions, d’évaluation… Elle doit quitter une forme de travail post-scolaire pour une formation en situation de travail et en autoformation continue. C’est l’opportunité que peut aujourd’hui permettre le cadre, par un management facilitateur au quotidien, et notamment à l’occasion du DPC, par le biais de l’analyse des pratiques professionnelles, activité qui mêle questionnement des pratiques et de l’expérience, retour réflexif sur les situations de mise en œuvre, interactions et échanges interprofessionnels et positionnement des professionnels comme acteurs.

NOTES

(1) Arrêté du 31 juillet 2009 modifié par l’arrêté du 21 décembre 2012 relatif au diplôme d’État d’infirmier : annexes 1 et 3.

(2) G. Le Boterf, De la compétence, essai sur un attracteur étrange, Éditions d’organisation, 1995.

(3) P. Carre, L’apprenance, vers un nouveau rapport au savoir, éditions Dunod, 2005.

(4) P. Zarifian, dans F. Minet, La compétence : mythe, construction ou réalité ?, éditions l’Harmattan, 1995.

(5) M. Kowles, Self-directed learning – A guide of learners and teachers, 1975.

(6) Maugeri S., Théories de la motivation au travail, éditions Dunod, collection “Les Topos”, Paris, 2004.

(7) C. Dejours, Souffrance au travail, la banalisation de l’injustice sociale, éditions du Seuil, 1998.

(8) J.P. Le Goff, La Barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et de l’école, éditions La Découverte, 1999.

(9) P. Jonnaert, Compétences et socioconstructivisme, éditions De Boeck, 2009.

(10) Fournier M., “La pédagogie différenciée”, Sciences humaines, hors série n° 12, février-mars 1996.

(11) C. Levy-Leboyer, “Le cœur à l’ouvrage”, Sciences humaines n° 92, mars 1999.