« Il est aujourd’hui indispensable de refonder en profondeur notre système de santé, performant mais inéquitable » : tel est le constat dressé par la ministre des Affaires sociales et de la Santé dans la feuille de route pour la stratégie nationale de santé lancée le 23 septembre dernier. Mais qu’est-ce qu’un système de santé inéquitable ? De quelle équité parle-t-on en santé ?
L’origine latine du mot équité, œquitas, signifie égalité. Le dictionnaire donne comme première définition de l’équité : « Notion de justice naturelle dans l’appréciation de ce qui est dû à chacun ; vertu qui consiste à régler sa conduite sur le sentiment naturel du juste et de l’injuste. » Deux critères d’équité en santé peuvent alors être dégagés. Selon l’équité verticale, les individus possédant d’inégales capacités contributives doivent contribuer inégalement au système de santé. Selon l’équité horizontale, les individus ayant un besoin de santé égal reçoivent des traitements équivalents pour un même montant, quel que soit leur statut économique. En d’autres termes, le premier critère correspond à l’équité dans le financement des soins, le second à l’équité dans la distribution des soins. Les développements qui suivent sont centrés sur la notion d’équité horizontale.
Une première conception de l’équité en santé s’appuie sur une approche libérale de la justice. Selon celle-ci, la justice est garantie par le marché, et l’intervention des pouvoirs publics n’est justifiée que pour assurer le bon fonctionnement et le respect des règles marchandes. Appliquée au système de santé, la notion de justice libérale signifie que le jeu de l’offre et de la demande de santé conduit à une organisation de la santé juste et équitable. Dès lors, la régulation du système par les pouvoirs publics n’a pas lieu d’exister.
Dans une économie libérale, le marché est la seule règle qui garantisse le bon fonctionnement de la société et constitue le seul mode efficace de coordination des actions individuelles. Il respecte les deux valeurs fondamentales du libéralisme : la liberté individuelle et la propriété privée. La justice réside alors dans les échanges entre les individus sur le marché qui garantit la liberté et l’efficacité. Par définition, le marché est juste et, celui-ci étant la seule règle, les inégalités ne sont pas injustes, à partir du moment où les libertés individuelles et les droits de propriété sont respectés. Ces inégalités peuvent éventuellement être réduites par des actions de charité ou par une action collective dans le cadre d’un contrat social, mais leur correction n’est pas obligatoire puisqu’elles ne sont pas injustes.
Pour les libertariens, la société est un ordre spontané dans lequel le rôle de l’État se limite à veiller et à faire respecter les règles de cet ordre spontané. L’État doit ainsi permettre au marché de fonctionner dans les meilleures conditions possibles, c’est-à-dire faire en sorte que les libertés individuelles et les droits de propriété soient respectés. Il assure la sécurité, l’ordre public et le respect de la loi. Il peut éventuellement participer à la fourniture de certains services ou équipements collectifs, mais à condition de ne pas évincer totalement la production privée. Par ailleurs, les seules règles d’une société juste sont celles de la propriété privée. La notion de justice sociale est alors un non-sens puisqu’accepter cette conception reviendrait à contrecarrer l’ordre spontané qui par définition est juste. Le handicap ou la maladie ne sont pas plus injustes qu’une distribution inégalitaire des revenus et des richesses.
Les partisans d’un libéralisme plus “redistributif” adoptent une position plus souple vis-à-vis du rôle de l’État. Quatre sources d’inégalités de revenus sont distinguées : le choix, la chance, l’effort et la naissance. Si les trois premières ne sont pas jugées injustes, il importe en revanche de corriger les inégalités liées à la naissance afin d’égaliser les positions de départ au moyen par exemple d’un impôt sur les transferts et les héritages, ou d’un système éducatif financé publiquement, ou encore de lois pour éviter la discrimination dans l’accès à l’emploi. Si le marché n’est pas injuste, il convient toutefois de corriger les inégalités liées à la naissance. Ou bien encore l’intervention de l’État est justifiée lorsque le nombre d’individus présents sur le marché devient trop important et qu’ils souhaitent réaliser ensemble une action collective que le marché, en raison de différents obstacles, ne peut satisfaire. L’État libéral doit remédier aux défaillances du marché en produisant des biens collectifs, en traitant les effets externes mais aussi en réalisant les transferts sociaux libéraux par les individus.
Ainsi, selon la conception libérale de l’équité, le marché est la règle et il est juste. L’État n’intervient que pour garantir le bon fonctionnement du marché ou, d’une manière très limitée, en cas de défaillance du marché. Quelle implication alors pour la régulation du système de santé ?
Selon la conception libérale de l’équité, l’accès à la santé doit se faire selon les lois du marché. Chaque individu reçoit à sa naissance un capital santé qui évolue au cours de sa vie en fonction de ses choix et de ses comportements. Toute amélioration ou détérioration sera juste, à moins qu’elle ne soit causée par la violation des droits individuels. Ainsi les inégalités de santé existantes ne sont pas injustes dans la mesure où chaque individu est responsable de sa propre santé. En conséquence, la distribution des soins est régie par les lois du marché et en aucun cas un système public de régulation ne saurait être justifié pour des raisons d’équité. D’une part, la distribution des soins résulte des choix et des préférences individuelles. D’autre part, l’accès aux soins selon les lois du marché est efficace dans la mesure où les individus nécessitant des soins attribuent une valeur marchande plus importante à leur santé et donc se rendent plus facilement dans les structures de santé qui les traiteront en priorité.
Un système de santé équitable au sens libéral est un système essentiellement privé, fondé sur les lois du marché. En aucun cas l’État n’est légitimé pour organiser le système, par le biais d’un système de régulation.
Un objet, un droit ou un être humain est égal à un autre lorsqu’il est de même quantité, nature, dimension, qualité ou valeur. Deux êtres égaux possèdent les mêmes caractéristiques. Dès lors, l’égalitarisme peut être appliqué selon deux approches, l’une positive, visant à rechercher l’égalité absolue, l’autre négative, visant à réduire les inégalités. Trois courants peuvent être distingués au sein de l’équité égalitariste : l’égalité utopique, l’État providence et le mouvement welfariste.
Pour les égalitaristes purs ou utopistes, la société idéale est celle où tous les hommes sont égaux à tout point de vue. Les biens sont répartis de manière parfaitement égale entre les individus selon les besoins de chacun. Ainsi chacun doit avoir un droit égal au fruit de son travail : à chacun selon son travail, déduction faite de ce qui est nécessaire pour alimenter les fonds collectifs, tels que l’éducation ou la santé. Dans la société communiste achevée, la répartition des biens se fait en fonction des besoins de chacun : les besoins de chacun doivent être également satisfaits. La notion de besoin est fondamentale puisqu’elle constitue la base pour la répartition des biens.
Il symbolise la forme prise par les États contemporains, notamment européens. Il assure notamment la protection sociale, à la différence de l’État gendarme ou régalien défini dans le courant libéral, qui n’est là que pour garantir le bon fonctionnement du marché. Deux modèles d’État providence sont généralement distingués. Le modèle bismarckien se fonde sur le principe de l’assurance sociale obligatoire : chaque individu cotise à une assurance pour se protéger des risques de perte de revenus (chômage, invalidité, vieillesse) ou pour des besoins particuliers (éducation, santé, famille) ; l’État gère ce fonds en le redistribuant à chacun en fonction de ses cotisations. Le modèle beweridgien repose sur le principe de solidarité entre les individus, dans le sens où les bénéficiaires des transferts n’ont pas forcément cotisé. Quel que soit le modèle retenu, l’État providence a pour but de concilier efficacité du marché et justice sociale par le biais d’un principe de solidarité pour faire face notamment aux problèmes sociaux de misère et de grandes inégalités. L’objectif n’est alors plus de rechercher l’égalité parfaite entre les individus — l’utopie de l’égalité à tout prix —, mais de diminuer les inégalités existantes entre les individus. L’équité dans l’État providence prend la forme d’un égalitarisme spécifique se substituant à l’égalitarisme pur, dans la mesure où seulement certains attributs doivent être distribués également entre les individus, et notamment les droits sociaux définis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Enfin, pour les économistes relevant de la pensée welfariste — l’économie du bien-être —, l’égalité dans une distribution est atteinte lorsqu’aucune autre ne pourrait rendre les individus plus égaux en termes d’utilité. L’égalité utilitariste correspond à l’égalité des utilités marginales, c’est-à-dire qu’elle est atteinte lorsque les utilités marginales des gagnants et des perdants sont égales. Pour d’autres auteurs, le welfarisme égalitariste correspond à l’égalité de bien-être. Il s’agit alors de maximiser les utilités individuelles sous contrainte d’égalité des bien-être individuels, le bien-être représentant ce que recherche de fondamental tout individu. L’État providence a alors pour objectif de réduire les inégalités de bien-être entre les individus.
Les partisans du courant égalitariste considèrent la santé comme un bien à caractère tutélaire (ou bien public) pour lequel l’intervention de l’État est nécessaire pour permettre à la fois l’égalité des états de santé, des droits à la santé et la maximisation de la santé et du bien-être.
Garantir l’égalité des états de santé des individus signifie que le système de santé produit des résultats égaux à état de santé et à besoin de santé équivalent. Or cette volonté se révèle vite être irréalisable dans la réalité. D’une part, l’amélioration de l’état de santé d’un individu ne peut pas être atteinte par la détérioration de l’état de santé d’un autre individu : il n’y a pas d’effet de redistribution, comme en matière de revenus par exemple. D’autre part, l’égalité des états de santé relève de l’utopie, tant les caractéristiques physiologiques de l’être humain diffèrent selon l’âge, le sexe, les prédispositions génétiques.
Dès lors, à l’approche positive de la recherche des égalités des états de santé, se substitue une approche négative visant à la réduction des inégalités de santé. Cette approche postule l’égalité du droit à la santé qui suppose que tout individu possède un droit à la santé, comme il possède un droit au travail, à l’éducation, au logement ; la santé est considérée comme un droit social fondamental et l’État doit garantir le respect de ce droit pour chaque individu. Réduire les inégalités de santé est un objectif qui sous-tend très largement les politiques de santé, entre autres en France.
Par ailleurs, dans l’égalité d’accès aux soins, il convient de distinguer l’égalité dans la possibilité d’acquérir des soins et l’égalité de traitement pour un même besoin. L’égalité dans l’accès aux soins, au sens de la possibilité, signifie que le système de soins doit être organisé de manière à ce qu’aucun obstacle ne s’oppose à la possibilité de recourir aux soins. D’une part, cela signifie qu’il n’y a pas d’obstacle financier : deux individus ont un égal accès aux soins s’ils ont le même prix à payer pour acquérir ces soins. Ce prix s’entend à la fois en termes de coût monétaire pour le malade, mais aussi en termes de distances et de temps. Ainsi deux individus ont un égal accès aux soins s’ils déboursent la même somme pour payer le fournisseur de soins, si leur déplacement est identique et leur temps d’attente est le même. D’autre part , il ne suffit pas que le prix soit égal, il convient également que la même quantité de soins puisse être consommée pour que l’égalité d’accès aux soins puisse exister.
L’égalité d’accès aux soins signifie également que, pour un même besoin, les individus doivent pouvoir bénéficier d’un même soin : égalité de traitement. Ce principe d’égalité selon les besoins de chacun comporte, d’une part, une dimension d’équité horizontale (égalité de traitement pour des besoins identiques) et, d’autre part, une dimension d’équité verticale (inégalité de traitement pour des besoins différents).
Les conceptions “rawlsiennes” de l’équité ont été développées à la suite de la théorie de la justice publiée par John Rawls en 1971. Elles relèvent simultanément d’une approche libérale et d’une approche égalitariste, dans la mesure où elles laissent la liberté aux individus de réaliser eux-mêmes leur choix de vie, et tout en préconisant l’égalité des ressources ou des chances pour l’exercice de cette liberté individuelle.
La conception de la justice développée par J. Rawls s’appuie sur le respect de trois grands principes :
• le principe d’égale liberté : « Chaque personne a un droit égal à un système pleinement adéquat de libertés et de droits de base égaux pour tous, compatibles avec un même système pour tous. » En d’autres termes, toutes les libertés et tous les droits de base définis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (vote, pensée, conscience, expression, protection, etc.) doivent être répartis également entre tous les individus d’une même société ;
• le principe de juste égalité des chances : ce principe doit être garanti dans l’éducation, la culture, la vie économique. Autrement dit, des inégalités sont acceptables à condition que le principe de juste égalité des chances soit respecté ;
• le principe de différence : les inégalités sociales et économiques doivent être à l’avantage des personnes les plus défavorisées dans la société. Ce principe novateur légitime certaines inégalités.
Rawls ajoute que le principe d’égale liberté prime sur les deuxième et troisième principes : les libertés individuelles de chacun ne peuvent être sacrifiées sous prétexte d’améliorer la situation des plus démunis ; et le principe de juste égalité des chances prime sur le principe de différence. Il n’en reste pas moins que les deux premiers principes ayant été respectés, dans l’ordre lexicographique, priorité doit être donnée, en vertu du troisième principe, aux plus défavorisés.
Pour Rawls, la santé ne fait pas partie des biens premiers sociaux. Cela signifie que, si les trois principes de justice énoncés précédemment sont respectés, chaque citoyen a toutes les capacités (y compris l’état de santé) pour être un membre à part entière de la société. Aucune raison ne justifie alors l’intervention des pouvoirs publics en santé.
Toutefois, en extrapolant et en réinterprétant cette conception, il est possible d’appliquer la conception rawlsienne de l’équité à la santé. Dans cette perspective, trois directions peuvent être envisagées.
La première repose sur l’idée de choix et de responsabilité en santé. Une inégalité de bien-être résultant d’actions librement choisies ne peut pas être considérée comme injuste. Lorsqu’on l’applique au domaine de la santé, cela signifie que, si une maladie résulte des propres choix de l’individu malade (comportement risqué ou consommations nuisibles pour la santé par exemple), alors cette inégalité n’est pas injuste et l’État n’a pas à intervenir pour la réparer. Cela suppose que l’individu est parfaitement informé sur les facteurs de risque de l’ensemble des maladies, de manière à pouvoir déceler ce qui relève de sa responsabilité et ce qui lui est extérieur. Pour les maladies qui sont liées exclusivement à des facteurs exogènes à l’individu, les soins doivent être financés et organisés par les pouvoirs publics. Toutefois, quelle que soit la maladie, compte tenu de la grande imperfection de l’information en santé, il est extrêmement difficile de pouvoir attribuer la responsabilité de la survenue de cette maladie soit au malade, soit à des facteurs indépendants de sa volonté. La survenue de la maladie est la conséquence de deux causes : d’une part, un comportement risqué choisi, d’autre part, un manque de chance car le risque s’est réalisé. Il propose alors que seule la seconde cause soit prise en charge par les pouvoirs publics. Adopter ce principe en santé consiste à maintenir les services de santé publics uniquement pour les malades dont les besoins en soins sont indépendants de leur choix de vie et de leur comportement.
La seconde direction repose sur l’idée de juste égalité des chances et d’un minimum de soins. La santé est considérée comme un bien particulier parce que le besoin de santé est spécifique. On distingue notamment les besoins courants et obligés tout au long d’une vie, des besoins occasionnels apparus à la suite d’un événement spécifique. Il est nécessaire que les premiers besoins soient couverts d’une manière équitable. Or le besoin de santé relève de la première catégorie. Il revient alors aux pouvoirs publics d’assurer la juste égalité des chances en santé. Ceci signifie qu’elles doivent garantir à chacun d’accéder à un minimum de soins, « les services nécessaires pour maintenir, restaurer ou compenser la perte de fonctionnement normal ».
Enfin, la dernière direction s’appuie sur le principe de différence de Rawls. Les pouvoirs publics ont alors pour objectif de maximiser l’état de santé des plus défavorisés. Selon cette conception, l’organisation du système de soins hospitaliers et l’accès aux soins qui en découle doivent privilégier les personnes en situation de fragilité sociale et économique. Ces personnes défavorisées peuvent être regroupées en trois catégories spécifiques :
• les individus qui possèdent peu de biens premiers (revenu, mais également la santé dans une perspective extensive par rapport à Rawls) : on peut classer ici par exemple les personnes démunies, les handicapés, etc. ;
• les individus qui présentent des difficultés en termes de “capacités” : les personnes âgées en sont une bonne représentation, mais aussi les nouveau-nés ;
• enfin, les individus qui atteignent de faibles niveaux d’éducation.
L’application de ce principe en santé conduit à organiser le système au bénéfice des populations les plus malades et/ou fragiles, et les plus démunies.
il apparaît ainsi que, selon la conception de l’équité retenue, les conséquences diffèrent quant à l’objectif majeur de la régulation en santé :
• selon la conception libérale, l’accès à la santé se fait selon les lois du marché et la régulation n’est pas nécessaire pour garantir l’accessibilité aux soins de santé. Ce n’est bien sûr pas la conception qui sous-tend la stratégie nationale de santé ;
• selon la conception égalitariste, la régulation doit rechercher l’égalité dans l’accessibilité aux soins pour tous les individus, ou du tout moins réduire les inégalités dans l’accès aux soins. La stratégie nationale de santé semble relever pour partie de cette conception négative de l’égalitarisme, du moins dans son discours et ses principes ;
• selon la conception rawlsienne, et en fonction de l’approche retenue, le critère d’accessibilité à la santé peut être considéré comme non pertinent (les individus choisissent librement leur lieu d’habitation), minimaliste (il convient de garantir l’accessibilité aux soins de base) ou différencié selon certaines caractéristiques de la population (il s’agit de garantir l’accessibilité aux soins pour les plus pauvres, malades et/ou fragiles). Une approche privilégiant certains parcours comme le préconise la stratégie nationale de santé relève de cette conception rawlsienne.