Objectif Soins n° 224 du 01/03/2014

 

Ressources humaines

Jean-Marc Panfili  

Les articles L.4121-1 à 3 du Code du travail, applicables à la fonction publique hospitalière, fixent à l’employeur une obligation de sécurité et de résultat en matière de protection du personnel. Selon leur statut(1), les fonctionnaires doivent bénéficier d’une protection organisée par la collectivité publique dont ils dépendent. La question qui pose problème concerne l’organisation spécifique, plus ou moins officielle, imposée aux personnels soignants masculins de psychiatrie, au titre de la protection des biens et des personnes dans les situations de violence.

Les politiques publiques tendent à assimiler la psychiatrie à une discipline médicale comme une autre. Elles occultent au passage une mission spécifique dotée d’une législation spéciale. Selon l’article L.3213-1 du Code de la santé publique (CSP), des unités de soins psychiatriques spécialement habilitées accueillent des patients sur décision de police administrative. Pour ces personnes, selon les termes du législateur, « les troubles mentaux nécessitent des soins et compromettent la sûreté des personnes ou portent atteinte, de façon grave, à l’ordre public ». Dans certains cas, l’article L.3213-2 du CSP dispose qu’il s’agit de personnes « dont le comportement révèle des troubles mentaux manifestes […] présentant un danger imminent pour la sûreté des personnes ».

La privation de liberté qui est exercée par l’institution est le corollaire des situations de soins sans consentement. Il s’agit d’une violence institutionnelle intrinsèque qui induit une violence de la part du patient en retour. Indépendamment du ­statut juridique spécifique de certains patients, le profil de certaines personnes traitées en soins libres peut aussi générer des situations de violence envers les personnes. Enfin, la présence des visiteurs et proches de patients constitue également un facteur de violence potentiel. C’est notamment le cas lors de l’accueil de détenus(2).

SÉCURITÉ DES SOINS, SÉCURITÉ DES BIENS ET DES PERSONNES

Il s’agit de distinguer la manifestation violente des troubles, qui relève de la pathologie, et donc de la prise en charge médico-soignante, d’une violence institutionnelle qui se situe à la périphérie des soins. Dans les deux cas, dans des contextes à distinguer, il s’agit de protéger la sécurité des personnes et des biens. Enfin, la question essentielle concerne les moyens humains à mettre en œuvre.

Une sécurité reposant sur les personnels soignants masculins ?

La psychologue Pascale Molinier(3) explique comment, en France, on découpe toujours le travail en fonction des sexes. Selon elle, les métiers qui recourent à la violence légale sont masculins. En revanche, les métiers qui recourent à la fonction maternelle sont féminins. Il y a donc bien une division des tâches qui diffère en fonction du genre. En l’occurrence, le genre en cause n’est pas le sexe biologique. C’est le résultat de représentations sociales liées aux attributs qu’un environnement social particulier attribue à un sexe.

À propos de la psychiatrie, face à la violence, la division sexuée du travail est historique. Une forte féminisation des équipes de psychiatrie est intervenue, voyant la présence féminine passer de 60 % à 90 % depuis 1992. Cependant, la persistance culturelle d’une approche sexuée impacte toujours lourdement l’identité infirmière en psychiatrie.

Parallèlement, les hospitalisations sans consentement ont augmenté de 57 % entre 1988 et 1998, selon le rapport Piel-Roelandt de 2001, et le nombre de lits a baissé. Ceci a contribué à concentrer les cas les plus difficiles à l’hôpital. Les rares personnels soignants masculins se trouvent d’autant plus souvent confrontés aux situations qui impliquent l’usage de la force physique. Il s’agit bien d’une véritable problématique identitaire soignante. En effet, les soignants hommes supportent, de manière plus ou moins implicite, une responsabilité spécifique comme garants de la sécurité des personnes au sens large, c’est-à-dire des patients et des collègues.

Une mesure d’ordre interne prise par le chef d’établissement permet l’affectation des agents selon la volonté de l’autorité hiérarchique. Ceci a été reconnu par le Conseil d’État(4) comme une mesure d’ordre interne ne faisant pas grief. Cette mesure est donc, a priori, non susceptible de recours pour excès de pouvoir. La jurisprudence concernait un infirmier d’un établissement psychiatrique, affecté par décision du directeur, au sein de l’unité pour malades difficiles du même établissement. Le Conseil d’État a considéré qu’une décision qui se limite à changer l’affectation d’un agent au sein de l’établissement, sans porter atteinte aux droits et prérogatives statutaires et sans modifier ses attributions, ni imputer sa rémunération, constitue une mesure d’ordre intérieur. Cette décision est donc non susceptible de recours pour excès de pouvoir a priori, si l’ensemble de ces conditions sont respectées. Cependant, cette jurisprudence est inenvisageable si par ailleurs l’établissement a adopté un régime institutionnel de choix d’affectation pour ses agents. Ces mesures d’ordre interne ne peuvent s’appliquer, si la politique institutionnelle privilégie les projets professionnels et prévoit un dispositif d’offre de postes et d’appels à candidatures, préalables aux affectations.

Selon la jurisprudence du Conseil d’État(5), le directeur de l’hôpital dispose également du pouvoir de police dans l’établissement qu’il dirige. Ainsi, « dans un établissement public consacré aux aliénés comme dans l’ensemble des établissements publics de santé, le directeur est l’autorité compétente pour assurer la police générale de l’établissement ». Il doit donc intervenir en cas de troubles constatés, occasionnés par les patients ou les visiteurs ou pour toutes les infractions constatées, quels que soient leurs auteurs. La Cour administrative d’appel de Bordeaux(6) a considéré comme le Conseil d’État qu’« il appartient au directeur d’un établissement hospitalier de prendre toutes les mesures nécessaires au bon fonctionnement du service placé sous son autorité et au maintien de l’ordre dans les locaux de l’établissement ». Il n’est cependant pas évident d’en déduire que cette police interne à l’établissement pourrait reposer sur du personnel soignant, fut-il masculin.

Risques juridiques d’une organisation spécifique discriminante

En France, l’organisation du travail repose sur une norme constitutionnelle consacrant l’égalité(7). Il existe de rares catégories professionnelles échappant au principe, nominativement limitées, qui ne concernent pas le personnel de psychiatrie. L’égalité se décline notamment par deux principes fondamentaux. En premier lieu, il ne peut y avoir de « discrimination liée au sexe ». Ceci est complété par un autre principe prévoyant « à travail égal, salaire égal ». Ces deux principes constitutionnels(8) se déclinent dans la fonction publique(9), comme dans le Code du travail aux articles L.1132-1 et L.3221-2. Ils sont de plus repris par la jurisprudence de la Cour de cassation(10) : « L’employeur est tenu d’assurer l’égalité de rémunération entre tous les salariés de l’un ou l’autre sexe, pour autant que les salariés en cause sont placés dans une situation identique. » Le Conseil d’État(11) s’est prononcé dès 1989, en considérant qu’« une […] discrimination, qui institue une représentation séparée d’agents du sexe masculin et d’agents du sexe féminin, appartenant à une même catégorie de personnels, n’est justifiée ni par les conditions dans lesquelles les uns et les autres exercent leurs fonctions, ni par aucun des autres motifs d’intérêt général ». Il s’agit de dispositions « incompatibles avec le principe constitutionnel de l’égalité des droits accordés aux hommes et aux femmes ».

Le droit de l’Union européenne s’impose en droit interne et définit la “discrimination” comme la situation dans laquelle une personne est traitée de manière moins favorable, en raison de son sexe. Elle est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait en situation comparable. Elle se définit également comme la situation dans laquelle une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre, désavantagerait des personnes d’un sexe, par rapport à des personnes de l’autre sexe(12). Le Conseil d’État(13) a également consacré en 2009 la place des directives issues de l’Union européenne en droit interne dans une situation de discrimination. Il s’agissait précisément d’application des directives relatives au principe d’égalité de traitement entre les hommes et les femmes. Dans un considérant pédagogique, le Conseil d’État synthétise, en premier lieu, l’ensemble des possibilités d’invocation des directives. Il précise que tout justiciable peut se prévaloir, à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif, de « dispositions précises et inconditionnelles d’une directive ». Ceci est le cas, « lorsque l’État n’a pas pris, dans les délais […], les mesures de transposition nécessaires ». L’arrêt Mme Perreux en question visait « tout acte administratif non réglementaire », ce qui recouvre les décisions individuelles et d’espèce. Le juge administratif a créé un régime de preuve inversé à la charge de l’administration, avec présomption de faute de sa part, dès lors que le requérant fait état d’un faisceau d’indices à l’appui de sa thèse. Cette protection renforcée prend toute son importance au vu d’une situation discriminatoire.

L’hypothèse selon laquelle la sécurité générale reposerait sur la présence de personnel soignant masculin nécessite un examen concret. L’exigence d’une présence minimale de ces personnels masculins, dans certains services de psychiatrie publique, induirait de fait une gestion particulière de leur tableau de service. Ces personnels, peu nombreux, seraient assujettis à des contraintes particulières liées à un impératif de sécurité, auxquelles ne sont pas soumises les femmes. Leur rythme de travail s’en trouverait donc particulièrement perturbé et contraignant. De plus, la mobilité de ce personnel serait affectée, puisqu’ils se verraient opposer le fait d’être un personnel masculin, ceci ne leur permettant pas de postuler pour une autre affectation éventuelle. Selon les termes de la législation, l’organisation spécifique induirait à leur égard une situation moins favorable que pour le personnel féminin dans une situation comparable. Si, par hypothèse, le rythme de travail était respecté, comme le respect des compétences à diplôme égal, on entérinerait dans les faits une activité “sexuée” pour les hommes, plus orientée de fait vers la sécurité. Il faut enfin souligner que le personnel masculin ne bénéficie d’aucune contrepartie statutaire, sous aucune forme, prenant en compte ces contraintes spécifiques.

ORGANISATION DES MOYENS

Dispositions envisagées au plan national : des équipes de sécurité dédiées

Le bilan des violences en milieu hospitalier montre que les services de psychiatrie sont surreprésentés dans les violences déclarées. Ils représentent le quart des faits signalés. Précisément, 73 % des atteintes aux personnes signalées sont des coups portés, et 13 % représentent des menaces(14). Selon ce bilan du ministère de la Santé, il n’est plus possible d’ignorer que la violence existe au sein des établissements de santé, qu’elle soit « endogène, venant des patients, ou exogène », mais également qu’« elle soit involontaire, c’est-à-dire l’expression d’une pathologie ou recherchée et ciblée (invasion de bandes, règlement de compte entre bandes rivales, manifestation d’un énervement ou d’une angoisse) ». Le ministère considère qu’il s’agit « non seulement d’assurer la protection des patients accueillis, mais aussi de garantir la sécurité de leur personnel quel qu’il soit ». De plus, il s’agit pour les établissements de « prévenir les responsabilités juridiques dont ils pourraient avoir à répondre ». En effet, des condamnations d’établissements sont intervenues à ce propos, suite à « un dysfonctionnement constitutif d’une faute dans le fonctionnement et l’organisation ».

La mixité des équipes de soin de psychiatrie est recommandée pour une meilleure prise en charge thérapeutique. Pour autant, il n’est pas certain que cette mixité puisse, dans tous les cas, répondre à des exigences de protection de la sécurité des personnes. Cela est d’autant plus vrai que la psychiatrie n’est plus celle d’hier. Elle est organisée avec une prédominance de personnel soignant féminin. L’état actuel des effectifs soignants fait désormais apparaître une disproportion majeure, le personnel masculin étant très largement minoritaire.

Évidemment, il appartient toujours aux soignants d’assurer la sécurité des soins, dans certaines limites. En revanche, la singularité de certains troubles psychiatriques, générateurs de violence directe ou par le biais de tiers, impose de définir des limites claires aux prérogatives des soignants. Se pose alors la question de savoir s’il appartient aux personnels soignants de gérer, dans tous les cas, des situations de risque pour la sûreté des personnes. Celles-ci peuvent intéresser les patients, mais également leur entourage et les autres usagers. La gestion de ces situations semblerait plutôt dépendre du maintien de l’ordre public interne à l’établissement. En termes de solutions, indépendamment des mesures de sécurité passive, le bilan national met en évidence « l’importance d’une présence d’une équipe de sécurité effective et bien formée ». C’est l’option qu’ont choisi plusieurs établissements d’Île-de-France(15). Enfin, en termes d’appui et de conseil, l’Observatoire national rappelle que « les référents-sûreté des services […] de la police ou de la gendarmerie multiplient les visites et audits de sécurité auprès des établissements de santé, conformément aux dispositions prévues par le protocole actualisé Santé-sécurité-justice du 10 juin 2010 ». Évidemment, il faut que ce protocole national(16) soit pris en compte et décliné au plan local, ce qui n’est pas majoritairement le cas.

Mise en œuvre des moyens au plan local

L’institution est donc confrontée à un choix entre deux options. Dans un premier cas, elle attribue aux soignants hommes le rôle de garant de la sécurité des personnes, contestable à la fois sur le plan éthique et légal. Dans ce cas, ceux-ci devraient être au minimum dédommagés. Une autre hypothèse consisterait à rechercher une solution institutionnelle qui prenne en compte la réalité démographique incontournable en faveur d’une féminisation massive.

Ceci implique alors la nécessité de dissocier les fonctions de sécurité des soins des fonctions de sécurité des biens et des personnes, qui relèvent de l’ordre public interne à l’établissement. En supposant qu’elle soit retenue, une organisation “sexuée” devrait s’affranchir des principes juridiques de non-discrimination et des décrets de compétence. En effet, les personnels soignants masculins se verraient conférer une mission de protection des biens et des personnes, tant vis-à-vis des patients que de leurs collègues féminins. Si cette hypothèse était retenue, cela passerait par une ré-affectation globale des moyens humains masculins.

CONCLUSION

En définitive, quelles que soient les solutions retenues, une organisation répondant aux exigences de sécurité nécessite une décision explicite du chef d’établissement. La question relative à une pratique discriminatoire au détriment de personnels soignants masculins est cependant omniprésente. Elle peut prendre deux formes.

La première mettrait en jeu les rythmes de travail de certains personnels et la seconde les projets professionnels. De plus, les personnels soignants masculins ne souscrivent pas du tout à cette vision sexuée de leur métier. Le risque consiste, à terme, en la fuite de ces personnels, hors d’une institution qui leur assigne une fonction subjective dans laquelle ils ne se reconnaîtraient pas.

Une deuxième question essentielle, conséquence de la première, est relative aux compétences professionnelles spécifiques à mettre en jeu, en matière de sécurité des personnes. L’hypothèse visant à privilégier la sécurité des personnes, par l’intermédiaire d’une organisation spécifique des personnels soignants masculins plus ou moins explicite, s’avère très risquée.

Ce risque existe à la fois du point de vue juridique et de la gestion des compétences. Le risque d’illégalité lié à la discrimination est manifeste. Quant au risque lié aux compétences, il était prévisible et devient objectif.

NOTES

(1) Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, modifiée portant droits et obligations des fonctionnaires, art. 11, JORF du 14 juillet 1983, p.2174.

(2) L’hospitalisation sans consentement des détenus atteints de troubles mentaux : un dispositif incertain et controversé, J.-M. Panfili, Droit, déontologie et soins, n° 1, mars 2013. p.9-15.

(3) Molinier. P, L’énigme de la femme active. Égoïsme, sexe et compassion, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2003.

(4) CE, 7 juillet 2008, n° 295944.

(5) CE, 17 novembre 1997, n° 168606, CHS de Rennes requête. Publié au Recueil Lebon.

(6) CAA de Bordeaux, 21 avril 2005, n° 01BX01405.

(7) Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, article premier et article 6 ; Constitution de 1958, article premier.

(8) CC. Décision n° 76-67 DC du 15 juillet 1976 ; loi modifiant l’ordonnance n° 59-244 du 4 février 1959 relative au statut général des fonctionnaires.

(9) Loi du 13 juillet 1983 relative au statut général des fonctionnaires. Article 6 bis et article 38 ; CE, 26 juin 1989, n° 89945, Fédération des syndicats généraux de l’éducation nationale et de la recherche SGEN-CFDT. Publié au recueil Lebon.

(10) Cass. Ch. soc, 29 octobre 1996, n° 92-43680, Mme Ponsolle c/S Delzongle. Publié au bulletin.

(11) CE, 26 juin 1989, n° 89945. Publié au recueil Lebon.

(12) Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail et Directive 2004/113/CE du Conseil du 13 décembre 2004 mettant en œuvre le principe de l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes. Journal officiel de l’Union européenne L373/37. Journal Officiel n° L 303 du 02/12/2000, p.0016-0022.

(13) CE, 30 octobre 2009, n° 298348, Mme Perreux. Publié au Recueil Lebon.

(14) “Bilan national des remontées de signalements d’actes de violence en milieu hospitalier”, Observatoire national des violences en milieu hospitalier, DGOS-DSR-FG, janvier 2012.

(15) www.c2rsante.fr/docs/145_Fiche_de_poste_agent_de_securite.doc

(16) Protocole interministériel du 10 juin 2010 qui modifie et complète le protocole du 12 août 2005, formalisant I’engagement de l’autorité judiciaire dans le dispositif partenarial.