Le CHU de Rouen lance un nouveau défi aux RPS - Objectif Soins & Management n° 227 du 01/06/2014 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 227 du 01/06/2014

 

Ressources humaines

Stéphanie Corrard*   Salima Hafiane**   Dr Jean-François Caillard***   Asmahane Khelfat****   Catherine Guyon*****   Marie Luginsland******  

Dans sa lutte contre les risques psychosociaux, le CHU de Rouen déploie de nouveaux moyens dans le cadre d’un plan d’action, soutenu par la DGOS et l’ARS de Haute-Normandie. Dans ces nouveaux moyens, il est question de prévention des risques psychosociaux (ou RPS). Une prévention qui confère un rôle pivot aux cadres de santé qui retrouvent la proximité de leurs équipes.

Une longueur d’avance qui se cultive. Dans la prévention des risques psychosociaux (RPS), le CHU de Rouen (Seine-Maritime) est bien décidé à ne pas perdre son avantage.

Alors que le gouvernement vient de publier la circulaire d’application du plan national d’action contre les RPS dans les trois fonctions publiques(1), cet établissement de 2 445 lits et de 9 649 salariés dont 2 171 médicaux est déjà passé à un cran supérieur. Il a répondu il y a dix-huit mois à l’appel à projet de la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) sur l’évaluation et la prévention des RPS.

Courant sur trois ans, de 2013 à 2015, ce plan d’action, qui a été financé à hauteur de 160 000 euros (100 000 euros par la DGOS et 60 000 euros par l’ARS de Haute-Normandie), est la pierre angulaire du volet social du projet d’établissement 2012-2017.

Il fait suite à un audit sur l’absentéisme mené en 2010 dans le cadre du Clact (Contrat local d’amélioration des conditions de travail) qui avait révélé un taux de 11,37 %. Soit des indicateurs supérieurs à la moyenne nationale en ce qui concerne la durée et un coût de 24 millions d’euros, en augmentation de 26,31 % sur les cinq dernières années.

C’est dire si la lutte contre les RPS représente, outre un aspect organisationnel, un enjeu financier.

CULTURE D’ENTREPRISE

Le CHU articule ce plan d’action autour d’une commission de prévention des risques psychosociaux(2) et de cinq groupes professionnels impliqués dans l’analyse et la prévention des RPS(3), le tout piloté par un comité opérationnel.

Cette équipe de cinq personnes rassemble une psychologue, deux postes administratifs, un médecin appui-conseil, ancien médecin du travail de l’établissement et la directrice ajdointe RH, Asmahane Khelfat. « Quand en 2012, la DGOS a lancé un appel à projet, nous étions mûrs et l’ambition du projet était à la hauteur des moyens que nous avions déjà mis en œuvre », rappelle celle-ci. Car le CHU n’avait pas attendu l’alerte de l’audit de 2010 pour se pencher sur les RPS.

Au sein de l’établissement, la prévention des RPS est une longue histoire, portée par la direction générale et la direction des ressources humaines. « Nous avons commencé dès le début des années 2000 dans le sillage du programme anti-violence de 1999. On ne parle alors pas encore de RPS mais d’épuisement psychique émotionnel. Cependant, le risque est déjà évalué », se souvient le Pr Jean-François Caillard, ancien médecin du travail du CHU et aujourd’hui appui-conseil du comité opérationnel. Précurseur d’une telle démarche en milieu hospitalier, le CHU de Rouen recrute alors une psychologue clinicienne du travail qui, signe particulier, ne sera pas intégrée au service de médecine du travail mais à la RH. Au fil des ans, la pression sur les salariés augmente. L’époque est aux 35 heures, marquant le début du phénomène d’intensification du travail. La diminution de la durée moyenne du séjour hospitalier fait le reste. Le Dr Caillard y assiste : « Les salariés expriment de plus en plus de signes de souffrance au travail, résultant des risques psychologiques liés à leur emploi souvent couplés à des problèmes personnels. Ils me disent : “Je n’y arrive plus.” »

Cet aveu d’échec face à une situation professionnelle transcende l’ensemble du personnel de l’hôpital, soignant et administratif, médical et non médical.

Un plan d’action est alors mis en place sous forme de Duerp (Document unique d’évaluation des risques professionnels), ancêtre du Clact. Il consiste essentiellement à la rédaction du document unique de 2004 à 2007. En 2005, dans le Duerp, 51?% des salariés identifient déjà le risque RPS comme potentiel.

REGARD SUR LE TRAVAIL RÉEL

Héritier de cette démarche, l’actuel plan d’action soutenu par la DGOS aborde la prévention sous trois axes : culturel, opérationnel et évaluatif.

Une nouvelle fois, le DU constitue la pièce maîtresse du dispositif. Mais, centré dans ce cas sur la question formalisée du « comment travailles-tu ? », cet outil de travail va inciter au dialogue social autour des RPS, au travers d’une rencontre avec tous les salariés.

« L’objectif est de produire un DU par pôle et par direction, chaque pôle définissant lui-même ses unités de travail, selon ses propres contraintes. Le DU met des liens à tous les échelons ; mon pari est que cette démarche rentre dans les usages, et ce, dans une dimension collective », définit Asmahane Kelfat.

L’établissement n’a pas seulement à y gagner en termes d’amélioration de l’absentéisme et du turn-over. L’impact sur la qualité des soins est indéniable. Asmahane Kelfat cite l’exemple de solutions trouvées au sein des équipes, comme l’installation de lampes facilitant le travail de lit en lit en cas d’insuffisance de lumière naturelle.

Ce regard sur le travail réel ne peut être posé qu’au sein des pôles et des structures qui les composent auxquels il reviendra de veiller aux indicateurs RPS (absentéisme, turn-over, conditions de retour au travail…) et au reporting sur les AT, par exemple. « Le comité opérationnel ainsi que les représentants des agents, l’ensemble des préventeurs avec la médecine du travail réfléchissent à un système de veille et d’alerte. Y seront bientôt associés la Coordination des risques associés aux soins et l’encadrement », annonce le Pr Caillard.

Car l’implication et la formation des cadres conditionnent le gros du succès de ce plan d’action RPS. Les RPS s’invitent régulièrement aux réunions de cadres et aux formations comme celle de décembre dernier sur le thème “Mieux travailler ensemble, de la présentation des risques psychosociaux à la promotion de la qualité de vie au travail”.

« Il existe pour ce sujet une réelle attirance des cadres qui y sont eux-mêmes confrontés personnellement. Mieux gérer les RPS revient également à réduire les contradictions. Car les cadres doivent souvent augmenter l’activité de leur pôle tout en devant faire face à un changement de planning incessant », constate Asmahane Kelfat.

CADRES PIVOTS

« La gestion du planning est le nerf de la guerre contre les RPS », reconnaît Franck Estève, coordonnateur général des soins.

C’est dans le projet de soins que la prévention des RPS déploie sa véritable dimension. « Un volet managérial y est consacré, car toute la ligne hiérarchique y est associée. Un cadre doit donner du sens à ce qu’il demande aux collaborateurs. Expliquer une décision, c’est déjà prévenir les RPS », expose Franck Estève reconnaissant toutefois la limite constituée par les injonctions paradoxales. Le plan d’action du projet de soins contient une deuxième force d’impulsion. Celle qui consiste à replacer les cadres de proximité dans leur équipe dont ils sont souvent éloignés, soit par les tâches administratives quotidiennes, soit parfois même parce qu’ils y trouvent refuge. « Retrouver la proximité signifie parfois simplement suivre la visite, être présent lors du temps de transmission… », note Franck Estève. Il relève par ailleurs la dimension collective induite par le plan d’action du projet de soins : « Celui-ci permet de confronter la paroles des soignants et des médecins sur des cas concrets, car bien souvent les problèmes proviennent de la concordance des temps. » Un constat confirmé par le Pr Jean-François Gehanno, médecin du travail : « Le plan d’action a le mérite d’amener les différents acteurs à réfléchir ensemble, au-delà des groupes, de formaliser les interactions entre les métiers. C’est ainsi que les médecins prennent conscience qu’une prescription tardive perturbe le travail des soignants et provoque une réaction en chaîne. »

Pour autant, il ne faut s’attendre à rien de spectaculaire. Si le plan d’action donnera lieu à une première évaluation en juin par l’ARS et la DGOS, sa mise en place consiste en une politique de petits pas. D’ailleurs aucune pression n’est exercée sur les pôles pour rendre leur DU dans un temps imparti. Ashamahane Kehlfat affirme préférer prendre le temps de soigner ce travail d’évaluation. « L’enjeu est d’avoir un document qui soit un outil de gestion des risques et non un document purement formel », précise-t-elle.

FACTEUR TEMPS

Du reste, le plan d’action s’inscrit dans une organisation du travail très prescrite. Comme le souligne le Pr Gehanno, « les tarifications à l'activité ont entraîné une notion de productivité avec des procédures de plus en plus contraintes en termes de qualité et de complexification. Cela entraîne des risques supplémentaires ».

Ceci est particulièrement vrai, rappelle-t-il, pour les cadres, qui sont l’interface entre les directions et les agents ainsi qu’entre le corps médical et les agents paramédicaux et qui subissent de ce fait un effet double des risques psychosociaux. « Les cadres peuvent être autant victimes que créateurs de risques psychosociaux, à leur corps défendant », relève le médecin du travail.

Pour ambitieux et novateur qu’il soit, le plan d’action des risques psychosociaux n’améliorera les conditions de travail et la qualité de vie au travail que s’il s’inscrit dans le temps et de manière durable.

Il n’aplanira les effets délétères des contraintes psycho-organisationnelles à la seule condition que celles-ci soient détectées par les intervenants eux-mêmes. Et seulement si des solutions pérennes leur sont apportées. Pour les membres du comité opérationnel comme pour les cadres de santé, il n’est pas question, sous prétexte de lutter contre les risques psychosociaux, d’en générer de nouveaux !

NOTES

(1) http://circulaires.legifrance. gouv.fr/pdf/2014/03/cir_38082.pdf

(2) Direction générale, présidence du CHSCT, vice-présidence de la commission médicale d’établissement, organisations syndicales, médecine du travail, direction des affaires médicales, représentants des internes et des cadres, direction des soins, direction des ressources humaines.

(3) Gestionnaires, administratifs et médicaux incluant les trios de pôles ; médecins, pharmaciens et internes ; cadres administratifs techniques et santé ; représentants des salariés ; acteurs professionnels.

Combattre les RPS en formant et valorisant les agents

Chrystelle Le Stum, cadre responsable de l’unité de brancardage et de la chambre mortuaire

Quand, diplômée en 2010, la cadre Chrystelle Le Stum prend la direction de l’unité de brancardage et de la chambre mortuaire du CHU de Rouen, elle est interpellée par le taux anormalement élevé d’arrêts de travail. Un phénomène qui touche essentiellement les 33 agents de l’unité de brancardage alors que les huit autres de la chambre mortuaire, très soudés, travaillent de manière autonome.

« En 2009, l’unité de brancardage faisait état de 15 % d’arrêts de travail contre 11 % en moyenne sur l’ensemble du CHU. Ce sont des arrêts fréquents lorsque les congés souhaités ne sont pas accordés, mais aussi des arrêts de longue durée pour des raisons psychologiques, parfois de plus de deux ans », se souvient-elle, constatant que « certains membres de l’équipe sont mal dans leur peau ». L’infirmière-puéricultrice, présente au CHU depuis 1991, pose le diagnostic : « L’équipe de brancardage n’est pas satisfaite, elle n’est pas reconnue par l’établissement. » Dans ces conditions, la gestion du planning devient un vrai casse-tête chinois. Ceci, d’autant plus que la cadre dispose de peu de marge de manœuvre. Un tiers des postes sont déjà aménagés en raison des risques physiques (dos, épaule…) liés à l’activité du service.

Chrystelle Le Stum décide alors de suivre la formation à la prévention RPS proposée aux cadres par le CHU. La cadre, dont la porte reste toujours ouverte à ses agents, s’approprie de nouveaux éléments de communication « pour être à l’écoute différemment et mieux résoudre certaines situations dans une équipe qui entre facilement en conflit ».

Parallèlement, c’est avec l’ensemble de ses agents qu’elle va aborder le projet de réorganisation de l’unité de brancardage. « C’est une idée directrice à laquelle je tiens. Il s’agit d’un acte de prévention suite à la demande de l’un des agents et des délégués du personnel », expose-t-elle. Chrystelle Le Stum crée alors en 2011 neuf groupes de travail qui évoquent les différentes facettes de l’activité du service (équipements, métiers, cahier des charges…).

Un besoin en formation émane de cette concertation. Cinq agents vont alors bénéficier d’une remise à niveau au Greta pour pouvoir ensuite se présenter à l’école d’aide-soignant. Ces agents de service qui comptent vingt, voire trente ans de brancardage derrière eux voient émerger de nouvelles perspectives. « Ils vont être diplômés, voir leur fonction se professionnaliser et être valorisés au sein de l’établissement », se réjouit Chrystelle Le Stum. Elle compte un autre élément de satisfaction, immédiat : depuis la mise en place de ce projet, le taux d’arrêts de travail a été ramené à 5 % !

Prévention des RPS

Actrice de la première heure de la démarche du CHU de Rouen, Benjamine Ducerf, psychologue auprès du personnel, est régulièrement confrontée aux RPS. Elle intervient dans la médiation lors de conflits entre agents avec l’aide de l’encadrement. Mais les demandes ne se limitent pas à cela. La psychologue clinicienne du travail relève combien il est difficile aux cadres d’être porteurs de projets pour leur équipe. « Il y a peu de marge de manœuvre pour les cadres, limités par la hiérarchie et porteurs des principes de soins. Ils se trouvent par ailleurs confrontés à une surcharge de travail induite par la gestion au quotidien de l’absentéisme », note Benjamine Ducerf. D’où une certaine frustration, et un besoin d’être entendus et conseillés dans leurs doutes autour de la gestion de situations manageriales compliquées.

Ce psychisme mis à l’épreuve, tant chez les agents que dans leur encadrement, a convaincu Benjamine Ducerf d’une action de prévention. De concert avec le médecin du travail et les deux assistantes sociales en charge des salariés, elle a mis en place une formation à la prévention des RPS : trois journées réparties sur trois semaines plus une journée à un mois de distance reprenant les analyses de pratique. « Ces quatre jours sont dédiés au repérage des RPS : comment se mettent-ils en place, quels en sont les ingrédients et les “bonnes pratiques” pour les éviter. S’ensuit une analyse de pratiques au cours de laquelle le cadre apprend à gérer, à verbaliser l’implicite et surtout à se donner l’autorisation d’attitudes somme toute banales, mais souvent obérées par les bonnes conduites managériales », expose la psychologue.

Cette formation a retenu l’attention de l’ARS de Haute-Normandie, désireuse de diffuser ces bonnes pratiques aux autres établissements de la région. Si elle continue d’être portée par le CHU de Rouen, la formation est dispensée par le biais de l’institut de formation des cadres de santé par la psychologue, le médecin du travail, le cadre de santé du service de santé au travail et les assistantes-sociales, sur leur temps personnel. Depuis quelques mois, Benjamine Ducerf et les deux autres intervenants téléportent leur module dans un premier hôpital. En attendant de le dupliquer aux autres structures de la région.