Management des soins
L’exercice en unité de soins palliatifs interroge les étudiants infirmiers et les aides-soignants sur leur pratique. Ils sont à la recherche de sens et n’hésitent pas à se tourner vers l’équipe soignante pour trouver des réponses. Ils se posent presque tous la même question : « Comment les soignants gèrent-ils leurs émotions en passant d’un corps froid (décédé) à un corps chaud (vivant ou en fin de vie) ? »
Pour répondre à cette question, nous avons mené une réflexion d’équipe. Nous avons d’abord puisé les informations dans les protocoles et les projets qui existent au sein de notre institution. Nous nous sommes ensuite appuyés sur le cadre législatif qui régit nos professions et nos actes, pour réaliser une recherche bibliographique destinée à clarifier nos réponses.
Notre structure hospitalière enregistre plus de 200 décès par an, et de fait, comme le décret 97-1039 le stipule, nous disposons d’une chambre mortuaire
Description
La chambre mortuaire n’est pas située au sous-sol mais au centre de l’hôpital. Elle est en rez-de-jardin. C’est un patio agréable dans une cour intérieure, fleurie, bien entretenue, avec une fontaine. La chambre mortuaire dispose d’un accès direct la reliant avec l’extérieur.
La chambre funéraire peut contenir huit corps. Cependant, nous n’avons qu’une salle de présentation des corps. Il y a un petit salon particulier avec un cabinet de toilettes attenant à la salle de présentation et disponible pour les familles. Pour le service d’USP
L’équipe souhaite la prise en charge de la famille et du patient décédé jusqu’aux funérailles de ce dernier, même si ce n’est pas toujours simple du point de vue organisationnel.
Alors que l’équipe estime que c’est un service rendu à la famille, cela représente de plus en plus pour elle une charge émotionnelle et une charge physique dont elle a besoin de parler pour mieux la supporter. Mais le soignant ne peut pas dire laquelle de cette charge impacte l’autre.
Plusieurs causes sont identifiées par l’équipe :
• la clientèle plus jeune (avec les projections qui en découlent) ;
• la durée de séjour du patient parfois longue dans le service ;
• une prise de recul plus difficile. Ainsi la majorité de l’équipe se compose de soignants quadragénaires et de professionnels diplômés depuis plus de dix ans. Nous aurions pu penser que les années d’expérience seraient un moyen de “se réconcilier avec la mort” et de mieux l’intégrer à la profession ;
• le renvoi à sa propre finitude ;
• la mort du patient vécue comme un soulagement par certains soignants afin de ne plus avoir ces images de détresse et de souffrance. Pour ne plus voir non plus sa décrépitude. Le mal-être de l’un pouvant provoquer le mal-être de l’autre. De plus, la prise en soins de l’un permettant aussi une prise en soins de l’autre ;
• des patients et des familles bien connus par les soignants ;
• la reproduction d’une souffrance personnelle.
Mais d’autres questions se posent :
• « est-ce que je peux pleurer pour vider mon cœur ? » ;
• le droit du patient décédé de rester en paix, “laisser les corps tranquilles, laisser ces corps s’apaiser” ;
• le dilemme… ;
• si l’équipe s’inscrit… ;
• le rangement des affaires personnelles… ;
• le fait de jongler… ;
• le sentiment d’abandon…
Est-ce la charge de travail qui se surajoute à l’activité du service ?
Les manipulations obligatoires pour présenter les corps, les douleurs liées à l’activité du quotidien qui fragilisent les organismes des soignants ?
En conséquence, comment le soignant peut-il composer avec ses émotions ? Comment le travail, communément associé à l’idée d’organisation et de contrôle, s’articule-t-il à ces potentiels états de trouble et de bouleversement ?
Judith Wolf dit des agents funéraires : « On les appelle les professionnels de la mort. Employés des pompes funèbres, agents en chambre mortuaire, thanatopracteurs… : ils ont pour particularité de s’occuper des cadavres, de côtoyer quotidiennement des familles en deuil. Dans le milieu mortuaire, la question de la gestion des émotions est permanente. »
L’auteure dit : « Ce qui se passe après le décès fait l’objet de peu de considération. La mort n’est-elle pas cet événement après lequel “il n’y a plus rien à faire” ? Dès lors, quel travail hospitalier peut bien se constituer dans cet horizon ? » Plusieurs faits nous permettent de réagir à cette question et dans le même temps de répondre aux étudiants.
• La direction nous autorise à garder la chambre vide pendant quarante huit heures. L’équipe peut réaliser son travail de deuil puis rebondir avec une autre histoire de vie
• Le respect des cadres législatifs et la protocolisation des pratiques institutionnelles favorisent la prise de recul. Les initiatives sont prises à bon escient dans les limites des compétences de chacun. Le cadre de santé doit en être le garant.
• L’accueil de nouveaux soignants est protocolisé et encadré. La chambre mortuaire est montrée comme tous les autres locaux. Un nouvel arrivant sera toujours accompagné d’un senior lors de la première présentation d’un corps.
• L’équipe a fait le choix d’exercer en USP, elle est mature. Néanmoins, si un soignant émet le souhait de changer d’unité, la cadre supérieure de santé tente de répondre rapidement à la demande.
• L’équipe a un savoir-faire, un savoir-être et un savoir-agir. Elle est consciente de ses ressources personnelles et professionnelles. Dans le service de soins palliatifs, nous accueillons la personne dans ce qu’elle a à vivre dans les derniers moments. Il y a un respect du rythme de vie du patient et de ses souhaits (pas de réveil pour le petit déjeuner, voire une toilette). Son intimité, sa dignité, sa souffrance sont la préoccupation de tous au sein de l’équipe et chacun fait de son mieux pour aider, accompagner cette personne. Écouter et surtout entendre ce patient qui souffre physiquement et moralement est vraiment primordial. Les soignants prennent contact avec le patient avec ses sens, de façon instinctive et intuitive. Le soignant s’adapte à l’autre, à son espace physique et symbolique, à son propre rythme et à son rapport au temps.
• Leur formation reste incontournable, “se permettre de vivre son métier autrement que pour guérir”. Pour exemple, nous organisons en interne la réunion “pathos”. Elle a lieu une fois par mois et nous abordons une pathologie cancéreuse (la physiologie est abordée par le kinésithérapeute, la pathologie par l’un des deux médecins). La présentation imagée se fait par vidéoprojecteur. Deux documents sont archivés, l’un dans notre bibliothèque, le Powerpoint dans un dossier informatique.
• L’équipe communique beaucoup. Notre structure hospitalière est à taille humaine, les échanges sont facilités. Nous maintenons un lien avec les autres services de notre établissement, afin que l’accueil d’un patient puisse se réaliser dans les meilleures conditions. Langage commun, outil informatique, les patients et les familles retrouvent une continuité de prise en charge.
• L’équipe est pluridisciplinaire. Tout le monde a sa place, chacun fait partie d’un maillon de soins, il y a une cohésion d’équipe. La présence quotidienne des médecins, leur écoute et leur bienveillance sont des atouts. Ils sont une aide à la compréhension et à l’adhésion des soins.
• Des temps de rencontre sont nécessaires. Ce sont les temps de synthèse sociale en équipe pluridisciplinaire ; les réunions de service ou des réunions par corps de métiers ; les entretiens avec une psychologue, une fois par an en individuel, et les rencontres collectives une fois par mois ; les temps d’évaluations professionnelles ; les moments de détente, la « pause café » qui regroupe tout le monde est un temps informel.
Le cadre de santé veille à ce que le soignant ne place pas trop haut son idéal de soignant. Nous connaissons notre souhait de vouloir toujours faire encore mieux. Mais, dans cette unité, nous ne cherchons pas à repousser à tout prix la mort qui est inéluctable. Ces temps d’échanges permettent alors de diminuer les effets de stress et autorise le soignant à le rester jusqu’au bout. L’équipe connaît ses limites ; toutefois, en parler lors d’un travail individuel ou collectif l’aide à s’épanouir et non à s’épuiser. L’équipe s’accorde à dire qu’à un moment donné, la projection ou l’identification à une histoire de vie est inévitable. Dans ce cas, les soignants s’autorisent à en parler entre eux lors de temps informels. Il y a une recherche d’équilibre entre vie personnelle et vie privée, deux dimensions avec des limites à ne pas franchir.
Les bénévoles de l’association Envol mettent à notre disposition du petit électroménager pour renforcer ce bien-être. Ils sont présents six jours sur sept, une personne le matin et une autre l’après-midi. Ils assistent à la synthèse pluridisciplinaire de l’unité de soins palliatifs. Ils sont invités aux réunions de service. Ils sont intégrés dans nos microprojets.
Nous avons à notre disposition des lieux agréables et confortables. Une salle de repos, une salle à manger avec un grand aquarium. Les familles et les patients peuvent profiter de deux espaces, le salon et la salle à manger des familles. Notre établissement est situé en bordure de la Saône, à la campagne, dans le village de Trévoux à l’architecture très pittoresque.
Le cadre de santé doit passer du temps auprès de son équipe et apprendre à détecter les situations difficiles. Le cadre de santé accorde aussi des temps à chacun, une disponibilité d’écoute. Elle réserve également du temps aux étudiants le mercredi matin. L’accueil de patients avec des pathologies variées permet le maintien des compétences des soignants. En évitant le phénomène de routine, nous favorisons la démarche de curiosité et le travail de recherche.
L’outil informatique permet aux soignants de consulter les transmissions qui décrivent les derniers instants de vie du patient. Le souhait du cadre de santé est de “s’ouvrir sur l’extérieur” par :
• des « échanges » de soignants (IDE+ASD) pendant trois jours avec d’autres structures de soins oncologiques ;
• la présentation de notre service aux partenaires publics ou privés ;
• la visite d’établissements publics et privés ;
• L’échange sur nos pratiques par l’outil informatique, les congrès, les réunions interhospitalières ou les formations ;
• l’utilisation du DPPR
• le travail en visioconférence que nous allons débuter avec le CLB
• le développement de l’outil informatique au sein de la communauté hospitalière de territoire
• notre participation à des congrès pour faire connaître nos pratiques ;
• l’accueil de la presse écrite ou télévisée ;
• la réalisation d’un mémoire en vue d’un concours
• l’implication des soignants dans les Ifsi
• l’information. Le travail de recherche du cadre de santé est retransmis aux équipes. Création d’une bibliothèque en salle de repos. Lien informatique avec le réseau régional de cancérologie ;
• le travail avec des prestataires de service (comme les HAD
Limiter la charge émotionnelle, c’est aussi pour l’équipe :
• avoir conscience que le corps du patient décédé a son histoire, son identité, et qu’il n’y a pas de risque d’erreur de présentation de personne ;
• une absence de scission dans l’activité soignante par l’enchaînement des actes de prise en charge ;
• dire au revoir au patient ;
• laisser le corps dans la chambre le temps nécessaire à la famille pour se recueillir ;
• dire au revoir et présenter ses condoléances à la famille ;
• se questionner sur le transfert du corps en chambre funéraire : le soignant pense que le patient doit être couvert du drap pour respecter son corps, son identité ; un autre assurera le transport en découvrant la tête car il le reconnaît comme une personne avec une identité. La tête est installée sur un coussin dans tous les cas, afin d’éviter qu’il prenne une teinte noirâtre difficilement corrigeable par la suite. Soulignons aussi que les thanatopracteurs conseillent de ne pas couvrir totalement les corps, le poids du drap pouvant suffire à déformer l’arête de nez ;
• transporter le corps en chambre mortuaire alors qu’il n’y a plus de familles dans le service et faire preuve d’organisation jusqu’au bout ;
• autoriser les recueillements à toute heure en chambre funéraire puisqu’il n’y a qu’une salle de présentation ;
• “Faire beau le patient” dans le respect des consignes de la famille. Mais nous n’hésitons pas à mettre une touche personnelle comme une fleur à la boutonnière ou entre les doigts du patient. Grâce à l’association des bénévoles de l’Envol, nous recevons chaque semaine un bouquet de fleurs fraîches ;
• ranger dans des sacs en papier kraft les affaires personnelles du patient ;
• accompagner la famille dans un parcours de vie difficile. Celle-ci ne demande pas de solutions, elle souhaite seulement une écoute et une communication. Elle peut ainsi garder des repères ;
• pouvoir “passer le relais” à un collègue ;
• « Tout faire pour délimiter soigneusement la manière dont les corps, les professionnels et les familles sont mis en présence, pour circonscrire minutieusement, dans le temps et dans l’espace, les modalités de rencontre entre les familles et les défunts. » Il faut éviter que les vivants ne soient “accidentellement” mis au contact des morts. Il faut organiser les présentations des corps aux familles et communiquer entre les services puis avec les familles ;
• les cadres de santé parlent entre eux et avec leur hiérarchie des difficultés rencontrées ;
• pouvoir profiter de temps de détente, d’apaisement des tensions et des douleurs : médecine chinoise par leur cadre de santé, RESC (résonance énergétique par stimulation cutanée), sophrologue, massages, activité sportive. Soins offerts aux soignants. C’est organiser aussi des moments de rencontres sportives ;
• lire les courriers de remerciements ou entendre les “mercis” des familles.
Nous facilitons les échanges en :
• rencontrant rapidement le patient et sa famille afin d’élaborer le projet de soin personnalisé ;
• connaissant la personne de confiance ;
• prenant connaissance des directives anticipées ;
• prenant soin des familles : grâce à l’association et à la direction, deux espaces de vie sont mis à la disposition des familles ;
• les impliquant dans la prise en charge du patient ;
• amenant le binôme patient-famille à bâtir des micro-projets ;
• n’occultant pas la possibilité du retour à domicile du patient, même temporaire ;
• accompagnant les familles dans la “salle des familles” avant un soin. Puis, en les réaccompagnant après ce soin auprès de leur parent souffrant : un gage de savoir-vivre ;
• mettant à leur disposition un livre d’or ;
• les accompagnant dans le travail de deuil et en restant à leur écoute après les funérailles.
La question des étudiants, « Comment les soignants gèrent-ils leurs émotions en passant d’un corps froid (décédé) à un corps chaud (vivant ou en fin de vie) ? », nous a amenés à nous questionner sur nos pratiques.
Cependant, il est nécessaire de porter une réflexion permanente sur l’évolution de ces dernières afin de réaliser des soins de qualité. De plus, nous souhaitons continuer à le prouver au quotidien aux étudiants de passage dans notre service.
Depuis la première circulaire abordant ce sujet en 1986, plusieurs lois sont venues établir les bases juridiques des soins palliatifs : la loi hospitalière du 31 juillet 1991 (introduisant notamment l’article L. 112-2 du Code de la santé publique, CSP) et l’ordonnance du 4 septembre 2003 (codifiée à l’article L. 6112-7 du CSP) les identifient dans les missions de l’hôpital.
La loi du 9 juin 1999, puis la loi 2002-303 du 4 mars 2002 fixent dans la première partie du CSP les droits du malade et décrivent les soins palliatifs.
La loi du 22 avril 2005, dite loi Léonetti, qui vise à pallier les risques d’acharnement thérapeutique, promeut également le développement des soins palliatifs.
La circulaire du 25 mars 2008 relative à l’organisation des soins palliatifs complète et commente le dispositif.
Christian Richard, “Être affectif sans être affecté”, le cahier du management, formation professionnelle, Agfor Santé, “prise en charge de fin de vie et accompagnement des familles”, mai 2006.
www.infirmiers.com/pdf/tfe-infirmier-Grassard.pdf, consulté le 5/8/2013 ; le rôle infirmier dans l’accompagnement et le soutien psychologique d’une famille endeuillée, suite à un décès brutal, Grassard.
www.actusoins.com/4788/deces-a-lhopital-les-premiers-gestes-des-soignants.html, consulté le 5/8/2013, “Décès à l’hôpital : les premiers gestes des soignants” de Joël Ignasse.
http://edhelas.free.fr/Dessins/deme/TFE.pdf consulté par Claude Liverset et transmis à N.Faure le 1/8/2013.
(1) Décret n° 97-1039 du 14 novembre 1997 portant application de l’article L. 2223-39 du Code général des collectivités territoriales et relatif aux chambres mortuaires des établissements de santé.
(2) USP, unité de soins palliatifs.
(3) www.actusoins.com/4788/ deces-a-lhopital-les-premiersgestes- des-soignants.html, consulté le 5/8/2013, “Décès à l’hôpital : les premiers gestes des soignants” de Joël Ignasse.
(4) Aide-soignante de SSR oncologie et USP du CH-Trévoux : Josette Philippe.
(5) Circulaire DGS/3D du 26 août 1986 relative à l’organisation des soins et à l’accompagnement des malades en phase terminale, partie IV.
(6) Judith Wolf, “Les émotions dans le travail en milieu mortuaire : obstacle ou privilège ?”, Face à face, mis en ligne le 1er avril 2006, consulté le 9 juin 2013. http://faceaface.revues.org/265 Judith Wolf, doctorante en anthropologie sociale et ethnologie.
(7) La circulaire n° DHOS/02/2008/99 du 25 mars 2008, relative à l’organisation de soins palliatifs, recommande « le respect d’un délai de décence après le décès d’un patient avant une nouvelle admission ».
(8) DPPR : Dossier patient partagé régional.
(9) CLB : centre Léon Bérard.
(10) La communauté hospitalière regroupe les hôpitaux de Trévoux, Tarare, Saint-Cyr, Villefranche.
(11) “Dans une unité de soins palliatifs, quelles sont les incidences inconscientes dans la relation soignant soigné et les effets objectivables du toucher dans le soin ?”, projet Michel Sapir 2012 par l’équipe pluridisciplinaire des services de SSR oncologie et USP du CH de Trévoux.
(12) Ifsi : Institut de formation en soins Infirmiers.
(13) Ifas : Institut de formation aides-soignants.
(14) HAD : Hospitalisation à domicile.