Le mode financement peut devenir un facteur d’inaccessibilité aux soins. Cas pratique, avec l’exemple du non-recours aux soins pour les personnes en situation de handicap psychique.
Les personnes souffrant d’un handicap psychique ou présentant des troubles autistiques ont besoin d’avoir recours au système de santé comme l’ensemble des citoyens. Le recours aux soins pour les personnes en situation de handicap est érigé comme un droit dans les lois successives sur le handicap (2002, 2005) et un devoir pour les professionnels de santé, qu’ils soient libéraux ou en établissement de santé, dans leur code de déontologie. Et pourtant, force est de constater encore aujourd’hui qu’à de très rares exceptions (des initiatives fondées sur une implication personnelle de certains professionnels), les personnes en situation de handicap psychique n’ont pas accès aux soins, soit pas du tout, soit dans des conditions qui ne sont pas satisfaisantes, ni pour les professionnels, ni pour les personnes et leurs familles.
Or les professionnels du handicap l’affirment et le démontrent : 80 % des troubles du comportement (qui n’en sont pas dans les faits puisqu’ils sont une résultante, un symptôme, une manifestation de la douleur, et non un trouble à part entière) ont pour origine un problème somatique, et non psychiatrique et encore moins comportemental. C’est parce qu’on n’aura pas détecté que la personne présente une maladie, généralement bénigne (grippe, otite, mal de ventre…), qu’elle n’aura pas d’autre choix que d’avoir un comportement dit « complexe » ou défi pour essayer de s’exprimer et faire comprendre qu’elle a mal. Tout cela parce que les familles n’arrivent pas à accéder au système de santé et que celui-ci n’est pas organisé pour. Si la sensibilisation et la formation des professionnels de santé au handicap sont des conditions nécessaires, il n’en reste pas moins que le mode financement actuel de la médecine, que ce soit en libéral ou à l’hôpital, n’est absolument pas adapté pour la prise en charge des personnes en situation de handicap psychique, qui requiert une expertise et des techniques particulières qui ne sont pas valorisées financièrement.
Dans le système français, les médecins, généralistes ou libéraux, sont dans la très grande majorité payés à l’acte : ils perçoivent en contrepartie de leur consultation une rémunération forfaitaire à l’acte. Cette rémunération forfaitaire de l’acte, encore appelée “tarif”, est négociée au niveau national entre les représentants de la profession et l’Assurance maladie, négociation faisant l’objet d’une convention médicale entre les deux parties. On parle dès lors de tarifs conventionnels. La rémunération du médecin dépend donc directement du nombre d’actes qu’il effectue : plus il prodigue des actes (soins), plus il est rémunéré.
Parmi les tarifs conventionnels, on distingue le secteur I et le secteur II. Le secteur I correspond au tarif qui sert de base au remboursement par la Sécurité sociale ; le secteur II correspond aux professionnels de santé qui appliquent des honoraires dits “libres”, certes avec tact et mesure et déterminé avec le consentement du malade, sachant que les soins sont remboursés sur la base du tarif de base. Ainsi, si l’on prend le cas des médecins généralistes, le tarif conventionnel actuel de secteur I est fixé à 23 euros : les médecins qui s’inscrivent en secteur I doivent impérativement respecter ce tarif, sauf dérogation et majoration particulière. Les médecins généralistes qui s’inscrivent en secteur II peuvent pratiquer un tarif supérieur à 23 euros mais le malade ne sera remboursé par la Sécurité sociale que sur la base de 70 % du tarif en secteur I, c’est-à-dire 70 % de 23 euros. Le même principe est appliqué pour les médecins spécialistes, les chirurgiens dentistes, etc.
Des majorations du tarif conventionnel en secteur I sont néanmoins prévues dans le cadre de la convention médicale : forfait médecin traitant, majoration de coordination, rémunération spécifique annuelle pour les patients en affection de longue durée, rémunération forfaitaire pour les personnes âgées, visite longue et complexe au domicile pour les personnes présentant une maladie neurodégénérative, majoration de déplacement pour les visites à domicile la nuit, majoration pour les enfants de 0 à 6 ans… Ainsi, si l’on prend l’exemple de la majoration pour personnes âgées, le médecin généraliste perçoit 5 euros de plus pour les personnes âgées de plus de 80 ans. Il n’existe donc aucune majoration pour la prise en charge des personnes en situation de handicap psychique dans le système conventionnel actuel. Or la prise en charge d’un enfant ou d’un adulte présentant un handicap psychique nécessite un environnement particulier pour rassurer la personne, beaucoup plus de temps, une formation à la prise en charge du handicap, etc. Autant d’éléments qui aujourd’hui ne sont absolument pas reconnus ni pris en compte dans le système conventionnel. Dès lors, mis à part les professionnels sensibilisés au sujet et donc volontaires, les professionnels de santé libéraux vont avoir tendance à ne pas prendre en charge ces personnes en situation de handicap psychique : c’est l’effet de sélection adverse bien connu dans la théorie de l’agence (lire l’encadré de la page suivante), les mauvais risques chassent les bons. Autrement dit, dans la mesure où la prise en charge des personnes en situation de handicap psychique nécessite du temps et un environnement particulier, le médecin n’a pas d’intérêt “financier” à prendre en charge ces malades : d’une part, la rémunération sera la même que pour un malade “lambda” alors que la consultation sera plus longue et plus difficile ; d’autre part, cela va diminuer son nombre de consultations dans la journée, et donc réduire sa rémunération. Aussi le paiement à l’acte est complètement désincitatif pour la prise en charge des personnes en situation de handicap psychique. Dès lors, comment y remédier ?
À l’instar de ce qui se fait pour les personnes âgées, une première solution de court terme consisterait à prévoir une majoration du tarif conventionnel de l’acte pour les personnes en situation de handicap psychique. Cette majoration, à négocier au niveau national sur la base du surcoût réel de prise en charge, serait ajoutée au tarif de secteur I afin de prendre en compte la spécificité de la prise en charge. Elle permettrait de reconnaître dans un premier temps les professionnels de santé déjà impliqués, et par ailleurs d’en inciter d’autres. Dans l’attente de l’aboutissement des négociations nationales sur le sujet et compte tenu de l’urgence, on pourrait imaginer une sorte d’appel d’offres lancé par les agences régionales de santé (ARS) pour prendre en charge les personnes en situation de handicap psychique. En contrepartie, les ARS financeraient le surcoût de prise en charge par une dérogation tarifaire financée par le fonds d’intervention régionale (FIR).
Compte tenu de l’importance de la formation mais également du savoir-faire et du savoir-être, il peut sembler opportun d’identifier, au niveau de territoires de proximité, des professionnels de santé volontaires pour la prise en charge de ces personnes. Cet appel d’offres pourrait être lancé auprès des structures d’exercice coordonné en cours de constitution sur l’ensemble du territoire, à savoir les équipes locales de proximité, les maisons pluriprofessionnelles de santé, les groupements de professionnels, les pôles, les centres de santé.
Dans le cadre du projet de santé élaboré par les professionnels au sein de ces structures, la spécificité de la prise en charge du handicap psychique serait prise en compte et un forfait pourrait être attribué pour toute personne en situation de handicap psychique prise en charge. Il s’agirait dès lors, à l’instar du dispositif Paerpa (Personnes âgées en risque de perte d’autonomie) pour les personnes âgées, de financer un PPS (Plan personnalisé de santé) pour chaque personne en situation de handicap psychique. Pour mémoire, dans le cadre de Paerpa, il est envisagé de rétribuer les professionnels de santé à hauteur de 100 euros par PPS de chaque personne âgée prise en charge, en contrepartie du respect d’un cahier des charges précis. Il pourrait en être de même pour les personnes en situation de handicap psychique. Cette rémunération forfaitaire permettrait de financer l’obligation de formation et de sensibilisation, mais également le temps supérieur consacré à la prise en charge. Beaucoup de dispositifs innovants de financement concernent les personnes âgées alors que rien n’est prévu pour les personnes en situation de handicap. Pourtant, les problématiques sont les mêmes.
Depuis 2004 (avec une montée en charge progressive jusqu’en 2010), les établissements de santé, publics ou privés, sont aujourd’hui financés pour les soins prodigués en MCO (médecine, chirurgie, obstétrique) selon le système de la T2A (tarification à l’activité). À noter que, pour l’instant, les activités de SSR (soins de suite et de réadaptation) et de psychiatrie restent financées sous forme d’une dotation globale, budget a priori fixé en début d’année sur la base d’un taux d’évolution fixé dans le cadre de l’Ondam (Objectif national d’évolution des dépenses d’Assurance maladie).
Le mécanisme est simple : les établissements sont “rémunérés” par l’Assurance maladie en fonction de l’activité qu’ils produisent. Cette activité est enregistrée et codée via le PMSI (Programme de médicalisation des systèmes d’information) qui permet de classer le séjour de chaque patient au sein d’un GHM (Groupe homogène de malades), selon une nomenclature préétablie au niveau national et s’imposant à tous les établissements de santé. À chaque GHM est associé un GHS (Groupe homogène de séjour) qui est la valorisation financière du GHM : c’est le tarif appliqué à chaque GHM, déterminé au niveau national selon une échelle nationale de coûts. Ce tarif peut être majoré dans certains cas : soins palliatifs, sevrage d’alcool, etc. Par ailleurs, le GHS est modulé en fonction de la durée du séjour (on parle alors de “borne haute” et de “borne basse”), des complications et morbidités (degré de sévérité du séjour) ; de suppléments journaliers dans le cas des prises en charge particulièrement lourdes dans des unités très spécialisées (réanimation, soins intensifs, etc.) ; de suppléments payés à l’acte pour les séances d’hémodialyse et les séances de radiothérapie… Les services d’hospitalisations à domicile et les consultations externes font l’objet d’une tarification particulière, de même les services d’urgences financés sous forme d’un forfait par passage.
Enfin, les établissements peuvent bénéficier de financements supplémentaires du fait de la prise en charge de missions d’intérêt général (MIG) – recherche et enseignement, par exemple – dont la liste est fixée par arrêté ministériel, et d’aides à la contractualisation (AC) pour accompagner la mise en œuvre des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens. À noter que de nombreuses MIG et AC ont été transférées dans le FIR ces deux dernières années, fonds à la main des ARS pour conduire et mettre en œuvre leur politique régionale.
Selon une vision économique de l’efficience, les établissements de santé ont donc intérêt à faire le plus d’activités possibles pour maximiser leurs recettes et prendre en compte les GHM les plus rémunérateurs. Dès lors, ce mode de financement n’est absolument pas incitatif pour prendre en charge les personnes en situation de handicap psychique, qui nécessitent, on l’a déjà dit, du temps, de la formation, de l’accompagnement et un environnement particulier (par exemple, un examen de scanner mobilisera au moins une heure l’équipement). Car ces spécificités ne sont absolument pas reconnues et prises en compte dans les tarifs, et il n’existe pas de MIG. Il n’est donc pas étonnant, dans un contexte contraint où les établissements de santé, publics et privés doivent être le plus performants, que les personnes en situation psychique aient beaucoup de mal à accéder à l’hôpital pour les soins somatiques de spécialité. Là encore, on retrouve le phénomène de sélection adverse des malades.
Comme pour la médecine de ville, deux possibilités existent pour inciter financièrement les établissements de santé à prendre en charge les personnes en situation de handicap psychique, qui sont de notre point de vue complémentaires : d’une part, majorer les tarifs des GHM pour prendre en compte la complexité et le temps nécessaires, d’autre part, créer une nouvelle MIG pour en prendre en compte la spécificité du handicap.
L’exemple de non-accessibilité aux soins somatiques des personnes en situation de handicap psychique révèle en quoi un mode de financement des soins est déterminant dans l’accès aux soins. Il montre également les limites d’un financement à l’acte ou à l’activité qui n’est pas incitatif pour la prise en charge des personnes dites “complexes”.
Mais il est surtout accablant d’un point de vue sociétal et de santé publique : quatorze ans après la première loi de 2002 sur le handicap, les personnes en situation de handicap, notamment psychique, n’ont toujours pas accès aux soins dans les mêmes conditions que pour tout un chacun. Les pouvoirs publics sont focalisés sur l’accessibilité physique, mais qu’en est-il de l’accès aux soins, condition majeure et essentielle ? Souhaitons que cette priorité puisse émerger et être prise en compte dans la future loi de santé, dans le cadre d’un véritable parcours de la personne en situation de handicap.
Origine et objectif d’une relation d’agence
La théorie de l’agence trouve ses fondements dans la prise en compte du contexte incertain dans lequel s’effectuent les décisions, de la répartition inégale de l’information et de la divergence d’intérêt. La relation d’agence décrit les relations dans ce contexte où l’une des parties, le principal, en position d’infériorité dans la détention d’information, délègue son pouvoir de décision et d’action à l’autre partie, l’agent, détenteur de l’information.
Relation d’agence parfaite versus relation d’agence imparfaite
La relation d’agence est parfaite quand le principal peut parfaitement observer le comportement de l’agent et qu’aucune autre information n’est cachée : la situation est paréto-optimale. La relation d’agence est imparfaite lorsque le principal observe imparfaitement le comportement de l’agent (il n’observe que le résultat de l’action, mais pas l’effort fourni par l’agent qui peut développer un comportement stratégique de risque moral), ou lorsque certaines caractéristiques du bien échangé détenu par l’agent sont imparfaitement observables par le principal (risque de sélection adverse).
Relation d’agence avec risque moral
Le principal observe imparfaitement le comportement de l’agent. Ce dernier va adopter un comportement stratégique de minimisation de son effort dans sa relation avec le principal : effet de risque moral. La situation n’est plus paréto-optimale, mais sous-optimale de second rang. C’est l’exemple du marché de l’assurance (principal) où l’assuré (l’agent) va minimiser ses efforts de protection et de prévention sachant qu’il est assuré.
Relation d’agence avec sélection adverse
Le principal observe imparfaitement les caractéristiques (coût, qualité, probabilité d’occurrence) du bien échangé détenu par l’agent. Pour un même niveau de prix moyen, l’agent aura intérêt à échanger les biens présentant la moins bonne qualité : “les mauvais produits chassent les bons” ou encore “la mauvaise qualité chasse la bonne”, effet de sélection adverse. À terme, il y aura disparition du marché. Là encore, si l’on prend l’exemple du marché de l’assurance, l’assureur ne connaît pas les probabilités d’occurrence des risques des assurés. Pour une cotisation moyenne versée par chaque assuré correspondant à un niveau de risque moyen, les individus présentant un niveau de risque inférieur au niveau moyen n’auront pas intérêt à s’assurer (prime d’assurance supérieure au coût de réalisation du risque) tandis que les individus présentant un niveau de risque supérieur au niveau moyen vont s’assurer (prime inférieure au coût de réalisation du risque). Les mauvais risques vont chasser les bons. À terme, l’assurance se retrouvera dans une situation déficitaire et disparaîtra.