Objectif Soins n° 230 du 01/11/2014

 

Ressources humaines

Marie Luginsland  

Portés par la conviction que la santé est un droit, certains usagers ou leurs proches ont recours à des méthodes d’intimidation. Les raisons peuvent être variées. Si apporter une réponse rapide, dispenser un soin, rassurer est une demande légitime, rien ne justifie les incivilités. Au cœur de ces conflits, les cadres, garants de l’autorité, rappellent les règles. Mais ils sont aussi en première ligne pour accompagner leur équipe et prévenir de tels actes par l’organisation de leurs services.

Suspicions, accusations, injures, parfois même des incivilités allant jusqu’à des dommages matériels, mais aussi à l’encontre d’agents et de soignants… « Chaque semaine, nous comptons des dégradations dans la salle d’attente des urgences. La semaine dernière, un patient s’en est pris à un PC et à une imprimante. Un infirmier qui se trouvait sur le passage a pris une gifle », raconte une cadre d’un hôpital de la banlieue parisienne constatant qu’« en trois ans, ces actes se sont accentués ». Les patients ne sont pas toujours les seuls en cause.

ZÉRO DÉFAUT

Un cadre d’un CHU de Normandie déplore les gestes déplacés de la part de membres d’une famille d’un patient à l’égard des infirmières. Comme si, analyse-t-il, « les usagers connaissant leurs droits sur le bout des doigts estimaient pouvoir en abuser ».

Les associations de patients réfutent catégoriquement le parallèle entre droits du patient et abus constatés. « Bien qu’on ne puisse récuser l’existence d’agressions physiques qui relèvent du pénal, on ne peut mettre en opposition droits et devoirs du patient. Car les droits – immuables – ne peuvent être niés pour la seule raison d’attitudes inadaptées », relève Marc Paris, responsable communication et animation réseau du Ciss(1), regrettant que les associations ne soient pas représentées dans les structures de médiation et les Cruq(2). C’est un fait que la corrélation entre les 11 344 cas signalés en 2012 par 352 établissements à l’ONVS (Observatoire national des violences en milieu de santé)(3), et la médiatisation de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, s’avère difficile à établir.

Restent donc les observations sur le terrain. « Je ne sais pas s’il y a une relation de cause à effet, mais c’est un fait que les patients sont de mieux en mieux informés sur leurs droits. Leurs exigences en termes de soins a changé. Ils souhaitent avoir des soins de qualité. Aujourd’hui, ils attendent le zéro défaut », constate Stéphane Michaud, président de l’AFDS(4). Une chose est sûre : l’hôpital, reflet de notre société, en est devenu l’exutoire. « C’est le dernier endroit où l’usager pense pouvoir tout faire. Il a la sensation que tout lui est dû, et ce, dans l’immédiat. En témoignent de nombreuses lettres de plaintes injustifiées », déclare Laurence-Béatrice Cluzel, vice-présidente de la catégorie cadre soignant au Syndicat des manageurs publics de santé (SMPS).

RÉORGANISER ET COMMUNIQUER

Près de dix ans après son lancement, la campagne contre les incivilités à l’hôpital n’aurait-elle pas porté ses fruits ? Ils restent en tout cas difficilement mesurables tant la prévention de l’incivilité et de la violence relève d’un travail au long cours. « Nous percevons, au travers de la demande de nos sociétaires, la nécessité de former le personnel à la gestion des patients indisciplinés et violents », remarque Nicolas Gombault, directeur général de MACSF Prévoyance. Depuis plus de deux ans, la Macsf intensifie sa démarche. Elle a édité en 2013, en coopération avec la DGOS et la Fédération hospitalière de France (FHF), quatre fiches réflexes sur la conduite à tenir dans les situations de violence, dont une à destination de l’encadrement lorsque le personnel en est victime(5). En termes de retombées, ces campagnes auront au moins eu le mérite de sensibiliser les soignants. Et de lever le voile. « La violence ne doit plus être un tabou. Son usage n’est pas normal », affirme Cécile Kanitzer, directrice des soins et conseillère paramédicale à la FHF. La FHF a formé des formateurs déclinant eux-mêmes dans leurs établissements des méthodes de gestion des conflits. Parallèlement, des programmes d’autoprotection, notamment en PTI(6), ont été développés. Alors qu’il y a quelques années encore, la violence touchait en priorité les services de psychiatrie, elle s’étend aujourd’hui aux urgences, au service des consultations, aux séjours de moyenne durée… et même aux établissements médico-sociaux en milieu rural. La recrudescence d’incivilité et de violence des patients et de leur famille a amené la plupart des établissements à élaborer des stratégies pour faire barrage à ces phénomènes. Le premier de ces moyens de gestion de l’agressivité est la prévention. « L’analyse des situations de violence permet de mettre en place des process de prise en charge par une organisation des services qui génère moins de stress pour les familles, le moins d’insatisfaction possible en diminuant les temps d’attente ou en les expliquant (“nous n’aurons les résultats de cet examen que dans une heure trente”)… », explique Stéphane Michaud. Un travail de réorganisation très souvent accompagné d’un effort de pédagogie. « Un service d’urgence a ainsi réalisé lui-même un panneau d’affichage indiquant aux usagers, de manière ludique, la progression de la prise en charge. C’est un moyen de contenir l’impatience, et donc les actes d’agressivité », cite Laurence-Béatrice Cluzel. À l’hôpital Bichat-Claude-Bernard (AP-HP), les urgences ont été réorganisées en orientant immédiatement les patients en fonction de la gravité de leur cas. « Depuis, plus aucun patient, ni aucune famille ne se trouve dans les couloirs, et le nombre d’aggression a reculé », constate Philippe Kenway, cadre de ce service.

BLOUSES BLANCHES ET COSTUMES BLEUS

Restent les cas de violence non prévisibles, surgissant en dépit de ces mesures et qui ne relèvent pas de la pathologie du patient. L’un des remèdes adoptés par de nombreuses structures a été notamment de poster des agents de sécurité aux portes des urgences. « L’uniforme a fait retomber l’agressivité. Les soignants se sentent plus en sécurité et il en résulte un sentiment d’apaisement sur l’ensemble de la structure », constate Cécile Kanitzer. Elle note par ailleurs que le fait de dépêcher au secours de l’agent menacé ou agressé « des personnels de catégories différentes, des soignants, des agents de sécurité et même parfois des personnels chargés de la sécurité incendie permet de désamorcer rapidement la tension ».

Dans cette quête de solutions à la violence, les cadres jouent les interfaces entre les directions, les CHSCT et les équipes. Ils détiennent également un rôle de pivot dans la prise en charge des agents au quotidien. « La maltraitance, on peut en parler tout le temps. Mais, pour soustraire les agents à ce stress continuel, nous effectuons une rotation. Ils ne restent pas toute la journée sur un secteur rouge », explique Philippe Kenway. Tandis que l’une de ses collègues préconise à ses agents de ne pas faire leur pause devant les urgences, afin de prévenir les situations conflictuelles. « Cela serait mal compris des patients qui attendent », reconnaît-elle.

Mais, au-delà de l’aspect organisationnel, l’encadrement occupe également une place essentielle dans la gestion de crise et dans la prise en charge post-traumatique. Le cadre est là pour accompagner son équipe mais aussi pour lui donner les moyens de faire face. Un dispositif d’appel doit être mis en place et connu de tous. « Quand ce type d’événement se produit, le cadre doit intervenir immédiatement car les parties sont trop impliquées Je crois beaucoup à l’analyse et à l’échange », commente Stéphane Michaud. C’est également la position de Philippe Kenway : « Quand je vais à la rencontre d’un agent qui m’a prévenu d’un incident, je sépare l’agent et le patient et j’écoute les deux parties. J’appelle ensuite les agents de sécurité et une plainte sera déposée. (Il est important que cela soit fait immédiatement, tant que l’incident est encore chaud.) Un autre membre du personnel prend le relais auprès du patient et, en fonction de la gravité, je reste moi aussi. Au besoin, la police est appelée.  »

DÉCULPABILISER

Dégager l’équipe, entamer le dialogue sont les réflexes-clés en cas d’incivilité grave ou d’acte violent. « Ceci lui permet de recentrer les choses dans une situation de santé et de rappeler le droit. Un livret d’accueil, remis à l’entrée, contient d’ailleurs les règles. Rappeler la règle sans être agressif remet la situation dans la perspective du patient », note Laurence-Béatrice Cluzel. En tout état de cause, les cadres se déclarent solidaires de leur équipe. Ce soutien du N+1 et la cohésion sont les conditions requises, selon Dominique Steiler, professeur à l’École de management de Grenoble, pour limiter l’impact de l’agression sur l’agent. « Une personne qui a reçu une reconnaissance intangible de la part de son cadre et qui dispose d’un réseau social fort est davantage en position de force pour gérer une telle situation. Cela renforce sa résilience car elle sera suffisamment en confiance », observe-t-il. Il insiste pour que les membres de l’équipe se sentent autorisés à demander de l’aide. Ce sentiment de culpabilité, cette sensation « de ne pas se sentir à la hauteur » est en effet souvent soulignée par les agents. « Ils ont tendance à prendre pour eux ce qui est finalement destiné à l’institution qu’ils représentent. Néanmoins, l’autorité de niveau N+1 et N+2 se doit de porter un intérêt à chaque acte violent perçu comme tel par l’agent, même s’il apparaît minime », souligne Christine Leygonie, formatrice et consultante en entreprise.

DU SUR MESURE

Cette approche individualisée est reconnue comme indispensable à l’échelle de chaque agent agressé. Le même principe sera bientôt appliqué aux établissements. Dès le début 2015, chaque structure pourrait recevoir des recommandations propres en matière de formation et d’outils de gestion sur la base de son implantation socio-géographique relevée par une cartographie nationale. « La plateforme dématérialisée de l’ONVS soutenue par la FHF vers laquelle migrent toutes les déclarations va permettre d’affiner ces besoins », expose Cécile Kanitzer. Elle en attend un rebond psychologique pour les soignants qui détiendront des outils adaptés à leur terrain. « Ils pourront ainsi encore mieux s’approprier ces formations car l’approche sera conforme à leur réalité », estime-t-elle.

Mais le “terrain” – justement – reçoit ce projet comme un nouveau vœu pieux. « Nous faisons remonter régulièrement les fiches déclaratives mais nous n’avons aucun retour de la part de la DGOS. Les soignants, auxquels on demande par ailleurs beaucoup de comptes, vivent cela comme une injustice », dénonce Laurence Cluzel.

Autant dire que les futures préconisations de la FHF ne sont pas attendues avec impatience. « Nous connaissons très bien nos soignants et nous n’avons pas attendu pour les former », déclare la vice-présidente de la catégorie cadre soignant au SMPS. Elle reste sceptique. Selon elle, le suivi des formations ne soulève pas tant une question de budget que celle de libérer les membres des équipes. Et ce ne seront pas ces nouvelles initiatives de la FHF qui apporteront des solutions au planning des services.

NOTES

(1) Ciss : Collectif interassociatif sur la santé.

(2) Cruq : Commissions des relations avec les usagers.

(3) www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/bilan_2012_ONVS-2.pdf

(4) AFDS : Association française des directeurs de soins.

(5) personneldesante.fr/les-relations-patients-soignants/les-fiches-reflexes-violences-a-l-hopital.html

(6) PTI : Protection des travailleurs isolés.

Trois questions à : Arnaud Poupard, commissaire de police, chargé de mission à l’Observatoire national des violences en milieu de santé (ONVS) au ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes

« Le premier filtre à la déclaration est le soignant lui-même »

→ Objectif Soins & Management : Depuis le lancement de la première campagne en 2005, le nombre de signalements d’actes de violence à l’hôpital a augmenté de 80 %. Comment interpréter ces statistiques ?

Arnaud Poupard : L’ONVS qui recense les atteintes aux personnes et aux biens sur les critères d’une base pénale encourage les déclarations. Car, si notre objectif est bien de faire baisser les violences, il est aussi d’inciter les soignants et les établissements à effectuer davantage de déclarations. Nous recommandons aux établissements d’établir des statistiques exhaustives, car seules celles-ci permettent de connaître et comprendre les violences, mais également de prendre les bonnes décisions. Je me déplace très souvent dans les établissements – 350 hôpitaux travaillent étroitement avec nous – pour les aider à développer leur politique de prévention et de gestion des “violences”. Nous souhaitons que l’ensemble des établissements sanitaires et médicosociaux nous rejoigne.

→ OSM : Quels sont ces outils ?

Arnaud Poupard : Les accords santé-sécurité-justice de 2005 revus en 2010 établissent un socle de mesures permettant aux établissements de mieux assurer la sécurité de leurs personnels. Ils prévoient une déclinaison de ces mesures au plan local par la signature d’une convention avec les services de police, de gendarmerie et de justice. Ces documents permettent, notamment par des méthodes de prévention situationnelle et des procédures d’alerte particulières, d’adapter les mesures prises aux problématiques spécifiques vécues par chaque établissement. Des financements peuvent être obtenus par l’intermédiaire des contrats locaux d’amélioration des conditions de travail et par le fonds interministériel de prévention de la délinquance.

→ OSM : Existe-t-il d’autres moyens de prévention que la formation des soignants ?

Arnaud Poupard : Les établissements peuvent bénéficier d’un audit effectué par les correspondants sûreté des commissariats et gendarmeries. Ils peuvent être consultés avant la construction d’un bâtiment. Les études de sûreté et de sécurité publique permettent d’intégrer la donnée “malveillance” dès l’origine des projets. Ces audits partent du général pour arriver au particulier et peuvent aller jusqu’à la sécurisation d’une porte. Je centralise les bonnes pratiques au regard des nombreuses visites que j’effectue. Ils bénéficient également d’un correspondant “santé” au sein des commissariats et gendarmeries ainsi que de procédures d’alerte particulières, par exemple. Toutes ces avancées n’empêchent pas bien sûr la formation des soignants. Le but est d’apprendre à détecter la violence avant qu’elle ne se produise, de la gérer afin qu’elle soit contenue et enfin de bien réagir si elle se produit, notamment en termes d’alerte et de réaction. Quelques gestes très simples peuvent être enseignés pour apprendre à se défendre en cas d’agression.

Témoignage de Jeanne Pigeau, cadre à l’hôpital Bichat

« En tant que cadre sur le terrain, mon rôle d’encadrement me permet de mieux évaluer et d’apporter une réponse adaptée lors d’une situation d’insécurité. D’autre part, j’ai une approche différente lors d’une situation conflictuelle. Je rentre dans la salle d’attente avec le sourire, je tends la main et je me présente. Ce seul geste désamorce bien souvent la situation. À chaque incident, on cherche à analyser, à en comprendre les causes. C’est aussi l’occasion de rappeler les règles de bonne conduite. Les agents savent ainsi qu’ils doivent systématiquement m’alerter par téléphone ou par interphone, lorsqu’ils se trouvent dans une situation difficile. Je leur rappelle régulièrement la consigne au cours des trois transmissions que nous avons par jour aux urgences, ils ne doivent pas se mettre en danger et ils ont le devoir de se protéger et de protéger les autres patients. Même si le patient veut fuguer, même s’il est dangereux pour lui-même. Cela est certes difficile à accepter pour des personnes ayant choisi l’aide et l’assistance pour métier, notre rôle de cadre est de les déculpabiliser. Prendre de la distance avec le patient agressif, rechercher l’aide, n’est pas un cas de non-assistance à personne en danger. La police, avertie, fera son travail. »