En France, des politiques culturelles, inscrites dans les projets d’établissement, se développent progressivement au sein des hôpitaux. Au-delà de l’ouverture de l’hôpital vers la cité, quels sont les enjeux et les objectifs de ces démarches ? Ces activités sont-elles envisagées comme des animations, des loisirs, de simples occupations, ou, au contraire, comme de nouvelles approches thérapeutiques totalement intégrées dans le processus de guérison et de resocialisation des patients ?
Depuis quelques années, le contexte économique et budgétaire français contraint les hôpitaux à veiller de plus en plus étroitement à la maîtrise des dépenses et à garantir une efficience quantifiable des diverses activités développées. Parallèlement, des activités culturelles sont de plus en plus fréquemment organisées au sein des établissements de santé, parfois partiellement accompagnées par des financements publics. Elles sont souvent associées dans l’imaginaire collectif à de facultatifs moments de loisirs.
Encourager l’organisation de tels événements peut ainsi sembler paradoxal dans la conjoncture actuelle de tensions budgétaires. Loin d’être considérées comme de simples instants de divertissements, ces prestations sont désormais créées comme de réelles étapes dans les projets de soins des patients. Elles présentent également des effets bénéfiques non négligeables pour les soignants.
Autrefois limité à des lectures, individuelles ou collectives, l’éventail proposé est maintenant nettement plus étendu. L’offre s’est en effet considérablement élargie (revues de presse, livres français et en langues étrangères, contes, récits historiques…). Les patients et leurs familles peuvent en outre :
• profiter d’événements musicaux (concerts, chorales, écoutes partagées de CD, etc.),
• bénéficier d’expositions dans les hôpitaux (peintures, sculptures, patrimoines environnants),
• assister à des spectacles (pièces de théâtre, prestations clownesques, films sur DVD, etc.)
• participer à des ateliers pratiques artistiques (sculptures, peintures, dessins, origami…) et exposer leurs créations,
• s’inscrire pour des sorties sur sites extérieurs (musées, cinéma, théâtre, jardins botaniques, etc.).
Les établissements de santé ne proposent pas nécessairement toutes ces activités, et bien d’autres peuvent être imaginées. Certaines nécessitent une participation physique, active ou collective des participants, d’autres sont davantage inscrites dans une démarche personnelle et réflexive, d’autres enfin sont plus “passives” et incitent plutôt à une réflexion plus intime.
En effet, si aucune réelle “censure” n’est opposée à ces divers déploiements, il est en revanche indispensable que les offres présentées soient adaptées aux publics concernés, et leurs contenus sans cesse revisités.
Les services de gérontologie et de gériatrie se sont très vite emparés de ces nouvelles pratiques, qui semblent participer au maintien des fonctions physiques et psychiques. Des événements périodiques nationaux (fête de la musique, journées du patrimoine, salon du livre, fêtes de fin d’années, commémorations, etc.), déclinés dans ces lieux de soins, facilitent notamment le maintien d’une certaine orientation temporospatiale.
Les unités de soins pédiatriques, et les secteurs psychiatriques sont maintenant également largement engagés dans ces développements innovants. Bien souvent, en première intention, la lutte contre l’ennui était le principal objectif. Toutefois, dès les premières expériences, il est apparu que, bien au-delà du simple divertissement, l’outil culturel se révélait un parfait auxiliaire pour les équipes soignantes. Il devient un objet transférentiel, permettant l’expression de souffrances occultées par ailleurs, la libération des émotions ou des souvenirs, l’apaisement face à la douleur, ainsi que la stimulation des fonctions cognitives. Des services très spécialisés, où souvent des isolements sont prescrits (par exemple en réanimation ou en hématologie), s’inscrivent de plus en plus dans des dynamiques thérapeutiques associant les apports culturels. De véritables partenariats entre artistes, patients et soignants se développent ainsi, par le biais de séances de musicothérapie (pour des stimulations neurologiques) ou de lectures dites “parfumées”, qui aiguisent l’imaginaire ou la mémoire du patient, et l’aident ainsi à mieux supporter certaines thérapies.
Si de nombreuses disciplines hospitalières sont séduites par ce soin d’un nouveau genre, l’addictologie demeure bien souvent la plus engagée, convaincue de longue date des nombreux bienfaits des activités culturelles et artistiques, notamment dans la réadaptation des fonctions sensorielles et cognitives. Par ailleurs, les progrès effectués en neurosciences permettent maintenant d’appréhender les mécanismes d’addiction aux différentes substances, leurs retentissements au niveau cellulaire, comportemental et cognitif, et de pouvoir y répondre efficacement par une prise en charge adéquate et globale.
Le service de médecine addictologique de l’hôpital Fernand-Widal (AP-HP) regroupe plusieurs unités de soins (consultations, hôpital de jour, hospitalisation conventionnelle) spécialisées dans les addictions à divers produits psycho-actifs (alcool, tabac, médicaments psychotropes, héroïne, cannabis, cocaïne, etc.). Au-delà des complications somatiques (hépatiques, cardiovasculaires, ORL, neurologiques, dermatologiques…) occasionnées par une consommation excessive et chronique de ces substances, les patients présentent bien souvent de réelles fractures psychiques et sociales, ainsi qu’une altération majeure des sens. Les projets de soins sont donc construits dans une logique de parfaite complémentarité entre ces quatre axes, excluant toute fragmentation rigide, afin d’accompagner et permettre une réinsertion (sociale, environnementale et culturelle) réussie du patient. De nombreux ateliers thérapeutiques (écriture, autobiographie, dessins, exercices auditifs, olfactifs, tactiles, visuels, mnésiques, etc.) sont proposés au sein de ces différentes structures de soins, au regard du stade d’évolution de l’addiction et des besoins mis en évidence par les équipes soignantes.
Comme pour tout soin, conformément à la loi du 4 mars 2002
De nombreux anciens patients, aujourd’hui “sortis” de leurs addictions, souhaitent conserver des liens avec les professionnels des structures qui les ont accompagnés dans les différentes étapes de guérison et de réinsertion. Parmi eux, quelques artistes (peintres, comédiens, chanteurs…) animent à leur tour régulièrement des événements culturels (concerts, chorale, expositions, etc.) au sein du service de médecine addictologique. Par le biais de spectacles offerts, ainsi que des échanges informels et spontanés qui se créent, les auteurs témoignent des nombreux bienfaits de ces thérapies “d’un nouveau genre”, notamment dans les processus de reconstruction identitaire, individuelle et collective.
À l’hôpital Fernand-Widal, les équipes soignantes d’addictologie soulignent, lors des bilans, en staff ou dans les dossiers de soins, les nombreux intérêts de ces activités : une amélioration clinique globale, une meilleure assiduité aux traitements et projets, des efforts d’observation et d’attention plus soutenus, ainsi qu’un retour perceptible d’une certaine curiosité intellectuelle et sociale. Les patients multiplient également les témoignages de satisfaction et expriment plus librement leurs émotions. Ainsi, Jean évoque « la notion de resocialisation (…) et la reconquête de sa propre confiance en soi ». Pour Marc, l’intérêt dégagé réside davantage dans l’écoute de l’autre et il imagine comment s’en saisir à des fins plus individuelles : « Les différences de regard sur la culture sont un plus, et peuvent nous ouvrir à la création et à des réalisations plus personnelles. » Marie souligne quant à elle « l’émoi de pouvoir toucher les sculptures et de sentir sous ses doigts l’imaginaire palpable ». Un patient, suite à une lecture au chevet en milieu stérile, témoigne : « Cela m’a beaucoup ému (…), je suis parti très loin. C’était une grande évasion. Et puis on ne m’a pas dit : “Fais ci, fais ça” (…), on m’a ouvert une porte, une possibilité, une alternative parmi d’autres, celle aussi de pouvoir dire non. » Préserver son identité propre, oublier un instant son “uniforme” de malade, gommer le sentiment de hiérarchie écrasante entre soignants qui savent et patients qui ne savent pas… sont autant de bénéfices qui vont bien au-delà de la simple “occupation”, imaginée en première intention.
La nature des offres de soins, y compris culturels, doit sans cesse être réinterrogée, revisitée au regard des progrès scientifiques et technologiques, mais également de l’analyse des différences et attentes générationnelles. Par exemple, pour les addictions, qui touchent des populations de plus en plus jeunes, les équipes soignantes doivent faire preuve de réactivité et de créativité pour répondre avec efficience aux attentes exprimées, parfois aux antipodes de celles des générations antérieures.
Les années à venir seront vraisemblablement dominées par une numérisation et une dématérialisation croissante des supports et équipements, ainsi que par des développements constants de nouvelles technologies de l’information et de la communication. Les connexions Internet à haut débit et les différents moteurs de recherche ont depuis longtemps supplanté les méthodes plus traditionnelles de documentation. Pouvoir se déplacer tout en conservant l’accès à l’ensemble de ses réseaux et banques de données est maintenant une évidence collectivement acquise, qui justifie l’usage d’équipements “nomades”, de plus en plus performants.
Ainsi, dans la société, les lecteurs MP3 ont remplacé les anciens baladeurs avec cassettes puis CD, les liseuses (qui permettent le téléchargement de milliers d’œuvres littéraires et magazines) prennent progressivement le pas sur les livres et autres supports “papier”…
Si, pour les jeunes, les liens et réseaux sociaux se tissent souvent sur un mode virtuel, parfois incompréhensible pour les générations antérieures, les sociologues notent parallèlement que les partages, notamment artistiques et culturels, sont en revanche bien plus élargis, nombreux et diversifiés que précédemment.
La culture s’inscrit donc toujours dans une volonté d’affirmation identitaire, associée à une dynamique de renouvellement et de démocratisation.
En effet, comme le note Bruno Maresca
Les actions culturelles vont donc devoir se diversifier pour répondre à l’ensemble des attentes et besoins, de plus en plus nombreux, exprimés par des générations différentes, mais qui cohabitent.
Les vidéoconférences permettant de bénéficier à distance d’expositions compléteront vraisemblablement les visites sur sites. De nouveaux développements, plus populaires ou “exotiques” (musiques et danses des banlieues et des diverses communautés ethniques), alterneront avec des spectacles plus “classiques” actuellement proposés.
Actuellement, les professionnels soignants ne disposent souvent que de connaissances et expériences empiriques, acquises “sur le terrain”, relatives à l’opportunité thérapeutique de ces projets culturels. La légitimité et la pertinence de ceux-ci impliquent pourtant une professionnalisation progressive, et des formations institutionnelles spécialisées semblent progressivement devoir s’imposer. Actuellement, deux types d’enseignement universitaire, diplôme universitaire ou master, sont proposés : l’art-thérapie et la médiation artistique. Parfois opposées l’une à l’autre, ces deux démarches sont complémentaires, chacune disposant de spécificités et d’approches qui lui sont propres. La difficulté réside alors dans l’identification éclairée des besoins de chaque patient, pour y répondre par une thérapie adaptée.
Des partenariats entre agences régionales de santé et universités sont en cours d’élaboration pour définir les enseignements nécessaires à la formation d’infirmières cliniciennes spécialisées (ICS).
Au regard de ces évolutions, des apports théoriques et cliniques relatifs à la pertinence des arts et de la culture dans les projets de soins devraient pouvoir prendre toute leur place dans un cursus universitaire remanié, de niveau master 2, en sciences cliniques infirmières.
Loin d’être perçues comme de simples effets de mode, les activités culturelles et artistiques au sein des hôpitaux présentent de nombreuses vertus thérapeutiques, préventives ou curatives, pour les patients, les équipes soignantes et parfois même les artistes.
La croissance des budgets consentis par l’État affirme et renforce la légitimité de ces démarches, qui répondent aux missions des établissements de santé.
Ainsi, la vision particulièrement réductrice qui assimilait prestations culturelles et passe-temps tend maintenant à disparaître, au profit d’une analyse approfondie de l’efficacité de ces approches, complémentaires des traitements plus traditionnels. Une reconnaissance élargie des compétences et de la place des soignants dans la mise en œuvre de ce type d’activités innovantes implique désormais d’inscrire ces dernières dans des cursus de formations spécialisées universitaires.
Riches de ces éléments de réflexions, les ICS pourront s’engager dans de nouveaux programmes hospitaliers de recherche infirmière et paramédicale, et participer ainsi à la valorisation de la profession.
(1) Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite loi “Kouchner”.
(2) Maresca B. “Les jeunes d’aujourd’hui : quelle société pour demain ?”, Credoc, Cahiers de recherche, n° 292, décembre 2012, p.135.
Dès le XVIIe siècle, la littérature rapporte quelques initiatives très ponctuelles visant à intégrer la culture à l’hôpital, notamment par le biais de lectures, alors qualifiées de “distractions des malades”.
Il faut toutefois attendre 1997 en France, avec la création du programme “Culture à l’hôpital”, remplacé en 2010 par le dispositif “Culture et Santé”, pour que l’État s’implique activement dans cette dynamique. Des conventions entre le ministère de la Culture et de la Communication, et le Secrétariat d’État à la Santé et à l’Action sociale sont fixées et déclinées au niveau régional entre les Directions régionales des affaires culturelles (Drac) et les Agences régionales de santé (ARS).
De nombreux projets peuvent ainsi dorénavant bénéficier, au regard de critères de recevabilité, de soutiens financiers, en complément des investissements consentis par la structure hospitalière.
La loi du 21 juillet 2009, portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, impose aux hôpitaux l’introduction d’un volet culturel, avec un contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens, lors de l’élaboration des projets d’établissement.
L’introduction de la culture à l’hôpital ne peut pas être simplement décrétée. Elle s’inscrit dans une dynamique d’équipes, pour lesquelles le projet d’établissement s’envisage et se décline en projets de services, adaptés à des besoins recueillis et analysés.
Sincèrement convaincus des bénéfices présentés par ces thérapies nouvelles, les cadres doivent afficher une motivation sans faille, à chaque étape du déploiement de ces activités insolites.
Leaders et moteurs, ils sont ainsi amenés à :
→ arbitrer entre de nombreuses propositions et accompagner leurs collaborateurs dans des choix qui doivent demeurer réalistes, dans un contexte de contraintes budgétaires,
→ repositionner les événements culturels dans une optique de soins adaptés et réactualisés pour asseoir leurs légitimités,
→ favoriser une efficience maximale des moyens financiers consentis par un partage entre services, voire établissements,
→ prévoir des retours d’expériences, assortis de témoignages, expressions de l’intérêt et des réussites de ces pratiques, grâce auxquelles chacun redevient acteur de sa prise en charge et du maintien de liens identitaires et socioculturels.
Une approche différente des patients…
La participation de soignants en co-animation à ces ateliers leur permet de prendre un peu de distance par rapport au soin, mais surtout de découvrir les patients différemment, pour une connaissance plus exhaustive.
Certaines séances se déroulent au contraire sans la présence des soignants (par exemple lors de lectures), mais sont préparées en amont avec les animateurs, qui deviennent alors médiateurs.
Les artistes étant généralement moins contraints que les équipes soignantes dans leurs disponibilités, l’outil culturel devient souvent un “prétexte” pour aller au-delà. Les patients peuvent alors potentiellement se révéler, s’ouvrir plus largement, sur des thèmes qu’ils n’aborderaient pas (ou autrement) avec des professionnels de santé. Les contributions consenties par les patients sont ensuite utilement partagées.
… mais aussi le maintien de liens sociaux
Les risques psychosociaux (RPS) au travail sont très souvent associés, par les experts en santé, à un isolement excessif des professionnels à leurs postes de travail. L’organisation d’événements culturels au sein des établissements de santé s’intègre donc également dans une dynamique de prévention dans la lutte contre les RPS. Lieux de dialogue social et d’échanges de tous ordres, ces actions culturelles et artistiques participent en effet très largement à la rupture de situations de solitude. Elles permettent la communication, l’appartenance à un même groupe, la prévention du burn-out et la lutte contre l’ennui, absence totale de motivations et de projets.
→ Paire C., “Introduire l’art et la culture en milieux de soins et de services sociaux”, 2012.
→ Donnat O., Lévy F., “Approche générationnelle des pratiques culturelles et médiatiques”, Culture Prospective, mars 2007 (www.culture.gouv.fr/deps)
→ Donnat O., “Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique”, Culture Etudes, mai 2009 (www.culture.gouv.fr/deps)
→ Genty D., Vernet A., “Art, mémoire, patrimoine – Les multiples effets d’une action culturelle dans un établissement hospitalier”, Gestions hospitalières, 2005/02, n° 443.