Objectif Soins n° 232 du 01/01/2015

 

Ressources humaines

Marie Luginsland  

Génératrice de tensions sociales et de démobilisation des équipes, la répartition des agents dans le processus de regroupement peut également permettre aux cadres une meilleure redistribution des effectifs et des compétences. Pourvu qu’ils disposent des indicateurs nécessaires afin de mesurer la charge en soins et de rendre ces mesures de ventilation objectives et équitables.

Au nom du retour à l’équilibre financier, les regroupements par unités et pôles ont rebattu les cartes au sein des services. Au cours de ces deux dernières décennies, rationalisation et mutualisation ont été les maîtres-mots de ces restructurations en profondeur. Elles ont imposé, au cours de la réorganisation des services, des éclatements contraints soumettant les agents à toujours plus de mobilité et de flexibilité. Au-delà de leurs aspects humains, les ventilations ont induit une approche des effectifs soignants et techniques sans que l’on dispose pour autant de normes pour le calcul des ratios. « La question a été de définir ces ratios pour des effectifs non normés par les activités. Au-delà des effectifs normés par voie réglementaire, des ratios par type d’activité ne sont possibles que par des “benchmarking” et des approches de charges en soins, le reste n’étant que du “benchmark” », constate Cécile Kanitzer, conseillère paramédicale auprès de la Fédération hospitalière française (FHF).

IDENTIFIER LA CHARGE EN SOINS

Les regroupements ont également fait tomber des cloisons dans la mise en place des filières entre les postes de jour et de nuit, et ont également permis d’identifier les charges et le personnel qui en relevait. Mais ces ventilations ont aussi donné naissance à de nouvelles logiques : « On est passé dans une planification du temps de travail avant de donner une réponse aux soins », poursuit Cécile Kanitzer. Difficile en effet d’appréhender l’activité réelle face aux fluctuations et aux profils patients qui évoluent. Pour éviter de ne cocher que des cases et de ne modérer que l’intensification de la charge de travail dans les services, les établissements ont optimisé leur ventilation en identifiant la charge de soins. « La question primordiale a été d’évaluer cette charge en termes de qualité et de volumes alors qu’il existait peu d’objectivisation par indicateur et surtout aucun moyen d’inclure les pics de charge ciblés et adaptés à la charge d’activité en continu jour et nuit, 24 heures sur 24 ! », décrit Cécile Kanitzer. Les établissements qui ont le mieux progressé sont ceux qui ont intégré très rapidement des outils de charge en soins informatisés. En temps réel ou par extraction, ils ont été capables d’émettre une traçabilité des charges de soins, d’en définir les besoins, notamment dans la qualification des personnels, et de répartir les effectifs de manière optimisée.

De nouvelles méthodologies d’évaluation et, avec elles, de nouveaux indicateurs ont été mis en place (lire les témoignages page ci-contre) en se focalisant non sur la tâche mais sur l’objectif à atteindre. « Il faut fournir une réponse aux objectifs en termes de santé mais en même temps fixer le minima que l’on veut atteindre et que l’on formalise. Par exemple, je veux une toilette à une fréquence précise », indique Denis Cocard, directeur des soins, coordonnateur général des soins du centre hospitalier de Bourg-en-Bresse.

OBJECTIVITÉ ET PÉDAGOGIE

La mise en place de ces indicateurs est primordiale pour répondre au besoin d’équité entre les pôles. Elle objectivise toutes les démarches et fournit un outil pédagogique essentiel face aux équipes, et notamment face aux organisations syndicales. Ces indicateurs sont les meilleurs alliés des cadres sur lesquels repose l’essentiel de la ventilation des équipes, car ils leur donnent des arguments aussi objectifs que précieux. Charnières de ce processus (lire l’interview ci-contre), les cadres doivent se positionner face à une direction dont ils appliquent les directives en même temps qu’ils fourbissent leurs armes en prévision des négociations serrées avec les équipes. « Le tout en assurant une organisation optimale du travail ! », lance Damien Patriat, ancien DRH hospitalier et formateur RH à la FHF. Il résume ainsi la position inconfortable dans laquelle nombre de cadres se sentent démunis. « Les cadres doivent donner du sens à ce qui parfois ne paraît être qu’une injonction paradoxale aux yeux des équipes », poursuit-il, constatant une vulnérabilité fréquente de l’encadrement. Il relate la colère, la démotivation – mais jamais la déloyauté – des cadres, qui bien souvent se sentent “lâchés” par une direction. D’où un important besoin en formation managériale pour ces cadres qui ne détiennent pas toujours les outils pour maîtriser une situation dont « ils n’ont pas une vision systémique ».

NOUVEAU DÉPART

La ventilation peut être également synonyme de nouvelle chance, d’opportunités nouvelles sur un territoire. Elle valorise les compétences et optimise les bonnes pratiques. Quand elle ne révèle pas les dysfonctionnements. « Une remise à plat peut être salutaire en mettant à jour des mauvaises pratiques, y compris le non-respect de la réglementation qui protège les agents », constate Damien Patriat. Il n’empêche qu’elle est vécue de prime abord comme un choc culturel pour les équipes. « L’historique d’un service est un capital à préserver. En matière d’habitudes, de protocoles, on ne peut pas tout démonter », affirme un infirmier d’un hôpital lillois qui tient à garder l’anonymat. Attaché depuis quatorze ans au service cardiologie, il reconnaît que tous les services ne sont pas égaux devant les regroupements. Il témoigne : « En cardio, nous représentons beaucoup de chiffres, alors nous sommes assez préservés ! » La transmission est le souci majeur des agents qui vivent par ailleurs la mobilité et la flexibilité comme un enfer, à en croire Lise Gaignard. Superviseur de nombreux psychologues du personnel des hôpitaux, elle ne compte plus les retours alarmants : « Les agents étant de plus en plus volants, ils ne se connaissent plus et sont dans l’incapacité de se reposer sur un collègue, d’où une source de stress supplémentaire. » Elle dénonce d’autres effets néfastes : « Beaucoup d’agents réduisent leur temps de travail à 80 % pour échapper à cette mobilité à outrance car cela est trop difficile physiquement. Et si les anciennes résistent, ce sont les jeunes qui sont affectées à leur place. »

Une jeune génération que l’on dit moins rétive au changement, plus souple au zapping, mais disposant de moins d’expérience. Moins “hospitalo-dépendante”, elle risque aussi d’être moins impliquée.

MESURER LA MUTUALISATION ET LA POLYVALENCE

Cet envers du décor constitue sans aucun doute la conséquence la moins mesurable de la ventilation dans les regroupements. « Le turn over est déstabilisant pour les équipes, elles doivent se réapproprier la culture de l’unité, se reconstruire », observe Denis Cocard. Il prévient « de ne pas concentrer les jeunes professionnelles sur certains secteurs d’expertise. Au besoin, un ratio est établi avec l’encadrement, quitte à ne pas accepter certaines mobilités. Une position qui se défend alors auprès de la DRH ». La granularité a en effet ses limites. Reconnaissant qu’il faut être « vigilant sur la mutualisation et la polyvalence », Franck Estève confirme qu’une « marge d’anticipation est souvent nécessaire pour préparer les agents à leur nouveau poste ». « En réanimation, il est par exemple nécessaire de “doubler” les agents pendant six semaines de formation », indique le directeur des soins du CHU de Rouen, admettant que, dans certains services “consommateurs” de ressources, la mobilité se heurte à la technologie. Une barrière ultime – et naturelle – à une ventilation à outrance des équipes.

3 QUESTIONS À… DOMINIQUE COMBARNOUS Cadre de santé des pôles santé et chirurgie au CHU de Lyon, présidente de l’Ancim*

« Redéplacer le sentiment d’appartenance au niveau du pôle »

1 Dans quel contexte s’opère la ventilation des équipes ?

Certaines ventilations comme la fermeture de certaines unités pendant l’été sont prévues d’emblée et nous détenons peu de marge de manœuvre. Les ventilations les plus fortes sont effectuées lors de regroupements, en chirurgie notamment. Les équipes passent alors par toutes les étapes, sidération, colère, tentatives de négociation… Nous n’avons pas d’autres choix que de tout mettre en œuvre pour déplacer leur sentiment d’appartenance au niveau du pôle.

2 Comment cela se passe-t-il ?

Nous travaillons en équipe avec les cadres et nous tentons de mettre en place des moments de convivialité, de partage. Dans le pôle chirurgie, nous avons organisé une soirée que nous avons l’intention de renouveler tous les six mois. Les agents font une présentation d’un projet de service, cela donne l’occasion au personnel d’échanger sur leur travail, de définir ce qu’ils font et d’apprendre à mieux se connaître. Cette communication est également bénéfique en prévision des remplacements d’été. Pour autant, lors d’une fermeture de service comme récemment en décembre, un accompagnement du cadre supérieur est essentiel. En tant que cadre, je suis l’ensemble du processus, à l’exception des lettres RH. Courroie de transmission, nous sommes soutenues par la direction. En cas de problème, le directeur référent nous accompagne. Cela se passe toujours dans la transparence. Dès qu’un projet de regroupement est arrêté, je vois chaque agent individuellement. Ils émettent des vœux que nous essayons dans la mesure du possible, d’exaucer, on remarque alors que le travail en douze heures ou encore le week-end attire certains. Cet entretien est également l’occasion de déterminer si la fermeture peut être l’opportunité de changement, de mise en œuvre de projet professionnel. J’ai ainsi accompagné des projets pour l’école des cadres. Il faut positiver, nous n’avons pas le choix.

3 Comment les cadres vivent-ils eux-mêmes ces bouleversements ?

Comme pour tous, le changement les angoisse, et il ne faut pas nier une certaine appréhension. Pour autant, nous devons donner un exemple de cohésion. L’équipe des cadres doit être très solidaire. Nous sommes très attachés à notre collectif. Nous avons par ailleurs mis en place une charte de mobilité du personnel qui fixe les modalités de remplacement dans les cas d’absentéisme.

*Association nationale des cadres infirmiers et médico-techniques

TÉMOIGNAGES

FRANCK ESTÈVE Directeur des soins du CHU de Rouen

« La charge en soins, déterminante dans la répartition des effectifs, est mesurée depuis plus de dix ans au sein de l’établissement par la méthode d ’évaluation des Siips (Soins infirmiers individualisés à la personne soignée). Cette mesure au fil de l’eau est déployée avec le dossier de soins informatisé (prescription et le plan de soin). Tous les trois ans, par ailleurs, les AAS (activités afférentes aux soins), qui constituent jusqu’à 48 % du temps des IDE, sont mesurées. Ainsi la mesure des Siips doublée de la mesure AAS nous donnent la charge en soins globale. Depuis deux ans, nous utilisons également l’indicateur de productivité dédiée aux soins (IPADS : Indicateur de productivité agent dans les soins). La lecture de ces indicateurs en temps réel permet de déterminer si le service est en équilibre, surdoté ou sous doté en effectifs par rapport à la charge en soins à un instant donné. Les cadres de pôles avec lesquels nous avons bâti les maquettes organisationnelles matin maîtrisent ces données. Elles leur permettent de mieux piloter leur pôle, de mieux répartir les moyens, de mieux communiquer avec les équipes et les organisations syndicales et d’objectiviser leurs demandes auprès de la direction des soins. »

MAURICE ZILLIOX Directeur des soins au CH de Rouffach

« Nécessaire dans le redéploiement des équipes, la définition d’indicateurs de charge en soins a été mise en place en temps réel grâce à l’extraction rendue possible au travers du dossier patient informatisé Cariatides®. Notre établissement ainsi que deux autres structures alsaciennes sont précurseurs dans son utilisation, aujourd’hui étendue à 70 autres établissements. Le dossier patient comprend un répertoire d’actes de soins permettant de quantifier la somme des activités requises pour un patient et/ou résident, prenant en compte tant la quantité que la qualité des soins. Ainsi la charge en soins et d’accompagnement est calculée à partir de la planification des actes dans Cariatides®. Elle tient compte également des autres facteurs ayant une incidence sur la charge de travail, à savoir tous les autres domaines relatifs aux activités afférentes aux soins qui s’organisent au sein de notre établissement autour de trois constantes : l’entretien et la gestion de l’environnement soignant, les tâches administratives, les temps de déplacement. L’évaluation de la charge de soins en extraction journalière, vérifiée tous les trimestres, permet de calibrer les équipes, de réguler les compétences, de confronter soins requis et soins réalisés. »