Objectif Soins n° 233 du 01/02/2015

 

Recherche Formation

Sandra Mignot  

En décembre, deux colloques parisiens faisaient le point sur la recherche en soins infirmiers en France. S’il reste à enraciner la culture scientifique dans la profession, les projets financés sont de plus en plus nombreux et leur qualité est soulignée.

« En fait, la recherche infirmière sur le plan international a plus de soixante ans », résume Chantal Eymard, maître de conférence habilitée à diriger des recherches et directeur adjoint de l’unité mixte de formation continue en santé d’Aix-Marseille. Cette infirmière, l’une des pionnières en France dans ce domaine, aime à constater que la discipline s’implante assez vite dans l’Hexagone. « Les soignants proposent des projets de recherche de qualité, il nous faut maintenant booster la formation globale et l’accompagnement des porteurs de projets, pour que la profession ait moins peur de s’engager dans la démarche », remarquait-elle lors de la dernière édition de l’Université des cadres organisée du 1er au 3 décembre 2014.

En France, les efforts pour impliquer la profession infirmière dans la recherche remontent à la création de l’École internationale d’enseignement infirmier supérieur, à Lyon – fondée en 1965 et fermée en 1995 – dont la mission était de développer la culture scientifique et la recherche dans la profession. En 1985, l’Association de recherche en soins infirmiers reprenait à son tour le flambeau… Mais c’est véritablement l’intégration de la formation initiale dans le système LMD (licence, master, doctorat) qui ouvre un peu plus les portes de la recherche aux infirmières. « Même si on peut quand même rappeler que, dès 1971, une première conférence sur la recherche en soins infirmiers a eu lieu en France et qu’en 1991, le CNRS tentait encore de relancer l’intérêt pour cette discipline », poursuit Chantal Eymard.

FINANCEMENTS

La mise à disposition de financements pour la recherche infirmière a surtout été motivée par un recherche d’amélioration de la qualité au sens large. Les premiers programmes auxquels la profession a été associée relevaient en effet, en 1994, des programmes d’assurance qualité du ministère puis d’appels à projets lancés par l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé et la Haute Autorité de santé. Ce qui intéresse, c’est de développer la qualité des soins, d’améliorer la sécurité et la gestion des services, d’évaluer les organisations et de les rendre plus innovantes ou de mesurer l’impact des politiques de santé et des outils de régulations sur la qualité et l’efficacité des pratiques. « Il s’agit d’une recherche qui va et vient constamment entre la clinique et le scientifique, explique Chantal Eynard. Nous, infirmiers, n’avons pas d’intérêt à produire des données purement cognitives. La production de connaissances sans impact sur la pratique, sans évaluation des conséquences sur les comportements et modes d’action du patient, cela n’a pas de sens en soins infirmiers. » Ainsi une analyse de la littérature infirmière présentée lors de la 3e journée de la recherche infirmière et paramédicale de l’AP-HP en décembre 2014 a notamment montré l’écrasante prépondérance des études qualitatives (61 %) par rapport aux recherches quantitatives. Mais aussi la forte présence d’études observationnelles (27 %) et de revues bibliographiques (21 %) plutôt que d’essais contrôlés randomisés (12 %). Enfin, 18 % des articles concernaient une thématique portant sur la santé publique, autant sur la qualité de vie, et 16 % sur les soins ne relevaient pas de procédures.

Financements ministériels

Depuis 2007, les financements ministériels de projets auxquels des infirmiers ou des professionnels paramédicaux peuvent participer se sont développés. Il y a d’abord eu les appels à projets de recherche en qualité hospitalière (Preqhos). « En cinq ans, ceux-ci ont permis de financer 54 projets », explique le Dr Pierre Durieux, maître de conférence et actuel président du jury des Preps (programmes de recherche sur la performance du système de soins) qui ont remplacé les Preqhos depuis 2012. Les Preps, quant à eux, ont permis de lancer 47 projets en seulement deux ans.

Programmes hospitaliers de recherche infirmière et paramédicale (Phrip)

Puis en 2009, les PHRI, rapidement transformés programmes hospitaliers de recherche infirmière et paramédicale), sont venus compléter le dispositif afin d’encourager au développement de la recherche sur des soins réalisés par les infirmiers et paramédicaux. « Il est essentiel que la profession dispose de programmes réservés, à l’instar de ce dont nous avons bénéficié au Canada, afin de prendre le temps de développer son potentiel, en dehors de la compétition avec les médecins qui sont beaucoup mieux formés à la recherche, explique Hélène Lefebvre, vice-doyenne à la recherche et au développement international et professeur titulaire à la Faculté des sciences infirmières de Montréal. Sans quoi ce sont eux qui emportent tous les budgets. »

Une bonne moitié des projets financés dans le cadre Phrip (une vingtaine par an) sont des projets infirmiers. Entre 2010 et 2013, 76 projets de recherche infirmière et paramédicale ont déjà été financés. Plus de la moitié portait sur l’évaluation de la qualité des soins et/ou la prévention tertiaire. Un tiers concernait la qualité de vie du patient et de sa famille. « Et malgré des bruits de couloir qui tendaient à faire croire que ce programme ne concernait que la recherche expérimentale, il n’est est rien », souligne Chantal Eymard qui tient à le démontrer en citant quelques-uns des projets sélectionnés en 2013 : « Efficacité d’un journal de bord lors de la prise en charge initiale des patients traumatisés graves sur leur qualité de vie à un an, Freins et leviers à la construction de l’alliance thérapeutique avec les infirmiers et les aides-soignants en psychiatrie, rôle des pères dans le soutien à l’allaitement maternel des enfants nés en contexte de grande prématurité, etc. » L’universitaire observe néanmoins que peu de projets de recherche sont déposés par des Ifsi ou des IFCS, alors que c’est pourtant tout à fait envisageable.

Industrie “industrielle”

Au-delà de l’université et du ministère, un autre acteur de la santé s’intéresse également aux compétences infirmières en matière de recherche : l’industrie du produit de santé. Lorsqu’elle ouvre ses portes aux soignants, c’est souvent pour travailler sur le développement de dispositifs médicaux (pansements, matériel de prévention des escarres, systèmes de compression anti-lymphœdème…). « La plupart de nos études aux États-Unis sont dirigées par des infirmiers », explique ainsi Christophe Roussel, directeur des affaires médicales et économiques chez 3M France. Dans l’Hexagone, où ce n’est pas encore le cas, le médecin confirme que les infirmiers peuvent être inclus dans différentes instances de la recherche industrielle. « Vous pouvez intervenir au sein des comités de conseil scientifique de l’industrie des produits de santé, dans les comités scientifiques des études cliniques, poursuit-il. En tant qu’acteurs des soins, vous pouvez aussi demander à participer aux réunions des investigateurs. » Mais le médecin admet que les infirmiers désireux de postuler dans la recherche industrielle doivent au préalable connaître les besoins et le fonctionnement de l’industrie. Il recommande ainsi vivement de participer à des colloques tels que les Ateliers de Giens (Rencontres nationales de pharmacologie et de recherche clinique pour l’innovation thérapeutique et l’évaluation des technologies de santé). Bien sûr, il convient également d’être parfaitement formé à la lecture des articles scientifiques et donc à l’anglais médical.

« INJECTER UNE CULTURE DE RECHERCHE »

Et c’est ici que le bât blesse. « La base de la formation initiale est encore un peu faible, reconnaît Chantal Eymard. Les équipes des Ifsi le savent bien. Quand on parcourt la liste des travaux de fin d’études, on y relève plus souvent des mémoires sur l’organisation du travail de l’infirmier que sur la clinique. Or il faut vraiment injecter cette culture de la recherche, apprendre systématiquement aux étudiants à lire et critiquer les articles scientifiques, à réaliser une recherche bibliographique… » Dans les services aussi, différents obstacles à l’engagement de la profession dans la recherche sont observés. Beaucoup de professionnels ont du mal à accéder aux formations à l’anglais médical, parfois réservées aux seuls médecins. Même l’accès à Internet peut être compliqué.

L’exemple du Corip

« Et puis les infirmiers conservent cette idée que la recherche, c’est pour les médecins », note Sandrine Lefebvre, cadre supérieure du service de neurologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP). Pour mieux encourager et développer l’implantation de cette culture de la recherche, elle a décidé de créer avec ses collègues, au sein du pôle maladies du système nerveux de la Pitié, un comité de recherche infirmière et paramédicale (Corip). « J’avais assisté il y a trois ans à une journée sur la recherche, au cours de laquelle j’avais eu l’impression de ne rien comprendre, explique Sandrine Lefebvre. La recherche, c’est un monde très lointain. Pourtant, nous voyons apparaître des programmes de financement, des bourses, des appels à projets divers qu’il nous faut savoir expliquer. »

Le Corip s’est donc constitué, avec l’implication de la direction du service des soins infirmiers, autour d’un à deux référents scientifiques soignants (infirmiers mais aussi kinésithérapeutes, orthophoniste, psychomotricien, etc.) par service qui développent différentes dynamiques. Enquête sur les représentations qu’ont les professionnels paramédicaux de la recherche, formation des étudiants de 3e année, développement d’une culture de l’interrogation des pratiques, veille de l’actualité scientifique et des appels à projets de recherche… « Douze d’entre nous ont également été formés, durant dix jours à l’Ehesp, à rédiger une lettre d’intention permettant de postuler à un appel à projet de recherche, explique Julie Bourmaleau, également cadre au pôle des maladies du système nerveux de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Et nous avons déposé six projets. » L’équipe du Corip est donc désormais mieux à même d’accompagner le dépôt de projets dans des programmes de recherche et leur déroulement. Elle peut également aider dans le choix des revues où publier les résultats, dans l’aide à la traduction en anglais, dans la recherche de colloques pertinents où présenter ses résultats, etc.

Publier

« Car si l’on fait de la recherche, c’est pour produire des savoirs qu’il faut ensuite diffuser sur le terrain et qui permettront d’améliorer les soins », résume Hélène Lefebvre, vice-doyenne à la recherche et au développement international et professeur titulaire à la Faculté des sciences infirmières de Montréal. Le premier moyen de diffusion est le plus souvent la publication scientifique, exigée généralement par les différents programmes publics de recherche. Mais celle-ci pourra prendre plusieurs années. « Dans le cadre des PHRC, il peut s’écouler jusqu’à sept ans entre l’attribution du financement et la publication scientifique, souligne le Dr Pierre Durieux. Et le problème, c’est qu’on n’a pas de visibilité de la diffusion des résultats dans les services. Cela ne nous dit rien de l’utilisation de tous projets dans le système de santé. »

La publication demeure néanmoins capitale pour transmettre les connaissances développées. « Même via des revues moins prestigieuses que The Lancet car on peut atteindre ses pairs, des décideurs, des gestionnaires, précise Hélène Lefebvre. Chaque revue a son importance. » Donner des cours et des conférences est également important pour atteindre les professionnels. « Mais si vous voulez vraiment changer les pratiques, il ne suffira pas d’arriver avec vos données et de les faire connaître, il faudra encore convaincre, poursuit Hélène Lefebvre. Dans les années 1970-1990, au Canada, chez les infirmières, les décisions étaient très peu fondées sur les résultats de recherche. Beaucoup pensaient qu’utiliser les données probantes dévalorisait le jugement clinique. Alors il a fallu accompagner le changement et, pour cela, rapprocher la recherche de la clinique, grâce à des postes d’infirmières intégrées. »

Un réseau d’échanges de savoirs infirmiers a même été créé. Le RIUPS (pour Réseau infirmier, un partenaire de soins) est un portail interdisciplinaire qui réunit chercheurs, professionnels du soin (six établissements y sont associés : hôpitaux, centres de santé et universités), mais aussi patients et proches au sein d’un même espace de partage des connaissances. « Nous échangeons des savoirs théoriques et scientifiques, nous parlons de nos expériences, évoquons nos opinions autour de cas cliniques, dans le but de synthétiser les connaissances sur un sujet donné. Cela fonctionne très bien. »

Le brevet, l’autre voie de la recherche

La recherche, cela débouche aussi parfois sur des brevets. Et, à l’AP-HP, des soignants sont à l’origine de près de la moitié de ces innovations. « Les IDE ont apporté de nombreuses transformations des instruments et dispositifs médicaux. Les ergothérapeutes, les kinésithérapeutes, montrent une grande créativité quandil s’agit d’accompagner leurs patients », explique le docteur Florence Ghrenassia, directrice de l’Office de transfert de technologies et de partenariats industriels (OTTPI) à l’AP-HP. Déposer un brevet peut permettre de lever des financements pour la recherche et le développement du produit inventé et même de déboucher sur la création d’entreprises. « Mais des méthodes de soin peuvent également être brevetées, ainsi que des applications connectées, qui représentent l’avenir », s’enthousiasme la directrice de l’OTTPI.Ainsi l’AP-HP détient-elle actuellement plus de 800 portefeuilles de brevet actifs, en copropriété avec des partenaires industriels ou académiques, dont 50 % des revenus appartiennent à l’inventeur… « Mais surtout, surtout, si vous inventez quelque chose, venez me voir avant de publier ou de lancer le moindre essai clinique, recommande Florence Ghrenassia aux professionnels de l’AP-HP. Car il est impossible de breveter ce qui a été divulgué. »