Jurisprudence : pratique des soins et responsabilité - Objectif Soins & Management n° 234 du 01/03/2015 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 234 du 01/03/2015

 

Droit

Gilles Devers  

Lre droit s’organise à partir de deux piliers : la loi, soit en réalité l’ensemble que forment les textes, et la jurisprudence, qui s’affirme en droit de la santé à travers la responsabilité.

Extravasion et faute de l’infirmière

Cour administrative d’appel de Marseille, 4 décembre 2014, n° 13MA00812

• Les faits. Une patiente a été opérée le 31 mars 2008 d’un cancer du sein à l’Institut Paoli-Calmette de Marseille (Bouches-du-Rhône). Une chimiothérapie adjuvante puis une radiothérapie ayant été décidées, une chambre implantable a été mise en place en position sous-clavière le 14 mai 2008 à la clinique Malartic d’Ollioules (Var).

La première séance de chimiothérapie a eu lieu le 15 mai 2008 dans un service de l’hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne. Une partie du liquide de chimiothérapie s’est alors répandu en dehors de la chambre implantable, la douleur de la patiente entraînant l’arrêt du geste médical et des tentatives immédiates de ré-aspiration du liquide. Après avoir été placée en observation, la patiente, qui présentait une tuméfaction sous-cutanée, a regagné son domicile le 16 mai 2008.

• La procédure. Par jugement du 20 décembre 2012, le tribunal administratif de Toulon (Var) a condamné l’État à verser diverses sommes en réparation des conséquences dommageables de l’extravasation du produit.

• La responsabilité. Selon la cour, la réalisation d’une injection dans un montage d’accès vasculaire implantable ne fait pas partie du rôle propre de l’infirmière et doit être précédée d’une prescription médicale. Toutefois, un tel acte n’est pas au nombre des actes nécessitant la possibilité pour un médecin d’intervenir à tout moment, mentionnés à l’article R. 4311-9 du Code de la santé publique.

Il s’agit donc d’un acte de soins courants dont l’exécution et le contrôle sont indépendants tant de la nature du produit injecté que de la gravité de la maladie. À ce titre, les conséquences préjudiciables de cet acte de soins courants doivent être regardées comme révélant une faute commise dans l’organisation et le fonctionnement du service de nature à engager la responsabilité. De plus, en indiquant que « la réalisation défectueuse de l’injection d’épirubicine nous paraît à l’origine des conséquences dommageables décrites », l’expert a implicitement relevé que l’injection en cause n’était pas conforme aux règles de l’art, ce qui engage la responsabilité pour faute de l’hôpital.

• Commentaire. Cet arrêt mélange des notions pourtant bien acquises. Le fait que le produit diffuse ne révèle pas forcément une faute. La pose du cathéter a pu être mal faite, ou mal contrôlée à la radio, ce qui serait alors une faute.

Mais le cathéter, s’il était bien placé, il a aussi pu un peu bouger, et on ne peut ici retenir de faute. En revanche, l’infirmière doit une attention totale pour la surveillance, en invitant le patient à signaler la moindre douleur, même sous forme de picotements, car il faut alors aussitôt arrêter la perfusion pour vérification de la voie. Dans cette affaire, il y a eu une large extravasation, ce qui signe la faute de surveillance.

Cette démonstration suffisait, et on se demande bien pourquoi la cour est allée se perdre dans les compétences infirmières, pour démontrer que cette perfusion était un acte de soins courants, et que le non-résultat permettait de présumer la faute.

Il s’agissait de la première séance de chimiothérapie, et cette première perfusion via la chambre implantable n’est pas un soin courant. L’article R. 4311-7 du Code de la santé publique précise explicitement au 5° que, pour la première perfusion, la présence du médecin pouvant intervenir à tout moment est nécessaire.

Aide à la prise des traitements par le personnel non infirmier

Cour de cassation, chambre sociale, 2 décembre 2014, n° 13-28505

• Les faits. En 1993, une femme a été recrutée par une mutuelle, comme agent de service affecté à une résidence pour personnes âgées dépendantes.

Elle s’est vu notifier une mise à pied pour avoir refusé, le 28 avril 2010, de distribuer des médicaments aux résidents, puis, le 27 juillet 2010, après une formation pratique sur ce sujet, a été licenciée pour avoir de nouveau refusé d’effectuer pareille distribution.

• En droit. Il résulte de l’article L. 313-26 du Code de l’action sociale et des familles qu’au sein des établissements et services mentionnés à l’article L. 312-1 du même code, lorsque les personnes ne disposent pas d’une autonomie suffisante pour prendre seules le traitement prescrit par un médecin à l’exclusion de tout autre, l’aide à la prise de ce médicament constitue une modalité d’accompagnement de la personne dans les actes de la vie courante. L’aide à la prise des médicaments peut, à ce titre, être assurée par toute personne chargée de l’aide aux actes de la vie courante dès lors que, compte tenu de la nature du médicament, le mode de prise ne présente ni difficulté d’administration ni apprentissage particulier.

• L’analyse. Ayant constaté que la salariée, engagée comme agent de service de salle à manger, distribuait les médicaments et assistait les résidents à la prise de médicaments lors des repas, conformément à sa fiche de poste, mais qu’après que certains de ces repas avaient été servis dans les chambres, elle avait refusé de remettre à leurs destinataires les piluliers nominatifs placés sur les plateaux repas qu’elle distribuait, la cour d’appel en a exactement déduit que la salariée avait commis une faute.

• Commentaire. Cet arrêt est très critiquable, et venant de la Cour de cassation, il soulève bien des interrogations. L’analyse juridique est bien rappelée, mais ensuite la cour fait d’un tout “aide à la prise” et “distribution des piluliers”. C’est un pas considérable qui est fait, ignorant tous les efforts effectués sur la sécurisation du circuit du médicament, et aucun motif n’est donné. La Cour de cassation rappelle le texte de l’article L. 313-26 du Code de l’action sociale et des familles : au sein des établissements médico-sociaux, lorsque les personnes ne disposent pas d’une autonomie suffisante pour prendre seules le traitement prescrit, l’aide à la prise est assurée par toute personne chargée de l’aide aux actes de la vie courante dès lors que, compte tenu de la nature du médicament, le mode de prise ne présente ni difficulté d’administration ni apprentissage particulier. Oui,… mais l’aide à la prise n’est qu’une séquence de la distribution : administration des traitements en vérifiant l’état du patient, contrôle de la prise et s’il le faut aide à la prise, puis surveillance des effets. Ici, “l’aide à la prise” est assimilée à la “distribution des piluliers”, ce qui est une faute de raisonnement. Soulignons que le Conseil d’État, pour les établissements publics, n’a jamais entériné une telle simplification, et c’est heureux.

Surveillance en psychiatrie et suicide

Cour administrative de Nantes, 14 novembre 2014, n° 13NT02720

• Les faits. Hospitalisée à sa demande en service libre depuis le 9 mars 2011, en raison d’un état dépressif, une patiente a mis fin à ses jours dans la soirée du 3 avril 2011. La famille soutient qu’eu égard aux antécédents dépressifs et suicidaires et de l’état de mal-être au retour d’une permission de sortie chez sa sœur qui se serait mal passée, des mesures particulières de surveillance et de sécurité auraient dû être mises en place.

• L’analyse. Il ne résulte pas de l’instruction, et notamment des procès-verbaux d’audition des infirmiers du service présents ce soir-là, que l’état de santé de la patiente se soit aggravé le soir de son retour de permission vers 19 heures, ni qu’elle ait exprimé des idées suicidaires le soir de son passage à l’acte ou laissé suspecter par son comportement la volonté de mettre fin à ses jours. Ainsi, vers 21 h 15, la patiente regardait la télévision et paraissait calme.

Après son retour dans le service à 19?heures, le personnel infirmier a pu évaluer son état d’esprit et a organisé une surveillance régulière lors de la dispensation du traitement du soir à 20 heures, puis à 21 h 15 et 21 h 30, avant de découvrir son corps sans vie à 23 h 15.

Dans ces conditions, ni les antécédents, ni son comportement au cours de son hospitalisation depuis le 9 mars 2011, et plus particulièrement dans les heures qui ont précédé son geste, ne révélaient un risque de tentative de suicide ou un état nécessitant des mesures de surveillance constante. Le fait que la patiente ait été maintenue dans sa chambre, à laquelle le personnel avait toujours accès, et la circonstance qu’elle ait eu à sa disposition divers objets de la vie courante lui ayant permis de mettre fin à ses jours, ne constituent pas une faute dans l’organisation ou le fonctionnement du service public hospitalier, ni un manquement à son obligation de sécurité des patients.

• Commentaire. La dégradation de l’état de santé d’un patient dépressif commande que soient prises des mesures spéciales de surveillance et le cas échéant de la prescription médicale, mais il faut encore que cette dégradation soit établie. La tentation est grande, après coup, de vouloir donner du sens à des attitudes qui n’étaient pas en fait significatives.

Suicide dans un service de psychiatrie

Cour administrative de Marseille, 16 octobre 2014, n° 13MA00294

• Les faits. Le 26 février 2002, un patient soigné pour schizophrénie et souffrant de symptômes psychotiques en rapport avec une décompression délirante, s’est présenté, accompagné de sa sœur, au service des urgences du centre hospitalier intercommunal de Toulon-La Seyne-sur-Mer (Var). Il a été hospitalisé avec son accord au sein du service psychiatrique ouvert G01. Il a présenté des phases d’agitation et d’accalmie et a exprimé des idées suicidaires. Le personnel médical a décidé de l’entraver.

Le lendemain, il a été transféré vers 10 h 30 dans le service ouvert G02 dont il dépendait géographiquement et dans lequel il avait été précédemment hospitalisé. Il a été désentravé vers 11 heures.

Il a été découvert vers 14 h 15 pendu à la poignée de la fenêtre de sa chambre au moyen du cordon de la sonnette d’alarme.

• La responsabilité. La décision du service G02 de désentraver le patient sans qu’aucun bilan psychiatrique n’ait été préalablement réalisé et de le laisser sans surveillance entre 11 heures et 14 h 15 dans sa chambre sans avoir pris la précaution d’ôter le cordon de la sonnette d’alarme, ce qui a rendu possible son suicide, révèle une faute dans l’organisation du service de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier intercommunal de Toulon-La Seyne-sur-Mer à raison de la totalité du dommage corporel subi par la victime.

• Commentaire. Le fait d’entraver un patient est une mesure lourde, justifiée par la dégradation de l’état de santé. Retirer les entraves ne signifie pas le retour à la normale, mais seulement la fin d’une phase aiguë, et la surveillance doit alors être intensive, ce qui n’avait pas été le cas.

Affaire Bonnemaison : la radiation confirmée

Conseil d’État, 30 décembre 2014, n° 381245

• Les faits. À la suite du décès suspect de plusieurs patients au centre hospitalier de la Côte Basque, à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), des poursuites disciplinaires et pénales ont été engagées contre le docteur Bonnemaison, soupçonné de leur avoir administré certaines substances ayant provoqué leur mort, en particulier un produit contenant du curare, le Norcuron.

Le 24 janvier 2013, la chambre disciplinaire régionale de l’Ordre des médecins d’Aquitaine a radié du tableau de l’Ordre ce praticien, estimant qu’il avait délibérément provoqué la mort de patients. Cette décision a été confirmée en appel le 15 avril 2014 par la chambre disciplinaire nationale.

• En droit. Les actes de prévention, d’investigation et de soins ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable et peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris lorsqu’ils apparaissent inutiles ou disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, que la personne malade soit ou non en fin de vie. Lorsque celle-ci est hors d’état d’exprimer sa volonté, la décision de limiter ou d’arrêter un traitement au motif que sa poursuite traduirait une obstination déraisonnable ne peut, s’agissant d’une mesure susceptible de mettre en danger la vie du patient, être prise par le médecin que dans le respect de la procédure collégiale définie par le Code de déontologie médicale et des règles de consultation fixées par le Code de la santé publique. Il appartient au médecin, s’il prend une telle décision, de sauvegarder en tout état de cause la dignité du patient et de lui dispenser des soins palliatifs (articles L. 1110 5, L. 1111-4 et R. 4127 37 du Code de la santé publique).

Afin d’assurer à chacun une vie digne jusqu’à la mort, le médecin peut appliquer à une personne en phase avancée ou en phase terminale d’une affection grave et incurable un traitement qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger sa vie s’il constate qu’il ne peut soulager sa souffrance que par un tel traitement. Il doit alors en informer le malade, la personne de confiance, la famille ou, à défaut, l’un des proches, et inscrire la procédure suivie dans le dossier médical (article L. 1110 5 du Code de la santé publique).

Le décès d’un patient survenu sous l’effet d’un traitement administré parce qu’il était le seul moyen de soulager ses souffrances n’est pas une faute, mais la loi n’autorise pas un médecin à provoquer délibérément le décès d’un patient en fin de vie par l’administration d’une substance létale (article R. 4127 38 du Code de la santé publique).

• L’analyse. Dès lors qu’il apparaît que le médecin a, à plusieurs reprises, provoqué délibérément la mort, sans respect de la procédure de la loi Leonetti (article R. 4127 37 du Code de la santé publique) et sans mention dans le dossier, le caractère fautif des actes est établi.

En dépit du fait que le médecin aurait agi dans le seul but de soulager la souffrance des patients, les actes commis justifiaient, eu égard à leur gravité, la radiation du tableau de l’Ordre des médecins.

• Commentaire. Le médecin qui, à plusieurs reprises, provoque délibérément la mort, sans respect de la procédure de la loi Leonetti et sans mention dans le dossier, et ce, quels que soient ses mobiles, commet une faute disciplinaire pouvant conduire à la radiation de l’Ordre.

La loi a défini une procédure, qui doit être suivie, et il est impossible de pratiquer de manière solitaire des actes secrets.