Objectif Soins n° 234 du 01/03/2015

 

Économie de la santé

Didier Jaffre  

L’une des mesures phares du projet de loi de santé fait l’objet de vives contestations de la part des médecins libéraux : l’instauration d’un tiers payant généralisé. Les patients n’auront plus à faire l’avance de frais auprès de leurs médecins, ce sont les caisses d’Assurance maladie qui paieront directement les médecins.

En effet, le chapitre III de la loi concernant la garantie de l’accès aux soins, et plus particulièrement l’article 18 de la loi, étendent le tiers payant à l’ensemble de la population pour les soins de premier recours auprès des médecins généralistes, comme c’est déjà le cas pour l’achat des médicaments auprès des officines de villes (pharmaciens).

Les médecins s’opposent vivement à ce projet, en dénonçant une surcharge de travail administratif qu’ils ne seront pas en capacité d’absorber, une complication de la gestion comptable et financière de leur cabinet en cas de retard de paiement par les caisses, mais également un risque de déresponsabilisation des patients et donc de surconsommation des soins, se traduisant à terme par une augmentation des dépenses d’Assurance maladie.

Et pourtant, un rapport de l’Igas publié en juin 2013 avait déjà fait un point très précis sur le tiers payant pour la médecine de ville. Si l’avance de frais par le patient auprès de son médecin reste un principe de plus de quarante ans et sur lequel les médecins se mobilisent encore, il n’en reste pas moins que, tout au long des années, des systèmes de tiers payant ont été mis en place pour les ménages modestes et les actes coûteux, mais que ceux-ci sont aujourd’hui illisibles, voire quitables. Les auteurs du rapport préconisent la généralisation du tiers payant conformément au sens donné de notre couverture assurantielle universelle, à condition toutefois que le malade ait bien connaissance du coup de sa prise en charge d’une part, et que les organismes d’Assurance maladie et de complémentaire santé soient en capacité de rembourser les médecins dans des délais restreints d’autre part.

LE TIERS PAYANT EN FRANCE, UNE PRATIQUE MINORITAIRE POUR SEULEMENT 35 % DES ACTES MÉDICAUX

Aujourd’hui, lorsqu’un malade consulte un médecin en ville, il le rémunère directement et ensuite l’Assurance maladie (pour la partie prise en charge par la Sécurité sociale) et la complémentaire santé (pour la partie ticket modérateur, c’est-à-dire restant à la charge de l’assuré et non prise en charge par l’Assurance maladie), à condition bien sûr d’avoir une complémentaire ou une mutuelle, rembourse les frais engagés pour tout ou partie.

Le système du tiers payant permet à l’assuré social de ne pas faire l’avance de ses frais médicaux. Celui-ci peut être partiel, c’est-à-dire que l’assuré paye uniquement le ticket modérateur, ou total.

Aujourd’hui, le tiers payant s’applique aux personnes suivantes :

• bénéficiaires de la couverture maladie universelle,

• bénéficiaires de l’aide médicale d’État,

• bénéficiaires de l’aide pour une complémentaire santé,

• victimes d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle,

• bénéficiaires d’actes de prévention dans le cadre d’un dépistage organisé,

• personnes hospitalisées dans un établissement de santé conventionné avec l’Assurance maladie (l’ensemble des hôpitaux publics par exemple, mais aussi bon nombre d’établissements de santé privés),

• mineures de plus de 15 ans pour leur contraception. Il convient de rajouter certaines autres situations (consultation dans un centre de santé, par exemple), ce qui porte à quinze situations dans lesquelles le tiers payant est pratiqué.

Par ailleurs, les pharmaciens pratiquent le tiers payant pour tous les médicaments remboursés par l’Assurance maladie, à condition d’accepter cependant les médicaments génériques, le pharmacien étant en droit sinon de refuser le tiers payant. Les médicaments non remboursés par l’Assurance maladie ne peuvent pas bénéficier du tiers payant.

Pour en bénéficier, il faut présenter sa carte vitale à jour et, selon les cas, les différents documents justifiant votre situation. Concernant la partie prise en charge par la mutuelle ou la complémentaire santé, les modalités sont propres à chaque assureur. Sachant qu’un professionnel de santé est en droit de refuser le tiers payant.

Le tiers payant est donc aujourd’hui prévu pour les personnes à revenus modestes et les actes coûteux; il est ainsi pratiqué dans environ un tiers des actes des médecins libéraux.

LE SYSTÈME D’AVANCE DE FRAIS, UNE EXCEPTION (OU PRESQUE) À LA FRANÇAISE

Dans un premier temps, le rapport de l’Igas de 2013 identifie trois types de systèmes de santé :

• les systèmes libéraux, comme celui des États-Unis : dans ce cadre, il n’y a pratiquement pas de tiers payant, dans la mesure où il n’y a pas d’assurance maladie universelle ;

• les systèmes nationaux, comme ceux du Royaume- Uni, de la Suède, de la Finlande et de l’Italie : dans ce cas de figure, l’ensemble des frais est pris en charge puisqu’entièrement socialisé ;

• enfin, les systèmes reposant sur une Assurance maladie : la France, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, l’Autriche, le Canada, le Japon, les Pays Bas, le Luxembourg.

Dans ce dernier groupe, seuls la France, la Belgique et le Luxembourg pratiquent l’avance de frais avec la mise en place d’un tiers payant “social”. Dans les autres pays, et notamment l’Allemagne, le tiers payant est généralisé : l’Assurance maladie paie directement l’ensemble des professionnels de santé libéraux. En Suisse, c’est un système de tiers gagnant : la facture est envoyée à l’assuré qui dispose de trente jours pour l’acquitter, après avoir pendant ce temps s’être fait remboursé par l’Assurance maladie.

TIERS PAYANT, FACTEUR D’ACCÈS AUX SOINS ?

Même si le rapport montre qu’il n’existe pas de réelle étude économique sur le sujet, il est indéniable qu’un soin relativement coûteux peut être un frein pour se faire soigner ; et il le sera encore plus si l’assuré a un revenu modeste, l’impact du coût étant bien sûr différent selon le niveau de revenu. Toutefois, les auteurs rappellent que l’accessibilité financière n’est pas le seul critère d’accès aux soins (lire encadré page ci-contre) et donc n’agir que sur celui-ci peut s’avérer inutile, y compris pour les ménages modestes.

Enfin, un grand nombre de ménages dont les revenus sont pourtant faibles ne remplissent pas pour autant les conditions pour bénéficier du tiers payant, et l’on constate un renoncement aux soins pour raisons économiques, phénomène amplifié dans un contexte de crise économique.

D’autant que l’accès au tiers payant peut lui aussi, administrativement, s’avérer inaccessible pour des populations modestes.

Et il existe toujours la possibilité de se rendre dans les services d’urgences hospitaliers où le tiers payant est obligatoire.

En d’autres termes, la relation entre tiers payant et accès aux soins n’est pas scientifiquement prouvée, même s’il est certain que les ressources financières restent un facteur d’accessibilité aux soins, mais souvent corrélé aux autres facteurs d’accessibilité. Mais, en tout état de cause, le système de tiers payant en France tel qu’il est aujourd’hui peut être source d’iniquité dans l’accès aux soins.

LE TIERS PAYANT GÉNÉRALISÉ, FACTEUR D’AUGMENTATION DES DÉPENSES DE SANTÉ ?

Les auteurs du rapport se réfèrent à une étude du Credes conduite en 2000 dont les résultats sont les suivants :

• d’une part, le recours au tiers payant n’est pas la simple conséquence des conditions de l’offre. Autrement dit, le patient peut choisir librement son médecin, celui-ci pratiquant ou non le tiers payant, la possibilité du tiers payant n’étant qu’un facteur parmi tant d’autres ;

• d’autre part, tiers payant et dépenses de santé sont corrélés positivement car ils permettent aux plus pauvres de se soigner. Mais, en même temps, le fait qu’ils se soignent grâce au tiers payant évite très certainement sur le long terme des dépenses de santé importantes faute de soins au bon moment.

Par ailleurs, dans les pays où le tiers payant est généralisé, les dépenses de santé ne sont pas plus importantes, et dans tous leurs plans d’économies, la remise en cause du tiers payant généralisé n’a jamais été envisagée.

CONCLUSION

Dès 2013, les auteurs du rapport concluent à la généralisation du tiers payant, dans la mesure où nous sommes dans un système d’assurance sociale, dans lequel l’assuré paient des cotisations sociales et en contrepartie bénéficie de soins en fonction de son état de santé (et non de ses revenus) : il est donc légitime et même logique que l’assuré n’ait pas à faire l’avance de frais, puisqu’il a déjà payé ses droits à la santé. Et ce, d’autant plus légitimé dans un système d’Assurance maladie universelle comme celui de la France.

Ensuite, il est indéniable que le tiers payant contribue à faciliter l’accès aux soins. Et de ce fait peutêtre à limiter le recours aux urgences hospitalières. À défaut d’une généralisation totale, le rapport évoque la possibilité d’une généralisation par type de soins, ou bien encore de ne l’appliquer qu’à la médecine de premier recours.

Enfin, très clairement, les auteurs estiment que la mise en oeuvre “administrative” du tiers payant généralisé est possible, compte tenu de l’avancée dans leurs systèmes d’information et de production des caisses d’Assurance maladie.

Il convient de souligner à la lecture du rapport que les syndicats de médecins interrogés alors n’étaient pas opposés à cette généralisation. Comment se fait-il alors qu’ils y soient tous maintenant fortement opposés ?

POUR EN SAVOIR PLUS

• Rapport sur le tiers payant pour les consultations de médecine de ville, Étienne Marie et Juliette Roger, Igas (Inspection générale des affaires sociales), n°RM2013-143P, juillet 2013.

LES QUATRE DIMENSIONS DE L’ACCESSIBILITÉ AUX SOINS

On définit entre autres l’accessibilité aux soins comme le degré d’ajustement entre les caractéristiques des ressources de soins et celles de la population dans le processus de recherche et d’obtention des soins. Elle est représentée comme une fonction entre les obstacles (indicateurs de résistance) et les capacités de la population à surmonter de tels obstacles (utilisation potentielle). Quatre caractérisent l’accessibilité aux soins.

Au-delà de ces quatre dimensions, il convient de distinguer l’accessibilité absolue de l’accessibilité relative, dans le sens où le recours aux soins dépend de la décision initiale du malade de recourir aux soins, puis de la décision du médecin généraliste de prescrire une hospitalisation, et enfin la décision du malade de suivre la recommandation de son médecin prescripteur.

→ L’OBSTACLE PHYSIQUE

Il concerne la facilité d’accès physique et géographique à l’offre de soins, généralement appréhendé en termes de distance à parcourir pour se rendre à l’équipement sanitaire. Cette distance est elle-même mesurée soit en kilomètres ou en temps, soit en monnaie, soit en social. Plus la distance à parcourir est élevée, moins l’accessibilité est garantie, en n’oubliant pas toutefois de distinguer la disponibilité de l’offre de l’accès effectif et efficace.

→ L’OBSTACLE FINANCIER

Il se traduit par la barrière financière dans l’accès aux soins dont la consommation représente un coût direct et indirect pour le malade. Dans un système de soins à financement socialisé comme le système français où le coût de la santé est relativement réduit, restent cependant à la charge du malade le ticket modérateur qui peut s’avérer un frein dans l’accès aux soins, tout comme l’avance de frais.

Par ailleurs, une hospitalisation entraîne des coûts indirects comme la perte de revenus du travail, la garde des enfants, les aides à domicile.

→ L’OBSTACLE ORGANISATIONNEL

Il caractérise une offre de soins encombrée dont la cause identifiée correspond à un manque d’articulation entre les professionnels de santé. Il se traduit par des files d’attente de malades, le transfert des personnes, l’allongement des délais de prise de rendez-vous, qui peuvent générer in fine un renoncement aux soins. Il implique également une inadaptation de la prise en charge par rapport à l’état de santé du malade.

→ L’OBSTACLE INFORMATIONNEL

Il réside dans le manque de lisibilité du système de soins et le manque d’information de l’usager. Ce niveau d’information dépend de la relative opacité du fonctionnement de l’offre de soins, mais aussi de l’éducation à la santé que le malade a reçue. Selon le niveau d’éducation, le niveau culturel, l’appartenance à un groupe, l’usager n’adoptera pas la même attitude quant au recours et au mode de recours aux soins.