Des services qui restent plusieurs mois sans cadre, des équipes auxquelles il manque un, voire deux agents… La vacance de ces postes a un nom : délai de carence. Les départs des agents n’ont pas été anticipés et leur “non-remplacement” peut avoir plusieurs causes : soit les congés accumulés n’ont pas été provisionnés et l’établissement ne peut financer deux fois le poste, soit aucun candidat n’a été trouvé pour le poste. Nombre d’établissement connaissent ces situations complexes tant pour les conditions de travail que pour la qualité des soins.
À l’heure de la retraite, il n’est pas rare qu’infirmiers, aides-soignants (AS), agents de service hospitalier (ASH) mais surtout cadres aient cumulé deux, quatre ou six mois de congés. Parfois même davantage. « J’ai connu le cas d’un agent absent pendant deux ans dans le cadre de son droit aux congés », se souvient une cadre supérieure.
Le compte épargne-temps (CET), ou plutôt sa liquidation, crée des tensions dans les services. Souvent confrontés à ces situations, ces délais de carence pendant lesquels aucun remplaçant n’est recruté ont des conséquences.
Au-delà des contraintes liées à l’environnement, les délais de carence relèvent le plus souvent de choix stratégiques au sein des établissements, mais pas toujours. « Une analyse est faite sur les métiers les plus courants comme les AS et les ASH, c’est voulu pour gagner de l’argent », reconnaît un DRH. Il ajoute toutefois que, « sur certains métiers plus spécialisés, la marge de manœuvre est plus restreinte ». Ou, en tout cas, plus risquée. Le délai de carence n’est pas toujours le fait d’une mauvaise gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC).
Certaines régions connaissent de telles tensions dans certains métiers qu’il est impossible d’anticiper une absence prolongée. Ainsi, pour certains établissements, le recrutement s’avère difficile dans les spécialités sensibles (anesthésie, gynécologie, pédiatrie, imagerie). « La réalité est disparate en fonction du dimensionnement de l’établissement et de la palette d’offres que celui-ci propose aux candidats. Ainsi, si l’offre leur laisse entrapercevoir ou non des évolutions de carrière, une activité programmée ou mixte, l’intégration ou non à une équipe, il sera plus ou moins facile de recruter », constate Frédéric Pigny, directeur du centre hospitalier d’Orthez (Pyrénées-Atlantiques).
La pénurie qui alimente les délais de carences touche également les métiers d’AS et d’ASH. Ils font partie des compétences difficiles à recruter dans les régions frontalières, comme le subit Céline Dugast, directrice du centre hospitalier intercommunal de la Lauter de Wissembourg, dans le Bas-Rhin : « Si je n’ai aucun souci pour recruter des infirmiers, nous voyons les AS aspirés par les marchés étrangers, notamment l’Allemagne. » « De ces tensions ou non dépendra la logique de gestion prévisionnelle », résume Frédéric Pigny.
Les tensions du marché de l’emploi n’expliquent cependant pas la majorité des délais de carence.
Bien qu’ils y soient désormais contraints de manière réglementaire, de nombreux établissements ne provisionnent pas les congés des salariés. En effet, ils préfèrent alors opter pour la carence plutôt que de recruter. Un choix avec lequel doivent composer, in fine, les cadres confrontés à la vacance de postes dans leur service. Les contraintes budgétaires sont invoquées pour justifier ce défaut de GPEC. Un leurre, selon Frédéric Pigny, qui réfute le terme d’économies liées au délai de carence. « On ne peut parler d’économie mais plutôt – si on choisit de ne pas remplacer – de “non-dépense”. Cela ne rentre pas dans le cadre d’économies budgétaires. » D’ailleurs, comme le rappelle Marc Taillade, directeur du pôle politiques sociales au centre hospitalier universitaire de Nîmes (Gard), « chaque établissement se doit de provisionner le montant des CET ».
Une obligation qui leur est faite au même titre que l’intégralité de toutes les charges, dans le cadre du processus de fiabilisation et de certification des comptes
N’ayant pas provisionné les CET et les congés payés qui y ont été intégrés, certaines structures pourront se trouver dans l’incapacité totale de recruter pour remplacer un salarié en congés de longue durée. Et se retrouver dans des situations précaires. Car, comme l’analyse Olivier Zambrano, directeur des ressources humaines et des affaires médicales du centre hospitalier de Mende (Lozère), au delà de l’aspect financier et comptable, il faut également considérer l’aspect qualitatif. « Le délai de carence peut devenir négatif sur des postes d’infirmière spécialisée en bloc ou en stomato par exemple. » Le délai de carence (et, avec lui, une carence avérée de GPEC) met à jour les vulnérabilités de l’organisation. Ceci est particulièrement vrai face aux absences prolongées des cadres. Des cas de figure fréquents puisque les cadres génèrent souvent plus d’heures supplémentaires que les agents. « Provision ou pas, la nécessité opérationnelle fait qu’il faut un cadre. On va donc le remplacer par un autre cadre “faisant fonction de”, et qui donc va devoir élargir son périmètre. Un cadre supérieur, stratégique, va devenir plus opérationnel », décrit Frédéric Pigny.
Pour autant, comme le souligne Frédéric Pigny, « l’obligation de provisionner ne règle pas toutes les problématiques de départs anticipés ».
Pris au dépourvu, les établissements n’ont d’autre issue que de repenser l’organisation du travail pour absorber le délai de carence, en modifiant les amplitudes horaires, par exemple afin de gagner en marge de manœuvre. Le délai de carence est souvent géré au coup par coup. Une certaine souplesse et une dose d’appréciation sont requises. En effet, comme l’analyse Céline Dugast, « deux enjeux se confrontent ». « Aux contraintes budgétaires s’impose la nécessité du maintien des compétences et de l’absence de rupture dans la continuité des soins », expose-t-elle, indiquant que, « dans le cas de compétences difficiles à recruter, on ne va pas risquer de “louper” un candidat intéressant ». Elle ajoute qu’il faut « savoir gérer les priorités. Sur des métiers en tension, on aura intérêt à payer deux fois ». Aussi, il arrive que, face à une opportunité, la candidature spontanée d’un médico-technique pour le labo ou l’imagerie par exemple, les établissements choisissent d’embaucher avant même que l’agent ait quitté l’établissement. Le délai de carence peut également être l’occasion de rebattre les cartes de l’organisation d’un service ou d’un pôle. « Un cadre peut être mis sur deux unités à distance sur six mois et, si cela fonctionne, on gèle le poste », évoque Frédéric Pigny, précisant que ces décisions dépendent des schémas.
Dans ces cas décidés en premier lieu par la direction et la RH, les cadres sont mis à contribution. Les délais de carence peuvent, dans certains établissements, créer de réels problèmes d’organisation, notamment par manque de recrutement anticipé. Majoritairement, les cadres font preuve de volonté et cherchent des moyens pour palier le manque et trouver une solution en attendant le recrutement. Au risque de voir, dans des cas extrêmes, le poste non maintenu si cela fonctionne bien avec la mise en place temporaire… Pour les agents et pour les cadres, le délai de carence et, avec lui, le gel du poste restent souvent considérés comme une menace.
Les RH sont plus nuancés. « Bien qu’ayant provisionné l’intégralité des charges liées à l’absence d’un agent – ce que nous faisons de manière générale –, cela me permet quand même pendant quelques mois de geler le poste pendant un ou deux mois. Nous négocions alors avec les cadres supérieurs et nous nous engageons de manière concrète sur l’avenir de ce poste à la suite de ce délai », expose Céline Dugast.
La directrice du centre hospitalier de Wissembourg précise qu’il n’y a aucun systématisme. « Les mesures d’ajustement doivent être bien réfléchies. Autant le délai de carence peut être une variable d’ajustement dans certains services généraux, par exemple comme la cuisine, autant il pourrait être contre-productif en matière de soins, où la qualité ne pourrait plus être assurée », relève-t-elle.
Certains établissements sensibles à cette exigence anticipent sur les délais de carence. Ainsi, il arrive que l’organisation soit optimale, car des pool de remplacement sont déjà actifs au sein de l’établissement. Une manière efficace de garantir la sécurité des patients et la sérénité du service.
Pour autant, comme le rappelle Céline Dugast, de lourdes contraintes budgétaires pèsent sur les établissements. L’objectif donné à l’ensemble des établissements est aujourd’hui de s’engager dans une logique de la maîtrise de masse salariale. Alors même que, pour des raisons mécaniques – l’augmentation des cotisations sociales et des revalorisations –, celle-ci ne cesse d’augmenter. « Nous avons enregistré une hausse de près de trois points en 2014 », précise Céline Dugast. Aussi, dans ces conditions, le délai de carence peut constituer, pour les RH, une bouffée d’oxygène appréciable.
Au-delà de toute logique gestionnaire, la notion de délai de carence induit un lourd travail de RH. Cependant, en dehors des risques qu’elle comporte, la vacance d’un poste donne l’opportunité de reconsidérer les stratégies de gestion des compétences. Elle peut en effet amener par nécessité, voire par l’urgence, à redistribuer des missions. Appréhender un délai de carence dans sa globalité demande ainsi une gestion prédictive des ressources humaines. Elle nécessite en amont un recensement précis des métiers exercés dans l’établissement ainsi que des compétences et des plans de formations. Elle s’inscrit dans une approche des évolutions des missions tout en relevant les métiers considérés en tension ou requérant des compétences sensibles. Enfin, anticiper sur les conséquences d’un délai de carence suppose de l’introduire dans une logique de l’analyse de l’existant et du prévisionnel, y compris les départs à la retraite. Le délai de carence serait-il finalement à son insu, un élément de gestion prévisionnelle des métiers et des compétences (GPMC) ? Frédéric Pigny met en garde contre cette extrapolation : « L’idée de redistribution des missions qui peut être induite par le délai de carence, est certes une donnée forte du GPMC, mais en aucun cas elle ne saurait en être un instrument ! » Aussi, si le délai de carence peut donner l’illusion d’un outil de pilotage du GPMC, il ne saurait se substituer à un diagnostic préalable des stratégies de l’établissement en matière de ressources humaines. Pour la simple raison que, suggérant le manque, il évoquera toujours le choix par défaut.
* L’alinéa II de l’article 17 de la loi HPST, inscrit dans le Code de la santé publique (article L. 6145-16) prévoit la fiabilisation et la certification des comptes au plus tard sur l’exercice 2014 pour les établissements à partir d’un seuil de recettes supérieur à 100 millions d’euros dansleur budget principal. Les provisions pour charges sont incluses dans ce processus.