Objectif Soins n° 235 du 01/04/2015

 

Droit

Gilles Devers  

C’est une question souvent entendue, à propos de la pratique des soins : « S’il arrive ceci ou cela, est-ce que ma responsabilité est engagée ? » Alors qu’il est impossible de répondre sans poser une question en retour : « Mais quelle responsabilité ? Morale, civile, pénale, disciplinaire ? »

Le problème est sérieux… car toutes ces questions sont légitimes, et si elles répondent à des logiques distinctes, elles se posent pour chaque affaire, entrecroisées et complémentaires. Il faut prendre le temps de bien distinguer ces divers régimes, de voir ce qui les rapproche et ce qui les différencie. Ce sont en quelque sorte des aiguillages au sortir d’une gare : attention à ne pas prendre la mauvaise direction !

L’analyse conduit à procéder à deux distinctions successives : d’abord entre la responsabilité morale et la responsabilité juridique, et ensuite au sein de la responsabilité juridique, entre la responsabilité-réparation et la responsabilité-sanction.

RESPONSABILITÉ MORALE ET RESPONSABILITÉ JURIDIQUE

C’est la première distinction qui marque l’entrée dans le droit.

La responsabilité morale

La sanction en conscience

La responsabilité morale renvoie au sens du devoir. C’est l’exigence morale : faire ce qui est bien, et se garder de ce qui est mal. En ce sens, chacun se “sent responsable” de ce qu’il a fait, et éventuellement de ce qu’il n’a pas fait, et ce, dans le cadre d’une analyse personnelle qui emprunte à l’esprit du droit.

Une personne est convaincue qu’elle a violé la loi, mais elle ne sait pas dire quelle loi. Ce sens de la responsabilité intègre des conceptions personnelles, philosophiques ou religieuses, et pour une part du droit, tel qu’on le ressent. Cette responsabilité morale renvoie à une appréciation en conscience, répondant au devoir de bien faire, sans lequel rien ne serait possible, mais le rapport avec le droit n’est pas structuré.

C’est la première perception de la responsabilité pour les soignants, et elle est essentielle. Parce qu’ils connaissant bien leurs compétences et la souffrance du patient, ils discernent tous les manquements, à commencer par les leurs. De fait, cette responsabilité morale, fondée sur le sens du devoir, doit être la première référence dans l’action. C’est elle qui est le véritable moteur de la qualité des soins et du respect des patients. Que serait la responsabilité soignante si le seul raisonnement était de dire : « Ma responsabilité n’est pas engagée dans la mesure où je ne suis pas visé par une procédure ? »

Le sens moral de la responsabilité est central, car il met en éveil avec le simple sentiment de la faute.

Ceci posé, on se rend compte aussi de la nécessité d’une responsabilité répondant à des critères objectifs, pour éviter deux travers. D’abord, face aux difficultés, chacun peut avoir tendance à s’accorder des repères moraux rassurant, finalement bien protecteurs. Ensuite, on arrive vite à l’écueil qu’est la diversité des morales, ce qui conduit à intégrer l’éthique.

Et l’éthique ?

Tout le problème, en effet, est qu’il n’existe pas une seule morale, mais des morales.

Chaque personne définit les repères de sa pensée en fonction de sa culture, ses choix de vie, son époque, sa personnalité… Dans un établissement de santé, une multiplicité de morales coexistent, avec pour le professionnel un double risque : ne raisonner qu’au regard de sa morale, qui lui est propre, ou s’arranger avec une morale protectrice.

L’éthique, la science des morales, vient en relais. L’éthique étudie les rapports existant entre les différentes morales et leur cohérence. Face à une situation difficile, on ne trouvera dans la loi que les bases, et il faudra ajuster un raisonnement en entrant dans le champ de la morale pour chercher la meilleure décision possible. La juste interrogation sur l’éthique vise à rester dans l’approche morale, mais en essayant de se départir de ses propres critères moraux, pour une démarche plus large.

L’interrogation éthique ne trouve place qu’en bout de chaîne, quand la prise en compte des critères économiques, sociaux, techniques, matériels et juridiques ne suffisent pas à trouver la juste attitude par rapport à une situation de fait. Le droit n’a pas à décider de tout. La démarche éthique, qui est un questionnement des morales, prend place dans un processus décisionnel cohérent, pour affiner la décision, fondée sur le droit.

La responsabilité juridique

La responsabilité juridique s’inscrit en rupture. Bien sûr, sur le fond, il y a une grande proximité entre le droit et la morale, et il est rare qu’une faute morale ne soit pas prise en compte par le droit. Mais c’est le mécanisme qui est fondamentalement différent : on passe de la sanction en conscience à la sanction objective. La référence n’est plus l’interrogation morale mais l’ordre public défini par la loi. La question n’est plus « est-ce que je me sens responsable ? », mais « ma responsabilité est-elle engagée au regard de la loi, selon l’analyse d’un juge ? ».

La responsabilité juridique se caractérise ainsi par cette donnée claire : elle est d’ordre public, c’est à-dire qu’elle s’impose au-delà et en dépit de la volonté des personnes. Nous rencontrons ici un nouvel aiguillage, car la responsabilité juridique n’est pas un régime complet. Elle regroupe deux mondes distincts : la “responsabilité-réparation” et la “responsabilité-sanction”, que nous examinerons ci-après. On voit apparaître ainsi la cause des confusions par l’usage non différencié du mot “responsabilité” : entre la responsabilité morale et la responsabilité juridique, et, au sein de la responsabilité juridique, entre la réparation et la sanction. Ce caractère d’ordre public – passage de la conscience à la loi – est de la plus grande importance, comme le montre l’exemple des documents appelés “décharge de responsabilité”.

Les décharges de responsabilité signées par le patient qui refuse des soins ne peuvent avoir pour effet de décharger les soignants de la responsabilité… car c’est la loi qui définit la responsabilité, et non pas la volonté des personnes. Il n’existerait plus de vie sociale si chacun avait la possibilité, parce qu’il connaît mieux le droit ou parce qu’il dispose d’un certain pouvoir, de conclure un accord par lequel il pourrait échapper à la loi. On passerait de la civilisation de la loi à la loi de la jungle.

Alors, ces décharges de responsabilité ne sont que de petites choses. En appréciant le contexte dans lequel elles ont été établies et la manière dont elles ont été rédigées, on pourra leur retenir une certaine valeur probatoire, montrant que l’équipe a cherché à convaincre… mais rien de plus.

C’est juste une donnée de fait qui permet d’apprécier la responsabilité qui s’en déduit.

De même, il faut citer ces imprécations parfois entendues : « Je te demande de pratiquer cet acte illégal, car hors compétences, et en cas de problème, c’est moi qui assumerait. » Non, la responsabilité juridique analysera les fautes commises par chacun au regard de l’objectivisme de la loi, et aucune consigne d’un supérieur hiérarchique ou d’un médecin ne peut permettre d’écarter la loi. Et heureusement…

LE CONTENU DE LA RESPONSABILITÉ JURIDIQUE

La responsabilité juridique regroupe la “responsabilité-réparation” et la “responsabilité-sanction”.

La responsabilité- réparation

C’est le régime juridique le plus utilisé, de manière très majoritaire. Elle repose sur un triptyque fameux – le dommage, la faute et le lien de causalité – et sur le jeu de l’assurance.

Un dommage

Le droit est pragmatique. La responsabilité civile est engagée s’il existe un dommage, juridiquement appréciable. Il peut s’agir du dommage corporel (une atteinte aux capacités physiques ou psychiques), et le dommage matériel (les conséquences financières ou économiques de l’exécution défectueuse des soins).

Ainsi, les désagréments du quotidien, qui perturbent mais ne laissent pas de séquelles, peuvent sans doute justifier d’une lettre à la direction de l’établissement ou d’une démarche auprès du Commission des relations avec les usagers, mais rien de plus. Les procès pour l’exemple, les tribunaux ne les aiment guère. Un procès n’est envisageable que s’il existe un dommage significatif. Or, dans de nombreux cas, les actes défectueux ont été suivis de soins réparateurs, de tel sorte qu’il ne subsiste qu’un préjudice marginal. Les équipes doivent alors travailler sur ces fautes sans conséquences, en tant qu’événement indésirable, et ils doivent le faire d’autant plus que le procès est impossible, comme l’explique adage « pas d’intérêt, pas d’action ». Un événement indésirable n’est pas une faute, mais ne pas chercher à en comprendre la cause en est une.

La faute

À supposer qu’existe un dommage suffisant pour être reconnu par les tribunaux, il faut encore que ce dommage ait été causé par une faute. Or la question est complexe.

Par hypothèse, le patient est souffrant et le dommage résulte souvent de l’évolution de la pathologie. La santé est fragile et la médecine n’est pas une science exacte… Aussi, la survenance d’une atteinte corporelle ne veut pas dire que ce dommage a pour origine une faute, ce qui conduit à distinguer l’aléa, l’erreur et la faute.

L’aléa ou l’accident

L’aléa (ou l’accident) combine un acte de soin irréprochable et des conséquences dommageables. Tout praticien, tout infirmier placé dans la même situation aurait agi de la même manière, et pourtant… le dommage est là. Le geste a été pratiqué avec prudence, toutes les attentions ont été prises… Aussi, en l’absence de faute, la responsabilité ne peut être engagée.

La loi du 4 mars 2002 a prévu un mécanisme d’indemnisation des dommages graves survenus à la suite d’accidents médicaux. Le paiement de l’indemnisation est à la charge d’un fonds public appelé Oniam (Office nationale d’indemnisation des accidents médicaux). Il verse des dommages et intérêts si l’invalidité résultant des actes médicaux atteint 25 %.

Par ailleurs, il faut souligner que l’accident ne laisse pas le patient sans secours. La Sécurité sociale finance tous les soins nécessaires et parfois assure le versement d’une rente. Sans doute, les prestations de la Sécurité sociale pourraient être supérieures, mais il est faux de dire que la victime d’un accident médical est laissée seule. Que l’on supprime la Sécurité sociale, et on verrait vite le changement.

L’erreur

L’erreur est un acte (ou une décision) qui se révèle inapproprié, mais qui ne traduit pas d’inattention ou de négligence de la part de son auteur. C’est toute la différence entre prudence ou imprudence, attention ou négligence. Elle renvoie aux incertitudes et difficultés de la pratique des soins.

Contrairement à ce qui est souvent entendu, il n’y a pas de responsabilité pour erreur. Il n’y a de responsabilité qu’en cas de faute, c’est-à-dire de négligence. Par exemple, une erreur de diagnostic n’est pas condamnable. Elle le devient si le diagnostic a été posé hâtivement, si le concours d’autres professionnels spécialisés aurait pu être requis, ou si des examens courants devaient être pratiqués et ne l’ont pas été. La responsabilité est engagée car l’erreur résulte d’une faute. Mais, oui, on a droit à l’erreur.

Les conséquences de l’erreur peuvent être prises en charge par l’Oniam, comme expliqué ci-dessus.

La faute

La faute est un mauvais comportement professionnel qui se traduit par une inattention ou une négligence. Il peut s’agir du mauvais comportement d’un bon professionnel – et c’est souvent le cas – ou d’un mauvais comportement professionnel – ce qui est plus préoccupant, et plus rare. Alors vient la sanction civile, par la condamnation à réparer le dommage causé. Ce passage entre l’erreur à la faute est la question centrale des procédures, et les débats sont toujours difficiles.

Le paiement des réparations relève du jeu de l’assurance, qui verse les fonds à la victime au nom du professionnel libéral, ou au nom de l’établissement qui salarie le personnel fautif.

Le lien de causalité

Pour que la responsabilité soit engagée, il faut que soit prouvé le lien de cause à effet entre la faute et le dommage. C’est une question délicate, car il arrive souvent que le dommage corporel du patient soit causé pour partie par la maladie et pour partie pour l’acte fautif, qui a aggravé les conséquences. C’est là une question où les rapports d’expertise sont décisifs.

La responsabilité- sanction

Elle regroupe donc la responsabilité pénale et la responsabilité disciplinaire.

La responsabilité pénale

Dans ce monde de la responsabilité-sanction, la première place revient à la responsabilité pénale : une infirmière ou un médecin est poursuivi par le procureur de la République, en fonction du Code pénal, et va être jugé comme un accusé de droit commun.

Ce type de poursuites a une valeur emblématique, car la charge d’affronter un procès pénal est lourde. D’abord, ce n’est pas la victime qui agit, mais la société, représentée par le procureur de la République.

Ensuite, l’objet du procès n’est pas une indemnisation au profit de la victime mais une sanction au nom de la société, et le but est la condamnation de l’auteur de la faute. Dans la réalité, une infirmière ignorera souvent l’existence d’un recours en responsabilité-réparation, car ce recours est géré par l’établissement et sa compagnie d’assurance, alors que la procédure pénale, qui met directement en cause les professionnels, est très déstabilisante.

Le point positif est que ces procès sont devenus minoritaires, sans doute aux alentours de 3 % des actions en responsabilité pour acte de soins.

La faute pénale, involontaire, est le fait de causer un dommage corporel par imprudence, maladresse ou inattention. Pour des blessures, la peine maximale encourue est de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende, et, en cas de décès, la sanction est de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. Mais ces seuils ne sont jamais approchés dans les affaires médicales. Les amendes sont rares, et les peines de prison sont limitées à quelques mois et assorties du sursis, sans conséquences durables et ne remettant pas en cause la capacité à exercer la profession, sauf dans les cas les plus graves, qui font craindre un danger pour les patients.

L’action pénale crée une véritable pression car le droit ne protège rien de plus que l’être humain. C’est là le propre de la responsabilité des professionnels de santé : même pour une faute d’inattention, le risque pénal existe à partir du moment où un dommage corporel a été causé au patient. Cette sévérité du droit a deux facettes : contraignante, elle souligne l’importance des enjeux professionnels, et doit être un argument pour imposer le respect des compétences et des bonnes pratiques.

Exercer comme professionnel de santé suppose d’accepter ce risque pénal qui est inhérent à la fonction. Aussi, attention à ne pas se laisser déstabiliser par une plainte pénale. La plainte n’est pas une condamnation : c’est un acte qui amène à défendre ses droits. Les cadres doivent être ici vigilants pour ne pas laisser seul le collègue visé par une procédure. Soyons réalistes : la faute fait partie de la vie, et elle ne doit conduire à aucun ostracisme.

La responsabilité disciplinaire

La responsabilité disciplinaire se joue au sein des groupes professionnels. Le mode le plus courant est la responsabilité liée au cadre de travail, qui amène l’autorité hiérarchique à prononcer des sanctions : avertissement, blâme, suspension d’exercice ou licenciement. L’employeur agit en fonction des informations qui lui parviennent, indépendamment des procédures civiles ou pénales.

Les professionnels libéraux relèvent d’un contentieux disciplinaire très redouté, appelé le “contentieux du contrôle technique”, qui accorde une grande place aux caisses, et peut se conclure aussi par des suspensions d’exercice, aux effets redoutables pour des libéraux.

Enfin, quand il existe un Ordre, tous les professionnels relèvent de la juridiction ordinale, qui ajoute un niveau de responsabilité disciplinaire. Ici, la faute est appréciée en elle-même, au regard des bonnes pratiques et des devoirs professionnels.