Un cadre “facilitateur d’apprentissage” - Objectif Soins & Management n° 237 du 01/06/2015 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 237 du 01/06/2015

 

Christiane Paban

Sur le terrain

Laure de Montalembert  

Cadre formatrice à l’école d’infirmières anesthésistes de Toulouse (Haute-Garonne), Christiane Paban applique une approche par compétences dans la formation des infirmiers anesthésistes. Retour d’expérience.

OS&M : Dans quel contexte avez-vous réorienté votre métier ?

Christiane Paban : Dans le cadre de la mise en place du dispositif LMD prévu par les accords européens de Bologne, toutes les professions paramédicales font l’objet d’une réforme. Le but de ces accords est d’harmoniser les formations dans l’Europe et de favoriser ainsi la libre circulation des professionnels mais aussi des étudiants dans l’espace européen. En 2012, l’arrêté du 23 juillet réforme la formation d’infirmier anesthésiste (Iade) sur ce processus universitaire avec l’obtention d’un grade master. La démarche a consisté à construire tout d’abord un référentiel d’activités en s’appuyant sur la pratique des Iade puis un référentiel de compétences a été élaboré : sept compétences qui s’acquièrent sur le principe de l’alternance terrain/école. Le dénominateur commun de cette réforme des formations paramédicales est la mise en place d’une pédagogie basée sur une approche par compétences. La formation repose donc sur une logique “compétence” et l’enjeu pour les formateurs est d’ajuster les méthodes pédagogiques : soit les méthodes sont adaptées ou/et à améliorer, soit il faut en envisager de nouvelles. L’abord des savoirs à partir de situations cliniques et le renforcement de la place du stage, en particulier avec la mise en place de tuteurs, doivent aider l’étudiant à mieux articuler théorie et pratique. Ce type d’approche met également l’accent sur l’acquisition d’une posture réflexive par l’étudiant : l’entraînement réflexif est une exigence de la formation permettant aux étudiants de comprendre la liaison entre savoirs et actions, donc d’intégrer les savoirs dans une logique de construction de la compétence.

OS&M : Vous avez une approche très novatrice

Christiane Paban : Le monde de la santé se situe actuellement dans un contexte d’évolution du travail où les compétences collectives sont de nouvelles formes d’organisation requises pour l’atteinte de l’efficience. En tant que cadre formateur, il me semble primordial de repérer les articulations entre apprentissage, formation et travail pour accompagner au mieux les différents professionnels dans une organisation adaptée et personnalisée en vue d’acquérir et de développer des compétences. J’aime particulièrement cette citation d’Aristophane : « Former un homme, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer un feu. » Être formateur, c’est donner l’envie aux étudiants de réaliser leur travail au quotidien dans les meilleures conditions, les responsabiliser, les rendre acteurs de leur formation et de leur future vie professionnelle. Cette approche pédagogique, centrée sur l’apprenant, nous libère de l’époque où les enseignants étaient là pour diffuser leur science. Le rôle du formateur est celui de médiateur vers le savoir et de facilitateur : il aide et accompagne dans les situations d’apprentissage expérientiel. Il est aussi un élément essentiel dans la relation avec les tuteurs de stage avec lesquels il partage et développe cette approche par compétence.

OS&M : Comment cela se met-il en place ?

Christiane Paban : Au niveau pédagogique, la formation s’inscrit dans cette dynamique en prônant l’approche par compétence qui intègre la notion de réflexivité. Comment former des étudiants en qualité de futurs praticiens réflexifs et comment faciliter leur intégration dans l’organisation ? Tout d’abord, j’utilise des outils pédagogiques qui permettent de mobiliser les ressources des étudiants afin de favoriser l’apprentissage. Il ne faut pas oublier qu’ils ont déjà passé du temps dans le monde du travail puisque le concours oblige à deux années de pratique infirmière. C’est la raison pour laquelle on part de leurs expériences et des situations de terrain que l’on met en action et on leur demande ensuite de réfléchir sur leur action. Les savoirs restent indispensables, mais c’est la façon de les transformer en connaissances qui change. La place de l’e-learning est conséquente pour la transmission des savoirs théoriques. Les travaux dirigés sont conditionnés par des techniques facilitant l’acquisition de raisonnement clinique comme la méthode des cascades. Les jeux de rôles sont toujours d’actualité mais améliorés par l’enregistrement visuel et sonore. Les simulations haute fidélité et virtuelle serious game sont venues compléter les simulations basse fidélité et hybride qui étaient déjà utilisées. Pour favoriser la réflexion, les méthodes d’analyses de pratiques professionnelles, telles que le débriefing et l’entretien de Vermersch, sont approfondies par des séances de GEASE à distance. J’ai réalisé un travail de recherche sur le sujet lors d’un master en sciences de l’éducation qui m’a permis de valider cette nouvelle démarche pédagogique. L’ apprentissage des étudiants va débuter par un acquis théorique que l’on mettra ensuite en pratique directement dans le réel (stage) ou en situation simulée puis une analyse de cette action permettra de revenir à la théorie et de réajuster leur pratique si besoin.

OS&M : Vous avez créé une pédagogie spécifique…

Christiane Paban : Professionnaliser les étudiants doit amener à penser avant tout à comment aider les professionnels à développer des compétences en lien avec leur pratique réflexive, ceci dans un but de compétence collective et d’organisation réflexive. La coopération conduit les étudiants à “combiner” leurs compétences individuelles. Cette combinaison fait naître de nouvelles compétences, spécifiques au groupe, qui ne correspondent pas aux compétences initiales : les compétences collectives. Pour s’inscrire dans ces pratiques, il est nécessaire de s’engager dans une réflexion et une analyse de celles-ci. Pour aider les étudiants à être dans une démarche réflexive, il a fallu que je sois également dans cette démarche et que je revoie ma stratégie de formation.

OS&M : Vous avez remplacé les cours magistraux par le e-learning…

Christiane Paban : C’est le premier outil que j’ai mis en place. L’idée est de créer un Power Point couplé à l’enregistrement de mon enseignement. Dès le début de la formation, chaque apprenant est doté d’un identifiant afin de consulter les cours en ligne via la plateforme de l’école. Ces cours, il les consulte chez lui et peut les revoir aussi souvent que nécessaire. Lorsque le sujet est lancé, je laisse trois semaines aux étudiants pour s’en emparer à leur rythme. Ils s’approprient la théorie et, en parallèle, font des recherches complémentaires sur le sujet. Le temps qui nous est dégagé, du coup, permet de passer plus d’heures sur les travaux dirigés et les travaux pratiques. On est plus dans l’action et on gagne des heures de formation, au final. Au moment où je démarre les travaux dirigés, je commence par répondre aux questions qui m’ont été posées en ligne par les étudiants et ensuite je réalise des quiz en début et fin de formation dans un triple objectif : évaluer la formation, leur progression et leur permettre de s’auto-évaluer.

OS&M : Quelle est la plus-value de la simulation haute fidélité ?

Christiane Paban : La plus-value est de deux ordres : au niveau des compétences techniques, mais surtout non techniques. La formation des étudiants infirmiers anesthésistes oblige au développement de compétences. Au quotidien, les confrontations à des situations d’urgence vitale sont peu fréquentes et l’apprentissage expérientiel est très aléatoire. Grâce à la simulation haute fidélité, on met les étudiants en action dans une reproduction fidèle du bloc opératoire et de l’environnement, face à des situations critiques auxquelles ils seront peut-être confrontés dans leur exercice. Anticiper, se préparer mentalement et déployer à chaque instant de travail vigilance et réactivité sont des facteurs indispensables pour faire face à des situations critiques. Cette stratégie est renforcée par un rapport de la HAS en 2012 rendu par le Pr Granry et le Dr Moll qui résume l’enjeu éthique de la simulation par la formule « jamais la première fois sur un patient ». Nous travaillons sur des situations emblématiques comme l’arrêt cardiaque, le choc anaphylactique, l’hyperthermie maligne, l’intubation difficile imprévue… La complexité réside, entre autres, dans la multiplicité des informations présentes dans la situation, et les débutants sont souvent “noyés” dans cet afflux qui leur arrive, ils ont du mal à choisir ce qui est important et ce qui l’est moins, au risque de passer à côté d’une information essentielle. La mise en situation sur simulateur, complétée par l’analyse de l’action a posteriori lors d’un débriefing à chaud, permet à l’apprenant de voir quels sont les éléments dont il a tenu compte et ceux qu’il a ignorés, et donc de mieux comprendre ce qu’il devra prendre en compte dans une situation similaire. On apprend à apprendre par l’erreur. L’erreur n’est jamais à vivre comme un échec mais comme une construction de sa professionnalisation. En lien avec ces compétences techniques, les séances mobilisent une équipe de bloc opératoire, et cet outil va aider à l’acquisition de compétences non techniques telles que le positionnement, la prise de leadership, la communication et le travail en équipe. Le but est qu’ils soient réflexifs sur leurs actions et celles de leurs collègues. Tout cela dans un esprit constructif et sans jugement. Le débriefing à chaud sera toujours complété à distance (approximativement un mois) par une séance de GEASE pour parfaire la posture réflexive.

OS&M : Parlez-moi des serious games

Christiane Paban : Les serious games sont des “jeux sérieux”. Ils s’inspirent des jeux vidéos utilisés à des fins ludiques. Il s’agit aussi d’un outil pédagogique de simulation virtuelle sur ordinateur. Face à un scénario pédagogique, les étudiants se trouvent dans une situation “comme si…”. Un avatar qu’ils commandent réalise l’action. Les scénarios prennent en compte des situations en équipe pluridisciplinaire où les compétences non techniques sont prédominantes. L’idée est de les déployer dans des situations critiques et de les faire réfléchir face à l’action sans être directement en contact avec un être humain. Il prend des décisions et en explore les conséquences. C’est comme une extension de la réalité. Après les séances qui durent une heure, nous organisons un débriefing à chaud et, un mois plus tard, une analyse des pratiques professionnelles en groupe. Cette pédagogie interactive forme donc, en complementarité à la simulation pleine échelle, à une activité de travail via une activité simulée en virtuel.

OS&M : Qu’en pensent les étudiants ?

Christiane Paban : L’attrait de l’inconnu et l’utilisation de méthodes innovantes les ont plutôt attirés. Par la suite, le côté dynamique de ces outils et la notion d’apprentissage avec et par les pairs les ont séduits car ils ont ressenti des facilités d’assimilation des savoirs plus prégnantes que par les méthodes conventionnelles qu’ils connaissaient dans leurs cursus antérieurs. Les retours des étudiants et des encadrants de terrain à ce jour sont plutôt dans le sens d’une mise en perspective de leurs actions, ils mettent et donnent du sens à leur pratique. Ils se projettent et se positionnent en tant que professionnels de santé, apprennent de l’action et dans l’action, s’auto-analysent, s’auto-évaluent, développent une autonomie : ils construisent des compétences… Ce nouveau paradigme de formation nécessite une confiance et une loyauté entre le formateur, les encadrants de terrain et les apprenants. Nous sommes dans l’apprentissage des adultes et ce climat est indispensable pour un apprentissage de qualité.

OS&M : Et la méthode Vermersch ?

Christiane Paban : Il s’agit d’une démarche d’analyse des pratiques. En langage pédagogique : une recherche en explicitation de l’action menée. Parmi nos autres méthodes mises en place, l’utilisation de caméras intégrées dans les blocs opératoires ou portatives lors de mises en situation professionnalisante permet de filmer l’étudiant en action et est toujours suivie d’un entretien de Vermersch avec visionnage du film a posteriori et autoconfrontation. L’attention est surtout portée au bloc opératoire et, en équipe pluridisciplinaire, sur les étapes d’accueil et d’installation, d’induction et d’intubation du patient. À la fin de la prise en charge du patient, nous nous retrouvons avec l’étudiant et l’encadrant pour cet entretien d’explicitation. L’analyse a posteriori de l’action avec un tiers amène l’apprenant à trouver éventuellement des stratégies nouvelles s’il n’a pas pu le faire dans l’action. Après l’intervention, l’établissement nous permet de récupérer la partie du film de manière à pouvoir l’exploiter sur l’école. On la regarde ensemble, étudiant et formateur : le fait de se voir agir permet à l’étudiant de se confronter à la réalité ; il ne peut pas se mentir à lui-même. Cela s’appelle de l’auto-confrontation. C’est très enrichissant. Tout s’éclaire pour lui de manière constructive. Lors de l’encadrement en stage, il tient compte des remarques constructives des tuteurs mais il n’a jamais l’occasion de se voir en action. On pourrait imaginer qu’être filmé en action, face à un vrai patient et au sein d’une équipe, pourrait être angoissant, mais l’étudiant oublie rapidement ce matériel et au contraire apprécie de se voir en “réel”. Encore une fois, il n’est pas question de juger mais de faciliter son apprentissage.

OS&M : Il y a aussi la méthode GEASE…

Christiane Paban : Il s’agit en fait du Groupe d’entrainement à l’analyse de situations éducatives. Les élèves ramènent à l’école des situations qui leur ont posé des problèmes lors de leurs stages ou de leurs pratiques. Par groupes de dix au maximum, on en choisit une lors d’une séance de 90 minutes. La règle est d’écouter sans ne jamais juger. Le formateur n’intervient pas, sauf en tant que modérateur. La notion de pouvoir disparaît. Cela démarre par la narration de la personne ayant vécu l’événement, suivie par les questions du groupe et la formulation d’hypothèses. Mon rôle est de ne jamais laisser passer un « à ta place, j’aurais fait ça ». Le groupe ne cherche pas “la” vérité, ni même une vérité, il cherche à développer ses compétences individuelles et collectives de “déconstruction” d’une situation. L’animateur, dont le rôle s’apparente à un médiateur, veille à cette élaboration, en sachant que seul l’apprenant s’éduque et que sa présence constitue un adjuvant précieux, mais non indispensable au développement des compétences. L’atelier d’analyse de la pratique engage une dynamique visant à développer des capacités d’analyse d’une situation vécue : prendre de la distance, se questionner, engager une vision multiréférentielle ; clarifier une situation vécue et enrichir sa pratique ; dégager de nouvelles pratiques soignantes potentiellement transférables. La création de séances d’analyses de pratiques professionnelles est un outil de choix pour la réflexivité des individus et de l’organisation proprement dite. Écouter l’autre parler de son travail, c’est prendre le risque d’entendre, de remettre en cause son savoir, et de douter de ce que l’on fait. Mais c’est aussi comme cela que l’élaboration peut se faire, que la formalisation se construit ensemble. Ces outils sont très utiles pour la mise en action, mais il est aussi primordial d’inculquer aux étudiants une réflexion sur leur action.

OS&M : Vous parlez aussi de communication hypnotique… C’est mystérieux

Christiane Paban : Rien de très mystérieux là-dedans ! Changer sa façon de parler pour s’exprimer de la manière la plus positive possible. Par exemple, au lieu de rassurer un patient de la sorte, « ne vous inquiétez pas, ce n’est pas grave », il est préférable de dire « tout va bien, soyez rassuré ». Les personnes en situation de stress n’entendent que les mots qui marquent, comme “inquiéter” ou “grave”. Si vous les remplacez par d’autres mots à connotation positive, le stress diminue autant pour le patient que pour les soignants. C’est un langage positif qui est primordial dans notre profession et également dans notre quotidien. Nous organisons des jeux de rôles pour faciliter ensuite sa mise en pratique dans toutes les unités d’enseignement et également en stage. Ces expressions sont souvent inscrites depuis l’enfance et des réflexes perdurent malgré une attention permanente. Dernièrement, les étudiants n’ont pas hésité à me le faire remarquer lorsque je leur ai dit « ne vous inquiétez pas » à la veille de leurs partiels [rires]. Cela prouve que la communication hypnotique ne les laisse pas indifférents.

OS&M : Comment avez-vous intégré la langue anglaise à vos méthodes ?

Christiane Paban : L’apprentissage de l’anglais est obligatoire depuis 2012. Pour le rendre attractif, j’ai compris qu’il fallait l’utiliser à des fins professionnelles pures, de la manière dont ils vont l’utiliser au quotidien. Les étudiants suivent des cours de mise à niveau en vocabulaire médical, en conjugaison et en grammaire, réalisés par un enseignant infirmier anglais. Mon rôle est ailleurs : j’ai mis en place des jeux de rôles en anglais (incluant la communication hypnotique) centrés sur l’accueil du patient aux urgences, au bloc opératoire et la gestion de la douleur. Je leur fournis des feuilles d’anesthésie en langue anglaise, ils sont mis en situation réelle et déclinent le scénario choisi en langue anglaise. Tous les étudiants assistent à la séance qui est filmée et visionnée a posteriori par les étudiants acteurs pour une auto-confrontation. Cette méthode pédagogique se déroule dans une ambiance assez joyeuse. Entre les néologismes et les gestes pour compléter une phrase, on rit souvent. Et lorsque mes étudiants reviennent de stage, ils sont très fiers d’avoir pu dialoguer avec un patient anglophone.

OS&M : Que diriez-vous de votre expérience de formatrice ?

Christiane Paban : C’est un métier génial. La formation, au même titre que le terrain, est un levier dans le changement et la qualité des soins. Permettre aux futurs soignants d’intégrer une posture réflexive les aide à développer des compétences et oblige le formateur à une mise à distance et un regard critique sur son propre fonctionnement.