Frédéric Despiau,
Sur le terrain
Comment un coup de téléphone par semaine peut améliorer la qualité de vie des patients traités par chimiothérapie ? Ce qui semble coûter à l’hôpital finirait-il par optimiser la prise en charge et les coûts ?
Frédéric Despiau : Depuis mon diplôme d’État, en 1995, j’ai toujours exercé en cancérologie. Et lorsque je suis devenu cadre en 2002, cela m’a semblé tout naturel de continuer dans cette voie où il y a encore beaucoup à faire et dont je connaissais les problématiques principales.
Frédéric Despiau : Avec cette variété des traitements et toutes les évolutions, nous avons décidé de créer un thésaurus qui est en place depuis 2011. Il s’agissait de recenser les bonnes pratiques pour chaque produit et chaque protocole : la durée de la perfusion, l’ordre de passage des produits, les éléments à surveiller avant, pendant et après l’administration, les informations à donner aux patients pour leur sortie et les principaux points à aborder en termes d’actions éducatives ciblées.
Frédéric Despiau : Tout cela a été conçu de manière participative avec les équipes infirmières et les cadres du département d’oncologie médicale ainsi que la pharmacie. Le document définitif est composé de plus de 400 pages. Il est disponible en version papier ainsi que sur le système informatique de l’établissement. C’est devenu, en quelque sorte, la “Bible” des infirmiers en chimiothérapie et nous permet de sécuriser les administrations ainsi que de veiller à ce que tous les patients bénéficient d’une information bien ciblée. D’ailleurs, avec l’évolution des thérapeutiques, une nouvelle version de ce document est en cours de conception. Il sera terminé aux alentours de décembre.
Frédéric Despiau : C’est bien là la question. En 2010, nos collègues d’hématologie du CHU de Toulouse (Haute-Garonne) sont venus nous présenter un dispositif de suivi téléphonique qu’ils avaient mis en place. AMA, pour Assistance médicale ambulatoire, nous a tout de suite intéressés. Concrètement, il s’agit de mettre en place des contacts téléphoniques réguliers avec les patients. Le rythme en est de deux fois par semaine après la sortie d’un traitement chimio en ambulatoire ou après deux à trois jours d’hospitalisation. Cela est effectué par une infirmière particulièrement compétente dans le domaine. Aujourd’hui, ce dispositif existe chez eux depuis huit ans et a permis de mettre en évidence une diminution des hospitalisations imprévues, entre autres. À l’heure actuelle, ils ont aussi étendu le dispositif à la prise en charge de l’après-cancer. Les infirmières AMA suivent, en collaboration avec le médecin généraliste, les patients après la prise en charge par chimiothérapie.
Frédéric Despiau : Immédiatement. Mais il a fallu monter notre propre projet et convaincre la direction de son utilité. Cela a pris du temps mais nous avons finalement pu bénéficier d’un poste infirmier en temps plein en 2013. Notre dispositif se nomme COACH, c’est-à-dire : Coordination assistance chimiothérapie. L’infirmière à qui nous avons proposé le poste avait quinze ans d’ancienneté en chimiothérapie ambulatoire. Très qualifiée sur le plan technique autant que dans le domaine humain, ce choix nous a semblé logique. D’autre part, il n’était pas question que les infirmières du service doivent s’en occuper en plus de leur travail quotidien dont la charge est déjà importante.
Frédéric Despiau : Énormément. En 2013, nous avons démarré avec une infirmière et 42 coups de téléphone par mois. En janvier dernier, nous avons comptabilisé 387 appels aux patients de la part des trois infirmières désormais dédiées à ce dispositif. Leur recrutement a donné lieu à un appel à candidature interne. Nous avons reçu six candidates qui, une à une, ont rencontré un jury composé de deux médecins et du directeur de soins. Parmi les critères de choix : une bonne expérience, la connaissance des traitements et des compétences relationnelles.
Frédéric Despiau : Le sujet principal est lié aux effets secondaires de la chimiothérapie. Parfois, ces effets sont atypiques. Globalement, il s’agit le plus souvent de nausées et de fièvres. Il faut anticiper la prise en charge des effets secondaires en prodiguant des informations ciblées et en proposant d’adapter les thérapeutiques. De plus, il s’agit d’assurer un suivi plus rapproché et personnalisé. Le but de la plateforme est aussi d’anticiper ce qu’on appelle les soins de support comme, par exemple, un rendez-vous avec la diététicienne, le psychologue ou même l’assistante sociale avant que la situation ne s’aggrave. Avant, les patients restaient avec leurs problèmes et attendaient le prochain rendez-vous. Aujourd’hui, nous sommes en position de détecter une dégradation et de mettre en place des actions plus rapidement. Comme, par exemple, lors d’une perte de poids importante et inquiétante, demandant une prise en charge rapide.
Frédéric Despiau : Absolument pas ! Nous avons constitué des arbres décisionnels en équipe pluridisciplinaire. Il s’agit d’une formalisation de la prise en charge qui permet aux infirmières de proposer des solutions aux problèmes évoqués par les patients. Par ailleurs, celles-ci ne sont jamais seules. À chaque coup de téléphone qu’elles donnent, correspond un compte-rendu diffusé dans le système informatique visible par chaque personne de l’équipe en charge du patient en question. Un médecin de l’hôpital de jour bénéficie d’un temps dédié pour valider les propositions des infirmières aux patients. En cas de nécessité d’adaptation de traitement en lien avec les effets secondaires, ce sont les infirmières du dispositif qui font appel à lui de manière à ce qu’une nouvelle prescription soit rédigée.
Frédéric Despiau : Par des médecins oncologues et des équipes infirmières. En étroite collaboration. Au démarrage, cela a pris un peu de temps pour les mettre en forme et les valider, mais c’est un travail qui ne s’arrête jamais. Nous nous en préoccupons à chaque nouvelle occasion. Comme notre “Bible de la chimiothérapie”, le document est disponible sous forme papier et sur le réseau informatique de l’hôpital. Ces infirmières sont expertes en oncologie, leur formation de base leur permet de savoir déterminer les problématiques. Cela fait partie du rôle propre des infirmiers. Les arbres décisionnels sont des outils supplémentaires.
Frédéric Despiau : Certainement pas, mais c’est mieux que ce qui se faisait précédemment. En face-à-face, il y a tout ce que l’expression non verbale apporte. Au téléphone, les patients ont parfois tendance à sous-évaluer leurs symptômes. Parfois même à les sur-évaluer lorsqu’ils sont très anxieux ou isolés. Il est arrivé que des personnes sous-évaluent leurs symptômes, par exemple, dans l’espoir de pouvoir assister à un événement familial majeur, alors que leur état général aurait nécessité une hospitalisation. Ce sont des cas particuliers. Néanmoins, l’expérience des infirmières dédiées aide à anticiper ou à évaluer ce genre de situation.
Frédéric Despiau : La constitution des arbres décisionnels s’étant faite en commun, les bases sont solides. Par ailleurs, pour “grader” les effets secondaires, les infirmières disposent d’échelles, ce qui leur permet d’utiliser le même langage que les oncologues. On est loin du « Il vomit un petit peu, un peu plus ou beaucoup ». Ce qui ne signifie rien, au fond. C’est un gage de sérieux et de professionnalisme. Grâce à ce dispositif et la structure mise en place, il y a une vraie confiance entre les oncologues et les infirmières référentes qui apportent leurs évaluations.
Frédéric Despiau : Nous sommes en train d’organiser une évaluation chiffrée. Un protocole de recherche en soins infirmiers est en cours. Cette recherche soutenue par la DGOS dans le cadre du dispositif PHRIP (Programme hospitalier de recherche infirmière et paramédicale) incluera les premiers patients d’ici la fin de l’année. L’objectif est d’obtenir une sorte de photographie de l’action des infirmières du dispositif pour évaluer ce que celui-ci apporte en plus par rapport à une prise en charge sans suivi téléphonique. Une étude médico-économique comparative sera menée en parallèle. Ce dispositif a un coût pour l’établissement, mais nous pensons que l’anticipation des prises en charge permet un gain en termes financier. Ceci répondrait à une question fondamentale en termes de santé publique.
Frédéric Despiau : Lorsqu’un patient accepte d’adhérer à COACH, nous envoyons un courrier à son médecin traitant. S’il s’avère que la situation se complique, les infirmières référentes prennent contact avec lui dès le départ afin de présenter leur rôle et leurs actions. Dans certains cas, elles sont amenées à rappeler le médecin généraliste si une évaluation médicale est nécessaire. Le territoire couvert par notre établissement est très vaste. Pour éviter des déplacements inutiles vers l’hôpital, leur rôle est majeur. C’est pourquoi nos liens sont essentiels. Au tout départ du projet, certains médecins généralistes ont pu se montrer un peu sceptiques. Mais, peu à peu, ils ont été rassurés par le fait que des professionnels experts qui connaissent bien tous les protocoles de chimiothérapie puissent collaborer avec le patient et avec eux.
Frédéric Despiau : La nouveauté est constituée par les thérapies ciblées. La plupart du temps, les traitements sont administrés sous forme de comprimés. Du coup, il arrive que les patients soient un peu moins réguliers dans leurs prises. Cela demande un accompagnement spécifique. Pareil pour les effets secondaires de ces thérapies, qui sont souvent différents. Dès septembre, une infirmière de notre dispositif téléphonique va se spécialiser dans le domaine afin de répondre au mieux aux besoins des patients. Nous observons, en effet, des problématiques dermatologiques, entre autres. Les effets secondaires sont moins graves que lors des chimiothérapies classiques mais les traitements durent plus longtemps. Même si les urgences médicales sont plus rares, ces patients ont vraiment besoin d’un accompagnement, au même titre que ceux qui suivent des traitements plus agressifs. Et la problématique de la compliance (bien prendre le traitement selon la prescription en termes de dose et de fréquence) a aussi un enjeu pour l’efficacité de la prise en charge.
Frédéric Despiau : Tout cela s’est passé aux alentours de 2009, mais le chantier était bien structuré en amont. Un des éléments intéressant et crucial était de créer un logiciel adapté aux pratiques du centre et des services de l’établissement. Second challenge, encore plus essentiel : faire en sorte que le personnel adhère au système. Dans cette optique, nous n’avons pas lésiné sur le nombre d’heures de formation. Douze heures pour chaque infirmière. Mais cela ne s’est pas arrêté là. Un accompagnement sur le terrain a été mis en place, même la nuit. J’y ai moi-même participé. L’avantage, dans notre établissement, c’est que nous avions déjà un système informatisé assez évolué depuis des années. Nous ne partions pas de zéro.
Frédéric Despiau : Un peu par hasard, en fait. Après une année à l’université, je me suis rendu compte que prendre soin des autres avait de l’importance pour moi. Le milieu médical m’attirait depuis longtemps. Pour travailler en cancérologie, il faut une vraie motivation, aimer la technique autant que la relation à l’autre. Il est vrai que nous voyons surtout les patients qui ne vont pas bien. Il ne faut surtout pas se décourager. On a tellement à apporter qu’on en retire énormément. C’est cela qui me fait penser qu’une carrière entière en cancérologie est non seulement possible, mais très riche. Et ne surtout jamais oublier que, désormais, on guérit un cancer sur deux. Autrefois, dans la pathologie cancéreuse, ce mot, “guérison”, n’existait quasiment pas. C’est une notion essentielle à laquelle se rattacher. Cela dit, guérison ou non, nous sommes là pour eux. Main dans la main.