Objectif Soins n° 238 du 01/09/2015

 

Économie de la santé

Didier Jaffre  

La fermeture de certains services d’urgences cet été, en raison de l’impossibilité de trouver des médecins urgentistes remplaçants, ont relancé le débat entre la proximité des soins et le fameux dilemme entre l’équité et l’efficacité.

Le récent rapport du Dr Jean-Yves Grall sur la territorialisation des activités d’urgences, remis à la ministre de la Santé en juillet, met également en lumière ces difficiles notions d’accessibilité et de proximité des soins. Or le premier objectif recherché est bien toujours celui de la garantie de l’accès aux soins, et notamment celui correspondant à l’engagement du président de la République : garantir pour tous l’accès aux soins urgents en moins de trente minutes. On parle alors d’accessibilité aux soins, notion multidimensionnelle. Mais celle-ci est généralement associée à une autre notion qui est celle de la proximité des soins. Dès lors, garantir l’accessibilité aux soins, c’est-à-dire mailler le territoire par l’offre de soins, urgents et non urgents, suppose de maintenir une offre de proximité pour minimiser les distances d’accès aux soins. Mais de quelle proximité parle-t-on ? Et, finalement, doit-on parler d’accessibilité et de proximité de l’ensemble des soins dits “urgents” ?

LES QUATRE DIMENSIONS DE L’ACCESSIBILITÉ AUX SOINS

Dans le langage courant, on dit qu’un objet ou un lieu est accessible quand il est facile ou possible d’arriver jusqu’à lui. On définit alors l’accessibilité aux soins comme le degré d’ajustement entre les caractéristiques des ressources de soins et celles de la population dans le processus de recherche et d’obtention des soins. Elle est représentée comme une fonction entre les obstacles et les capacités de la population à surmonter de tels obstacles. Ces obstacles qui caractérisent l’accessibilité aux soins sont quatre : physiques, financiers, organisationnels et informationnels.

L’obstacle physique

Il concerne la facilité d’accès physique et géographique à l’offre de soins, généralement appréhendée en termes de distance à parcourir pour se rendre à l’équipement sanitaire. Cette distance est elle-même mesurée soit en kilomètres ou en temps (la distance physique qui dépend du relief, des axes et des moyens de communication), soit en monnaie (la distance économique qui correspond à la perte de revenus et/ou de production), soit en social (la distance sociale dont les facteurs sont le niveau d’éducation, la mobilité des personnes par exemple). Plus la distance à parcourir est élevée, moins l’accessibilité est garantie, en n’oubliant pas toutefois de distinguer la disponibilité de l’offre de l’accès effectif et efficace. Les nouvelles technologies, et en particulier le développement de la télémédecine, tendent à remettre en cause cet obstacle en termes de distance physique, dans la mesure où de nombreux actes, et en particulier les consultations de spécialistes, peuvent se faire à distance via un simple outil de visio-conférence : le patient ne se déplace plus, le médecin non plus, et la distance physique est réduite à néant.

L’obstacle financier

Il se traduit par la barrière financière dans l’accès aux soins dont la consommation représente un coût direct et indirect pour le malade. Dans un système de soins à financement socialisé, comme le système français, restent cependant à la charge du malade le ticket modérateur qui peut s’avérer un frein dans l’accès aux soins pour les personnes modestes, tout comme l’avance de frais. Par ailleurs, une hospitalisation entraîne de nombreux coûts indirects comme la perte de revenus du travail, la garde des enfants, les aides à domicile. Là encore, le contenu du projet de loi portant modernisation du système de santé, en introduisant le tiers payant généralisé, va encore diminuer cet obstacle financier.

L’obstacle organisationnel

Il caractérise une offre de soins encombrée dont la cause identifiée correspond principalement à un manque d’articulation entre les professionnels de santé. Il se traduit par la constitution de files d’attente de malades, le transfert des personnes, l’allongement des délais de prise de rendez-vous, qui peuvent se traduire in fine par un renoncement aux soins. Il se traduit également par une inadaptation de la prise en charge par rapport à l’état de santé du malade.

L’obstacle informationnel

Il réside dans le manque de lisibilité du système de soins et le manque d’information de l’usager. Ce niveau d’information dépend de la relative opacité du fonctionnement de l’offre de soins, mais aussi de l’éducation à la santé que le malade a reçue. Selon le niveau d’éducation, le niveau culturel, l’appartenance à un groupe, l’usager n’adoptera pas la même attitude quant au recours et au mode de recours aux soins. Certaines personnes refuseront de se faire soigner en invoquant des croyances ou des arguments religieux par exemple.

Au-delà de ces quatre dimensions, il convient de distinguer l’accessibilité absolue de l’accessibilité relative, dans le sens où le recours aux soins dépend de la décision initiale du malade de recourir aux soins, puis de la décision du médecin généraliste de prescrire une hospitalisation, et enfin la décision du malade de suivre la recommandation de son médecin prescripteur.

LES TROIS AXES DE LA PROXIMITÉ DE SOINS

On peut caractériser le besoin de proximité en santé exprimé par la population selon trois axes essentiels : sanitaire, populationnel, économique et social.

Sanitaire

Le besoin de proximité en matière de soins concerne avant tout la prise en charge des urgences pour lesquelles la rapidité d’intervention est primordiale, la médecine générale et la permanence des soins, le suivi de la grossesse et des nouveau-nés, les soins de suite, de longue durée, la prise en charge des personnes âgées et de certaines maladies chroniques, mais également la prévention et l’éducation pour la santé. En revanche, les disciplines techniques (chirurgie, obstétrique, anesthésie réanimation, médecine spécialisée) ne correspondent pas à des besoins de proximité dans la mesure où la plupart des interventions et des séjours sont programmés pour une durée relativement courte. Seule la préparation des interventions peut se faire à proximité du domicile.

Populationnel

Les populations à mobilité réduite expriment un véritable besoin d’être prises en charge à proximité de leur domicile ; les personnes âgées constituant la majorité de ce public, mais également les personnes en situation de précarité. La proximité des soins est essentielle pour ne pas les déstabiliser et augmenter le risque de dépendance physique et psychique. Les catégories sociales défavorisées et économiquement faibles, les personnes handicapées, les femmes enceintes seules et isolées, les enfants, constituent les personnes à mobilité réduite envers qui l’hôpital a un devoir social de prise en charge.

Économique et social

L’hôpital est le fleuron d’une commune et un facteur d’attractivité du territoire qui permet de retarder la désertification du monde rural. Les habitants souhaitent conserver leur emploi à proximité de leur domicile, tout en sachant que l’hôpital est dans bien des cas le premier employeur. Les entreprises locales souhaitent également conserver l’hôpital comme client, de même que les salariés de l’hôpital. Aussi apparaît un besoin de maintien de l’emploi et de l’économie sociale. Toutefois, restructurer l’offre de soins et sauvegarder les emplois ne sont pas antinomiques. Si les missions des établissements de proximité doivent être restructurées pour répondre aux besoins de proximité des populations, cela ne signifie pas une perte d’emplois, mais tout au contraire une requalification et une revalorisation des métiers.

ACCESSIBILITÉ, PROXIMITÉ DES SOINS ET EFFICIENCE

Un système de soins équitable est celui qui garantit simultanément l’égalité dans l’accès aux soins et l’efficacité de ces soins, en réponse aux besoins de santé. La population exprime tout à la fois un besoin de proximité et d’efficacité des soins. Les dimensions d’accessibilité et d’efficacité ne s’opposent pas mais se complètent, car elles concourent à la réalisation d’un seul et même objectif : la satisfaction des besoins. Selon cette conception, la planification sanitaire a pour objectif de redéfinir les activités d’un établissement de santé de proximité en fonction de la réponse à apporter aux besoins de proximité, qui sont à la fois sanitaires, populationnels et économiques. Dès lors que cette adaptation du tissus hospitalier aura été effectuée, on pourra parler d’un système de soins équitable dans la mesure où l’égalité d’accès aux soins est préservée, voire renforcée pour les personnes qui éprouvent un besoin de proximité, alors même que simultanément l’efficacité médicale et économique, c’est-à-dire l’efficience, sera assurée, voire renforcée dans les hôpitaux de proximité dont les moyens auront été redéfinis en fonction de leur nouvelle mission, et dans les autres établissements qui auront récupéré les moyens utilisés de manière non optimale jusqu’alors par les hôpitaux de proximité, et renforceront ainsi leur efficacité médicale par le soutien apporté aux équipes médicales et paramédicales.

Cette nouvelle approche de l’équité hospitalière ne relève plus d’une conception purement égalitariste de l’équité, même si elle intègre une certaine égalité dans l’accès aux soins, mais plutôt d’une conception rawlsienne, dans la mesure où elle conduit à apporter des réponses différentes en fonction des besoins.

RETOUR SUR LES URGENCES : QUELLE ACCESSIBILITÉ ET QUELLE PROXIMITÉ ?

Le rapport de Jean Yves Grall fait bien la différence entre les soins réellement urgents pour lesquels une prise en charge de qualité dans un délai de trente minutes doit être garantie et les autres demandes de soins non programmés. « Dans le premier cas, le dispositif d’accès doit être lisible et opérationnel. La planification de la réponse sur le territoire doit être organisée à cette fin. Dans le second cas, moins urgent par définition, la prise en charge doit reposer sur une pluralité d’acteurs au sein des territoires. Il faut souligner le rôle fondamental de “pivot” de la régulation médicale : dans ce cadre, la promotion de l’appel au centre 15 doit être renforcée. »

Dès lors, même en ce qui concerne les urgences, les notions d’accessibilité et de proximité ne sont pas appréhendées de la même manière, selon qu’il s’agisse des urgences vitales et des soins dits de “permanence ambulatoire”, donc non urgents.

Le rapport distingue également l’organisation urbaine des grandes agglomérations et celle en milieu rural, où là encore accessibilité et proximité de s’appréhendent pas de la même manière :

« – dans une grande agglomération, la problématique n’est pas tant la ressource médicale ou de soins, que l’efficience de son organisation et sa lisibilité. Sur cette typologie de territoire, on retrouve souvent un maillage serré de services d’urgence hospitaliers publics et privés, des structures de médecins pompiers, diverses associations comme SOS médecins, etc. Ceci n’empêche pas cependant les structures d’urgence publiques d’être surchargées de patients relevant de la médecine ambulatoire ou de personnes âgées, ne nécessitant pas de plateau technique ;

– en revanche, en zone rurale, il s’agit d’optimiser une ressource moins disponible en médecins qualifiés pour répondre à la demande de soins non programmés et garantir une coordination assurant la prise en charge des urgences vraies en trente minutes. »

Dès lors, le rapport propose un plan d’actions réparties en quatre types, dont deux portent précisément sur l’accessibilité, les deux autres y concourant :

• l’accès aux soins non programmés pour l’ensemble de la population avec la mise en place d’un réseau territorial des urgences et d’équipes d’urgentistes territorialisées, permettant à la fois de mailler le territoire en respectant l’objectif des trente minutes mais aussi de garantir la qualité des soins par le biais d’équipes mutualisées au niveau d’un territoire, avec donc partage des contraintes et maintien des compétences et des savoir-faire au sein des équipes ;

• l’accessibilité de la prise en charge des patients ne relevant pas de l’urgence vraie, ces patients ne relevant pas de l’urgence hospitalière mais y recourant faute d’accès aux soins, du moins accessibles et connus par eux : développement et plus grande amplitude d’ouverture des maisons médicales de garde ; organisation de la prise en charge de la petite traumatologie avec intéressement des médecins généralistes ; fluidité des transports sanitaires.

CONCLUSION

L’organisation des urgences est donc bien au centre du débat sur l’accessibilité aux soins et la qualité de ceux-ci. Les propositions du rapport de Jean-Yves Grall qui tentent d’y remédier, vingt ans après le premier rapport sur les urgences du Pr Steg dont un certain nombre de constats, et notamment sur l’accessibilité, sont toujours d’actualité. Ces propositions seront-elles mises en œuvre ? Les professionnels vont-ils y adhérer ? Et la population, lui a-t-on demandé ses véritables attentes et besoins en matière d’urgences ? Le citoyen fait-il la différence entre urgence vraie et non vraie ? Entre urgence hospitalière et permanence des soins ambulatoires ? Autant de débats de techniciens et entre professionnels, inaudibles pour l’usager qui n’attend qu’une chose : qu’on lui apporte une réponse adaptée à son besoin de santé.

LES PROPOSITIONS D’ACTIONS DU RAPPORT

→ UN ACCÈS AUX SOINS DE QUALITÉ ?

→ Mettre en place un réseau territorial de l’accès aux soins non programmés. Le pilotage opérationnel du réseau reposerait sur la régulation médicale au centre 15 et le numéro unique du généraliste libéral à venir. Le bon fonctionnement et la bonne orientation des usagers au sein du réseau reposent sur une régulation médicale adaptée, et notamment une régulation de médecine générale au mieux 24 heures sur 24.

→ Mettre en place des équipes d’urgentistes de territoire.

→ DES NIVEAUX POUR LES STRUCTURES D’ACCUEIL DES “URGENCES”

Sur la base d’une régulation médicale, pivot du dispositif, la stratification des niveaux des structures d’accueil des “urgences” pourrait être revue :

a. des services d’urgence,

b. des antennes de service d’urgence,

c. des centres de soins non programmés (CNSP) ou centres de soins immédiats.

→ OPTIMISER LA RESSOURCE EN COMPÉTENCES DE MÉDECIN URGENTISTE ?

→ Mettre l’urgentiste au centre du dispositif tout en resserrant au mieux l’activité des médecins urgentistes sur leur cœur de métier médical. En réanimation, il convient d’éviter de recourir aux médecins urgentistes pour la permanence des soins, en dehors, bien sûr, de ceux qui disposent de la compétence de réanimateur. Des bed manager, voire une véritable “cellule d’ordonnancement” selon la taille des établissements, devront être identifiés dans tous les établissements disposant d’un service d’urgence.

→ Créer des conditions d’exercice plus sereines au sein des services d’urgence en améliorant la qualité de l’accueil et de l’attente.

→ Optimiser le recours aux urgentistes dans la régulation médicale.

→ Adapter la permanence des régulateurs médicaux en fonction des besoins.

→ Optimiser le recours aux Smur dans certaines zones éloignées et peu peuplées.

→ Développer les transports infirmiers interhospitaliers.

→ Organiser le travail sur les sites d’urgence de faible activité.

→ PRISE EN CHARGE DES PATIENTS NE RELEVANT PAS DE L’URGENCE VRAIE

→ Élargir les plages d’ouverture des maisons médicales dites “de garde”.

→ Organiser au sein du réseau de territoire une filière de prise en charge de la traumatologie dite “petite”.

→ Instaurer une lettre clé “acte non programmé” pour les médecins libéraux participant au réseau.

→ Permettre la fluidité par une facilitation de l’usage des transports sanitaires au sein du réseau territorial.

POUR EN SAVOIR PLUS

• Rapport sur la territorialisation des activités d’urgences, Dr Jean-Yves Grall, juillet 2015, ministère des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes.

LA MÉDICOMÉTRIE

→ La médicométrie, apparue dans les années 1970 et dont les principaux fondateurs sont Antoine Bailly, étudie l’impact socio-économique de la santé, et en particulier celui des établissements de santé.

Elle propose ainsi une vision élargie du système de santé, en considérant que celui-ci ne représente pas seulement un coût pour la collectivité mais aussi un facteur démultiplicateur de richesses et de ressources : le système fournit des emplois à forte composante technologique, à haut niveau de formation et à haute valeur ajoutée, induit par ses achats de consommation des activités économiques et participe à l’amélioration de la qualité de vie.

Ainsi, si l’on prend l’exemple de l’hôpital, celui-ci produit trois types d’effets multiplicateurs sur l’économie locale :

→ des effets directs : premier employeur de la commune et du territoire dans lequel il est implanté, cette entreprise publique de main d’œuvre qualifiée distribue une masse salariale non négligeable qui est redistribuée pour une bonne partie dans l’économie locale. L’hôpital est aussi un consommateur des biens et services produits par le tissu économique local pour qui il représente un client privilégié.

→ des effets indirects de premier type : les achats directs de biens et services par l’hôpital suscitent la production d’autres biens et services pour laquelle des salaires sont versés, qui sont eux-mêmes redistribuées dans le commerce local, etc.

→ des effets indirects de second type : les salaires distribués par l’hôpital permettent d’acheter des biens et services produits localement, qui eux-mêmes suscitent la production d’autres biens, etc.

Dispensant également des formations (Ifsi ou faculté de médecine), prestataire éventuel de services marchands (repas et blanchisserie), l’hôpital apparaît comme le garant de l’équilibre économique du territoire.

L’hôpital a également un impact sur le niveau de qualité de vie de la population, sur le niveau culturel, sur l’image de marque de la commune.

Autant d’effets directs et indirects qui permettent de considérer la santé non plus seulement comme une dépense ou un coût, mais comme un véritable investissement, dimensions que la planification sanitaire doit prendre en compte.