Management des soins
Jacky Merkling* Fanny André** Valérie Barat*** Cynthia Briche**** Sylvain Chatel***** Marie-Christine Cerabonna****** Agnès Jean******* Lucia Folliguet********
L’augmentation des risques psychosociaux relève en partie de la tension liée aux injonctions contradictoires que sécrètent aujourd’hui les situations de travail. Le professionnel, écartelé entre les contraintes de productions et les exigences d’autonomie et d’adaptation, se vit comme individuellement responsable de ses difficultés. Il reste une voie de recours possible : le soutien mutuel, c’est-à-dire le prendre de soin de l’autre entre professionnels.
Depuis une vingtaine d’années, le stress et les risques psychosociaux (RPS) sont progressivement apparus comme des sujets et des enjeux majeurs de la vie au travail. À l’origine de ce phénomène sociétal, les transformations importantes dans le fonctionnement des organisations et dans les rapports au travail.
En effet, jusqu’à la fin de la période de développement qu’a connue la France après la Seconde Guerre mondiale, le monde du travail était essentiellement basé sur la productivité selon un modèle taylorien et fordien. Ce modèle était inscrit dans le cadre d’une demande sociétale insatiable et d’une concurrence principalement intranationale, c’est-à-dire sans dumping social. Il fallait produire au maximum pour satisfaire la demande et, pour obtenir cet optimum de production, l’entreprise était organisée selon un modèle productif horizontal et hiérarchique vertical.
La production horizontale consistait à segmenter au maximum les gestes opératoires liés à la production : un homme, un geste. Cette segmentation permettait d’expurger toute réflexion lors de la réalisation du geste, et donc toute hésitation, et de n’en garder que l’efficacité grâce à sa répétition. La hiérarchie verticale consistait à renforcer la séparation entre conception et exécution, c’est-à-dire entre réflexion et action, en confiant la première à la hiérarchie qui, seule, était en mesure d’appréhender la totalité du produit réalisé par les exécutants. Geste et production d’un côté, pensée et conceptualisation de l’autre.
Ce modèle, déshumanisé en apparence, n’excluait cependant pas totalement la dimension humaine, mais la repoussait dans les interstices de la production, c’est-à-dire dans les solidarités interpersonnelles, la conscience de classe, la lutte syndicale. Efficace dans le contexte de l’époque, ce modèle s’est fissuré à partir des années 1970 dans la majorité des pays occidentaux, lorsque l’équipement des ménages est arrivé à saturation en même temps qu’a été réalisé l’essentiel des équipements structuraux des territoires (routes, hôpitaux, outils de production d’énergie, parc immobilier, etc.). Cette situation a fait drastiquement baisser la demande de production et a obligé les entreprises à aller chercher des débouchés à l’extérieur des frontières des États, généralisant du même coup la concurrence et autorisant le dumping social. La production des biens s’est alors progressivement déplacée vers des pays aux conditions sociales moins favorables, ce qu’elle continue à faire de nos jours, au détriment de l’emploi et des conditions de travail dans les pays riches. Dans cette nouvelle configuration, il ne fallait plus produire en ayant comme seule contrainte la quantité, mais en gardant avant tout le souci du débouché.
Les deux dimensions de l’horizontalité (séquençage des tâches et des gestes) et de la verticalité (séparation de la conception et de la production) ont été réintroduites chez les opérateurs et se sont traduites par une augmentation du champ de leur autonomie et un élargissement de leur responsabilité dans la production. Il fallait à nouveau penser, mais penser dans une seule direction : l’adaptation à la demande. De nouvelles contraintes sont alors apparues, liées à l’urgence, à la multiplication des consignes, à des organisations complexes, à la pression et aux exigences liées à la satisfaction des clients. La charge physique des opérateurs s’est transformée grâce à une diversité bienvenue, mais la charge mentale, cognitive et affective s’est quant à elle considérablement alourdie. Le travail n’était plus une suite de gestes secrétés dans un halo d’automaticité, mais un pari sur la possibilité de vendre le produit réalisé. Produire vite et bien ne suffisait plus, il fallait produire juste, c’est-à-dire produire pour une cible, le client, dont la demande évoluait sans cesse, imposant aux entreprises et à leur employés une adaptation constante.
C’est ce contexte contraint que nous connaissons aujourd’hui encore, un contexte où l’effort physique compte souvent moins que la charge psychique liée à l’incertitude et à la responsabilité.
Ce sont pour partie ces éléments structuraux qui caractérisent le ressenti au travail aujourd’hui dans les entreprises. Ainsi une enquête de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques) met en évidence
La Dares définit ces risques psychosociaux comme « les risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi, les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental ». Le docteur Cerabona
• les exigences du travail, qui regroupent l’intensité et la complexité du travail (travail sous pression, exigences de compétences élevées) ainsi que les contraintes de rythme et les horaires de travail parfois difficilement conciliables avec la vie familiale ;
• les exigences émotionnelles en partie liées au contact avec le public qui nécessite de devoir cacher ou maîtriser ses émotions ;
• l’autonomie et les marges de manœuvre qui désignent la possibilité d’être acteur dans son travail, de participer aux décisions, d’utiliser ses compétences et de s’épanouir dans son travail ;
• les rapports sociaux, les relations de travail qui couvrent les relations avec les collègues et la hiérarchie. Ce qui se joue à ce niveau, c’est la reconnaissance, qu’elle soit intersubjective, statutaire ou financière ;
• les conflits de valeurs qui mettent en tension valeurs personnelles et impératifs de production ou de vente ;
• l’insécurité économique qui inclut le risque de perdre son emploi et les changements non maîtrisés de la tâche ou des conditions de travail.
Ces facteurs de risques sont des éléments de pressions pour l’individu, mais ils sont en même temps des facteurs d’opportunité puisqu’ils s’appuient sur l’implication, l’adaptation, l’autonomie, les compétences, c’est-à-dire sur les possibilités individuelles. Celui qui accepte ou parvient à jouer le jeu peut saisir ces opportunités et progresser ou, au minimum, sécuriser son emploi. Dans ce contexte, la responsabilité du possible vient lester les épaules du salarié qui est sommé de s’adapter… au risque de disparaître. Cette situation met en concurrence les possibilités de l’individu et les réquisits de l’organisation et, s’il ne peut y avoir adaptation entre les deux, un déséquilibre se crée qui sera source de stress chez l’individu : « Le stress au travail apparaît quand une personne ressent un déséquilibre entre ce qu’on lui demande de faire dans le cadre professionnel et les ressources dont elle dispose pour y répondre. »
Cette situation, caractérisée par une activité source de possibilités et en même temps cause de souffrance, crée un rapport ambivalent au travail qui n’épargne pas le secteur de la santé. Dans ce domaine, les budgets alloués pour chaque région, par le biais des Agences régionales de santé créées par la loi Hôpital, patients, santé, territoires (HPST) du 21 juillet 2009, ont restructuré l’offre de soins pour l’adapter aux besoins en santé de la population. Au niveau local, ces restructurations se sont exprimées bien souvent par la mutualisation et la rationalisation des moyens financiers, matériels et humains, et ont engendré une augmentation des mobilités et des missions des professionnels de santé. Parallèlement à ce durcissement du contexte financier, les exigences liées aux démarches qualité et à la certification ont intensifié le formalisme des pratiques et la peur de la faute. Le geste de soin doit se plier aux procédures et à l’exigence des éléments de preuve. Ce rigorisme formaliste donne à penser que la forme passe avant le fond, l’acte avant l’intention, le faire avant l’être. Le fondement relationnel du métier de soignant semble alors perdre de plus en plus de terrain face aux exigences des bonnes pratiques. Ces exigences de forme doublées par une organisation à flux tendu entraînent les soignants dans une course sans fin dans laquelle le sentiment de bien faire disparaît irrémédiablement. Les conséquences de ce contexte contraint se traduisent par de l’absentéisme, de la démotivation au travail, des conflits relationnels, du turn-over, et l’apparition d’un burn-out ou des interruptions de travail dues à l’apparition de diverses pathologies.
Quelles solutions trouver à cette évolution et surtout à ses conséquences ? Si l’on se souvient que les risques psychosociaux sont liés à des facteurs situés à l’interface de l’individu et de sa situation de travail, il apparaît que deux pistes sont à considérer : la situation de travail et l’individu. Intervenir sur les situations de travail, c’est-à-dire sur la dégradation des conditions de travail liée aux pressions financières, relève de la lutte syndicale et sort de notre propos. En revanche, en ce qui concerne l’individu, à travers ses réactions émotionnelles, ses rapports aux autres et le respect de ses valeurs, des possibilités d’action peuvent être envisagées. En premier lieu, c’est le cadre qui peut identifier, exploiter et mettre en place des mesures afin de garantir des soins de qualité dans un environement de travail bénéfique (lire l’encadré page précédente). Il convient aussi de regarder les expériences de nos collègues dans d’autres établissements et d’en tirer profit. Là aussi, le cadre doit impulser et soutenir ses équipes dans ce type de projet (lire l’encadré ci-contre).
Ce qui ressort, au-delà des mots et des concepts abordés, c’est le facteur humain, c’est-à-dire lorsque les hommes et les femmes s’impliquent personnellement, volontairement ou involontairement, consciemment ou inconsciemment, dans une relation interhumaine. Être capable de dire « je vais t’aider » paraît être l’élément introductif essentiel dans les interactions, pour peu qu’on sache reconnaître des signaux d’alerte implicites parfois, extraordinairement démonstratifs d’autres fois. Le facteur humain est le point de départ de l’action socio-environnementale, dans une forme de « consistance cognitive et affective groupale »
Pour finir, il nous apparaît important de positionner un acteur privilégié dans cet enjeu managérial de réduction des risques psychosociaux et de recherche du bien-être : le cadre de santé. De par sa position de proximité vis-à-vis des acteurs du soin et des décideurs de l’institution, il se situe au carrefour des individus et des situations de travail. Il est donc l’intervenant privilégié pour promouvoir ce facteur humain dans le pas à pas quotidien d’un service de soin en s’inscrivant lui-même dans ce prendre soin de l’autre pour prendre soin de soi.
(1) Source enquête SUMER 2010. Dares Analyses, mars 2012, n° 023, consultée le 22 avril 2015.
(2) Dr Cerabona, médecin du travail. Intervention au colloque du jeudi 12 mars 2015 organisé par l’Institut de formation des cadres de santé (IFCS) de Laxou (Meurthe-et-Moselle) : “Le bien-être : un concept conciliable avec le travail”.
(3) Anne Jacquemin, psychologue – Intervention au colloque du jeudi 12 mars 2015 organisé par l’IFCS de Laxou : “Le bien-être : un concept conciliable avec le travail”.
(4) Beatriz Arantes, psychologue spécialisée en psychologie organisationnelle et fonctionnelle : “Les six facteurs émotionnels du bien-être au travail”, citée par Anne Jacquemin, psychologue – Intervention au colloque du jeudi 12 mars 2015 organisé par l’IFCS de Laxou : “Le bien-être : un concept conciliable avec le travail”.
→ DÉFINITION
« Le soignant, pour prendre soin d’autrui, doit déjà prendre soin de lui-même. »
Ce postulat hisse le bien-être au travail au niveau de condition majeure et indispensable pour pérenniser des conditions de prises en soins de qualité. Le projet d’accord-cadre sur la qualité de vie au travail (QVT) dans la fonction publique daté du 12 janvier 2015 confirme l’enjeu de ce souci de l’autre pour l’encadrement.
→ LE CADRE IMPLIQUÉ ET EN PREMIÈRE LIGNE
L’identification et l’exploitation de valeurs et de ressources individuelles par le cadre de santé ont l’avantage de renforcer l’intérêt collectif pour répondre aux contraintes liées à l’environnement. Les valeurs communes professionnelles apparaissent comme un levier pour le cadre de santé afin de laisser place à une certaine liberté et créativité, même minime, ainsi qu’à l’autonomie et à la singularité de chaque salarié.
* Anne Jacquemin, psychologue – Intervention au colloque du jeudi 12 mars 2015 organisé par l’IFCS de Laxou : “Le bien-être : un concept conciliable avec le travail”.
Deux aides-soignantes exerçant en Ehpad sont intervenues lors d’un colloque sur le bien-être au travail. Elles ont montré, par des gestes simples et à moindres frais, qu’il est possible de diminuer le stress et les tensions chez les soignants, en peu de temps. Leurs témoignages, « les portes d’ouvertures sur la Zénitude : intention, attention et intuition par le toucher massage », mettent en évidence une nette amélioration de l’ambiance et du dialogue dans l’institution grâce au massage entre professionnels. Toucher les autres ou se laisser toucher passe par une modification des relations interpersonnelles et par l’occurrence d’intentions bienveillantes. Ces deux professionnelles consacrent, avec accords de leur direction qui leur a permis de se former, deux demi-journées par mois à masser leurs collègues et à leur apprendre les gestes de base du massage de bien-être
* Les deux professionnelles insistent pour préciser que leur massage est de “bien-être” et en aucun cas thérapeutique.