Après s’être juré de ne jamais travailler dans le secteur de l’enseignement, Pascale Wanquet-Thibault en a désormais fait le centre de sa vie professionnelle. La question de la douleur et celle de la communication sont ses chevaux de bataille.
Pascale Wanquet-Thibault : Oui, c’est assez drôle finalement. Toute ma famille était dans l’enseignement et je ne voulais surtout pas suivre cette voie. Maintenant, nous en rions. À 12 ans, après m’être occupée d’un petit garçon de 8 mois, j’ai pris la décision de devenir puéricultrice. Je ne connaissais rien de ce métier et je n’avais même pas intégré le fait qu’il s’agissait de s’occuper d’enfants malades, mais c’était décidé. Quelques années plus tard, j’ai donc intégré la toute nouvelle école d’infirmière Antoine-Béclère de Clamart [Assistance publique – Hôpitaux de Paris] où l’enseignement était assez avant-gardiste. J’appartenais à la dernière promotion en deux ans et j’ai obtenu mon diplôme en 1973. À l’époque, nous étions en stage le matin et en cours l’après-midi, ce qui nous amenait à être bien intégrées dans les services. Les quatre stages que j’ai effectués en pédiatrie m’ont confortée dans mon choix. En particulier, le stage au sein du service du professeur Courtecuisse où on laissait déjà leur place aux parents, contrairement à ce qui se faisait dans de nombreux autres services.
Pascale Wanquet-Thibault : À la sortie de mes études, il n’y avait pas de poste vacant en pédiatrie. J’ai donc intégré un service d’urgences chirurgicales adultes, mais cela m’a permis de découvrir que j’étais bien dans ce milieu, qu’on y soigne des enfants ou des adultes. Au bout d’un an, je suis tout de même partie travailler en maternité à Antoine-Béclère comme infirmière en salle de travail dans le service du professeur Papiernik. J’aurais volontiers complété mes courtes études par un diplôme en psychologie, mais c’était trop compliqué d’un point de vue logistique. Ce qui était fantastique, c’est que, dans ce service, on faisait déjà de la recherche. On était à la pointe de la technique et de la psychologie. J’y ai vu les premières échographies, les premières péridurales, les naissances de triplés, d’enfants mis sous bulle. On travaillait énormément, mais c’était extrêmement stimulant. J’y suis restée trois ans, jusqu’à mon départ pour Rennes [Ille-et-Vilaine].
Pascale Wanquet-Thibault : Disons que je l’avais un peu oublié. Je me suis retrouvée en chirurgie infantile, ce qui me convenait bien. C’était dynamique, actif, varié. Les chirurgiens et les anesthésistes y étaient proches des équipes. J’ai alors été rattrapée par mes projets initiaux quand on m’a rappelé que j’en avais parlé au moment de mon embauche pour m’encourager à passer à l’acte. Mais, à l’époque, il était important pour moi de travailler à temps partiel. C’est la raison pour laquelle j’ai pris un poste de nuit en réanimation chirurgicale infantile où je me suis énormément formée, notamment à la gestion du stress et à la communication. En parallèle, je me suis lancée dans la relaxation pour moi-même. Ce que j’avais appris tout au long de mon parcours m’a permis de me sentir vraiment utile au sein de l’équipe. Notamment au moment de la publication des nouveaux textes, dans les années 1980. Et finalement, j’ai décidé de suivre enfin la formation d’infirmière puéricultrice en 1983. Ce qui m’a fait redécouvrir des tas de possibilités. Il y avait vraiment quelque chose à faire à l’hôpital. On commençait enfin à parler du bébé comme d’une personne. Nous abordions tous les sujets qui m’intéressaient. Cela a réactivé mes intérêts. Y compris pour la psychologie. Si je n’ai jamais passé ce diplôme de psychologie que j’avais envisagé au sortir de mes études, je m’y suis formée d’une autre manière.
Pascale Wanquet-Thibault : C’est exactement ça [rires]. Après mon diplôme, je suis retournée dans le service de réanimation jusqu’à ce qu’un poste d’enseignement à l’école de puériculture se libère en 1988. J’avais envie de transmettre, mais transmettre au sein du service ne me suffisait pas. Enseigner, c’est une autre manière d’exercer le métier, j’en suis intimement persuadée. Là, on m’a demandé de passer par l’école des cadres. J’ai été reçue et j’y ai découvert que j’aimais vraiment écrire. On était en 1990. J’ai repris mon poste à l’école mais, lorsque la cadre de pédiatrie générale et onco-pédiatrie a pris sa retraite, j’ai déposé ma candidature parce que, dans l’enseignement, il me manquait le volet management. Les questions de la douleur et des soins palliatifs m’intéressaient déjà depuis de nombreuses années et je voulais apporter la preuve qu’on pouvait manager autrement, accompagner les équipes dans ces domaines. C’était un vrai défi pour moi. Cela a fait considérablement évoluer mes perspectives.
Pascale Wanquet-Thibault : Oui. Et depuis longtemps. Dans ce service, j’ai notamment participé à la mise en place de procédures anti-douleur, surtout en cancérologie. Le service a participé à une recherche multicentriste sur l’utilisation du Méopa, mais nous avons également beaucoup travaillé sur d’autres produits comme la crème analgésiante ou les morphiniques. C’est aussi à cette époque que j’ai créé, avec le docteur Philippe Lemoine, une nouvelle échelle d’évaluation de la douleur chez l’enfant : l’échelle Heden [Hétéro-évaluation de la douleur de l’enfant], une version simplifiée et raccourcie de l’échelle de DEGR [Douleur enfant Gustave-Roussy] qui était trop complexe et longue pour une utilisation rapide et efficace. Cinq signes sont pris en compte : les plaintes somatiques, l’intérêt pour le monde extérieur, la position antalgique, la lenteur ou la rareté des mouvements et le contrôle exercé par l’enfant quand on le mobilise. Pour chacun de ces signes, une cotation de 0 à 2 selon les réactions du patient permet une évaluation fine et rapide à la fois. Cela a mis du temps mais cette échelle est validée sur le plan international depuis cette année. C’est l’une de mes grandes satisfactions.
Pascale Wanquet-Thibault : On travaillait avec un centre de soins de suites. Lorsque la cadre l’a quitté, j’ai eu envie du poste. C’était la première fois que je quittais l’hôpital universitaire et l’expérience était intéressante. Du moins, sur le papier. L’univers que j’ai découvert avait besoin d’énormes améliorations. J’ai donné le maximum de moi-même mais, lorsqu’un poste de direction d’école de puériculture à Paris s’est libéré, j’ai profité de l’opportunité. La seule qui dépendait de l’Éducation nationale, ce qui a bien fait rire ma famille. La boucle était bouclée [rires]. J’y ai passé cinq ans. Ce n’est qu’une question d’incompatibilité de statuts entre les deux institutions [Assistance publique – Hôpitaux de Paris et Éducation nationale] qui me l’a fait quitter. Mais là s’est profilée une opportunité extraordinaire : dans le cadre du deuxième plan de lutte contre la douleur, on m’a offert de participer à la création du Centre national de ressources de lutte contre la douleur, le CNRD. Cela a été fantastique ! Toutes les étapes de mon parcours ont pu être utiles. J’y suis restée presque six ans. En 2009, je pouvais partir à la retraite ou poursuivre jusqu’à l’âge de 62 ans. Les lourdeurs institutionnelles commençaient à me peser. J’avais envie de continuer à travailler, mais autrement.
Pascale Wanquet-Thibault : La douleur, les soins palliatifs, mais aussi le travail avec les aidants, la formation des formateurs, les questions éthiques, la bientraitance. Cela s’appelle Amaé santé. Amaé signifie “faire du lien, donner du sens”. La société Amaé conseil existait déjà, dans le secteur de la formation en management. J’ai donc créé la branche santé. Devenir mon propre décideur a été un grand changement. Je travaille en sous-traitance avec d’autres organismes de formation et avec des clients directs qui connaissent ma réputation dans le domaine de la douleur. Le sujet de la douleur s’est imposé à moi tout au long de mon parcours. Cela correspondait aussi à une époque où cette préoccupation a donné lieu à de nombreux travaux. Une des particularités de la douleur, c’est la complexité et le lien corps-esprit. Il y a une véritable incidence de la douleur physique sur le psychisme, et inversement, la souffrance peut entraîner de la douleur. La réponse est singulière chez chaque individu. C’est ça qui est intéressant, l’individu à part entière auquel il convient de s’adapter. C’est la spécificité de notre métier. Si on le comprend, on ne s’ennuie jamais.
Pascale Wanquet-Thibault : En ce moment, je m’entends parfois rétorquer que la question de la douleur n’est « plus à la mode ». Ce qui rend la transmission un peu plus complexe. Les gens qui ont mal, ce n’est pas une mode ! Actuellement, tout ce qui est du domaine de l’humanisme est un peu oublié au profit d’une logique comptable. Or, dans notre métier, il me paraît essentiel de défendre des valeurs humanistes. Avec une vision globale de l’individu, plus on donne, plus on reçoit. Déjà, lorsque j’étais directrice d’école, j’avais été frappée par la perte d’intérêt de certains étudiants sur ces questions, ce qui m’avait amenée à passer un Diplôme universitaire d’éthique de manière à me mettre académiquement au clair avec mes valeurs. Le bagage dont j’ai bénéficié alors m’a énormément aidée à me positionner face à eux, mais aussi à me mettre en capacité d’entendre l’autre, d’argumenter sans me décourager ou me bloquer dans une posture.
Pascale Wanquet-Thibault : Lorsque j’étais au CNRD [voir plus haut], j’ai beaucoup travaillé sur la prévention de la douleur provoquée par les soins et, en particulier, à sa prévention par des moyens non pharmacologiques comme l’hypnose, par exemple. En 2003, j’ai rencontré Isabelle Celestin-Lhopiteau, une psychologue qui commençait à utiliser l’hypnose, justement. Ensemble, nous avons écrit Le guide des pratiques psychocorporelles. Nous travaillons dorénavant très régulièrement ensemble. Depuis environ quinze ans, les neurosciences nous ont appris énormément de choses sur le fonctionnement cérébral qui ont un impact direct dans la relation de soin, comme par exemple l’efficacité de l’hypnose dans le traitement ou la prévention de la douleur, le fait que le cerveau n’entend pas la négation, les neurones miroirs, etc. Quand on intègre l’idée que seule 18 % de la communication à l’autre est verbale, on ne peut pas faire autrement que de tenter de travailler sur les 82 % restants. L’essentiel, c’est ce qu’on transmet par sa posture, l’intonation de sa voix, sa présentation… C’est ce que j’ai vraiment découvert en pédiatrie. Mais ça se travaille tout le temps et dans tous les secteurs d’activité. Il m’est arrivé d’entendre des infirmiers dire : « Cela ne me gêne pas de toucher les gens, mais je n’aime pas qu’on me touche. » La question est alors : « Qui est l’autre pour moi ? » Certains s’en rendent compte et participent à des formations en massages pour travailler sur ce problème. C’est bien, mais ce n’est pas la majorité, malheureusement. On est dans une relation avec ses cinq sens, mais un ou deux sont préférentiels chez chacun. il est important d’identifier ce qui est le plus sensible chez nous, comme chez l’autre. Lorsqu’on a, face à soi, une personne dont les sens préférentiels ne sont pas les mêmes que soi, la communication peut en pâtir.
Pascale Wanquet-Thibault : Dans nos métiers, on est assez bien formé à l’observation. Certaines personnes sont également très olfactives. On peut s’exercer à l’observation et à l’écoute. Apprendre à identifier comment la personne, en face, communique. Que dit mon corps ? Mon visage ? Comment je me tiens ? L’image qu’on renvoie à l’autre n’est pas du tout anodine. Elle a même un impact essentiel dans la communication. Tout cela peut être abordé très tôt dans la formation initiale, si l’on considère que c’est essentiel. Je travaille beaucoup la question de la posture avec les professionnels qui viennent suivre les cours du diplôme universitaire de pratiques psycho-corporelles dont je suis responsable avec Isabelle Celestin-Lhopiteau au Kremlin-Bicêtre [Assistance publique – Hôpitaux de Paris]. Le cursus, qui dure une année, a été créé à la demande du professeur Benhamou, chef de service en réanimation et médiateur dans l’établissement. Il s’était rendu compte que la majorité des plaintes émanant des patients étaient liées à des problèmes de communication. Nous ne travaillons pas sur des techniques à proprement parler, mais sur la manière de faire. On peut apprendre à masser, mais l’essentiel est la manière dont on dispense ce massage et comment on utilise le toucher en accord avec les paroles. Utiliser le geste à bon escient, en cohérence avec le reste de la communication.
Pascale Wanquet-Thibault : Les étudiants sont des infirmiers, des médecins, des kinésithérapeutes en majorité. Nous travaillons très concrètement autour de situations professionnelles réelles. On leur a appris à dire au patient ce qu’ils s’apprêtent à faire. « Attention, je pique » en est l’un des exemples les plus frappants. Quand on leur explique que ce n’est pas la bonne manière de faire parce que ça amplifie le phénomène de douleur, ils sont scandalisés de prime abord. Mais le patient veut-il vraiment savoir ce que vous allez faire ? C’est la vraie question. Certains oui, d’autres non. L’important est d’adapter nos savoir-faire (relationnels) aux besoins du patient à ce moment-là.
Pascale Wanquet-Thibault : Oui. C’est un facteur extrêmement important qui peut entraver la communication. En éducation thérapeutique, par exemple, l’infirmier ou le médecin sont persuadés qu’ils savent ce qui est bien pour le patient. Ils ont été formés à ça. Mais si je ne m’intéresse pas à ce qu’attend l’autre, c’est un message autoritaire que je dispense. Un message qui ne passera pas. D’ailleurs, je serais plutôt favorable à l’utilisation de l’expression “apprentissage thérapeutique” plutôt qu’à celle du terme “éducation”.