Objectif Soins n° 245 du 01/04/2016

 

Ressources humaines

Sandra Mignot  

Peu de travaux universitaires ont exploré les représentations des hommes dans la fonction cadre. Si les rapports sociaux de sexe peuvent apparaître amoindris par la large féminisation de la profession infirmière, l’environnement hospitalier du soin n’est pas moins dénué de nombreux stéréotypes favorisant une certaine domination masculine.

La profession infirmière est largement féminisée. Seuls 12,9 % des IDE sont en effet des hommes, selon les statistiques de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) au 1er janvier 2014. Mais pour les quelque 15 752 cadres que compte la France métropolitaine, près de 16 % sont de sexe masculin. Une proportion légèrement supérieure mais significative, et qui se renforce au fil de la progression hiérarchique, comme l’indique Romain Bourlanges dans son mémoire(1) pour l’obtention du diplôme de cadre de santé (2012) : en 2011, 21 % des cadres supérieurs et 25,2 % des directeurs de soins étaient ainsi des hommes. Comme l’écrit Geneviève Picot(2), « on assiste à un processus de hiérarchisation sexuée en faveur des hommes alors que leur entrée dans la profession de soin est relativement récente et qu’ils n’y constituent qu’une minorité ». On observe évidemment des variations considérables au niveau local. Dans son établissement des Hospices civils de Lyon (Rhône), Dominique Combarnous, cadre de pôle et présidente de l’Association nationale des cadres infirmiers et médico-techniques, n’observe que 2 % d’hommes parmi les cadres de santé et 10 % parmi les cadres supérieurs. Au Centre hospitalier Sainte-Anne (Paris), spécialisé en psychiatrie et neurosciences, on compte 22 % d’hommes parmi les cadres de santé et 30 % parmi les cadres supérieurs. « C’est peut-être parce que nous partons déjà d’un effectif infirmier plus masculinisé que dans d’autres établissements, observe Sylvie Leuwers, à la directions des soins du Centre hospitalier Sainte-Anne. 25 % de nos infirmiers sont des hommes. » En revanche, le Centre hospitalier de Thuir (Pyrénées-Orientales) s’interrogeait en 2014 sur le fait que de 25 % parmi ses infirmiers, la proportion masculine passe à 48 % parmi les cadres de santé, puis 85 % parmi ses cadres supérieurs.

POURQUOI ?

Comment expliquer cette tendance globale ? La recherche sur la question est assez peu nourrie. Christine Williams de l’université du Texas a décrit(3) en 1992 l’effet de “l’ascenseur de verre” pour les hommes exerçant dans des professions majoritairement féminines (soins infirmiers, bibliothèque, travail social, enseignement primaire). Ils seraient identifiés comme « positivement différents » et dès lors davantage encouragés – que ce soit par leurs collègues femmes ou leurs supérieurs – à prendre des positions d’autorité, puis à évoluer dans leur profession. « On va peut-être plus facilement repérer le potentiel d’un homme au sein d’un effectif massivement féminin, que celui d’une femme au milieu de ses semblables, suggère Laurence Laignel. D’ailleurs, les directeurs font la même chose. » Ce que confirme Geneviève Picot, infirmière et sociologue, dans son article Les hommes dans le soin : « Composé majoritairement de femmes, le groupe des cadres participe ainsi à une promotion interne en faveur des infirmiers. Ces pratiques sexuées au détriment des femmes existent certes sur l’ensemble du marché du travail, mais la particularité dans le cas de l’hôpital, c’est que ce sont des femmes, les cadres infirmières qui poussent à la promotion des hommes. »

La socialisation des infirmiers avec les autres hommes de l’environnement professionnel, souvent des supérieurs hiérarchiques, pourrait également être un atout dans une carrière. Enfin, les critiques venant de l’extérieur, quant à leur intégration dans une fonction considérée comme féminine, les pousseraient encore davantage à en sortir par le haut…

Romain Bourlanges a retrouvé au fil de ses entretiens certains éléments de la théorie de l’ascenseur de verre. « Beaucoup d’entre eux [NDLR, les huit cadres interrogés pour son mémoire], parfois malgré eux, sont ainsi soumis à d’invisibles pressions pour se diriger vers les spécialités les plus prestigieuses – et accessoirement les mieux rémunérées – ou pour évoluer dans la hiérarchie de leur profession. » Il est vrai qu’outre la fonction cadre, les hommes sont nombreux à se diriger vers des spécialisations techniques : ils représentent ainsi notamment 30,5 % des Iade (Drees 2014). « Ces pressions sont exercées d’une part par la société qui, en portant un regard négatif voire méprisant [NDLR, des jeunes cadres interrogés évoquent le désir déçu de leurs proches de les voir devenir médecin notamment] sur leur orientation et leur travail, les incite à gravir les échelons pour occuper des postes plus valorisés ; d’autre part, par leur entourage professionnel. Il apparaît que les femmes sont généralement désireuses de voir pénétrer les hommes dans leurs sphères d’activité. »

« Il ne faut pas oublier non plus qu’il persiste une empreinte judéo-chrétienne très forte dans la culture infirmière, même s’il y a un début d’émancipation, ajoute Laurence Laignel, directrice des soins au Centre hospitalier du Mans (Sarthe). Les femmes vont peut-être moins se former, ou le faire plus tard que les hommes, parce qu’elles veulent s’occuper de leur famille ; certaines choisissent d’ailleurs la carrière pour conserver cette disponibilité. »

EXISTE-T-IL UN TYPE DE MANAGEMENT FÉMININ/MASCULIN ?

Laurence Laignel le reconnaît : « À compétence égale, j’ai parfois choisi des hommes à la place de femmes, pour contrebalancer le manque de mixité existant dans l’univers de la santé. Parce que cela permet d’avoir des abords différents sur les situations. » De son côté, Dominique Combarnous formule également une préférence pour des cadres masculins dans certains services tels que les urgences ou la réanimation. « Ils en imposent plus par rapport aux équipes, observe-t-elle. S’il doit y avoir confrontation, s’ils doivent affirmer leur présence, c’est plus facile pour des hommes. »

Ceux-ci mentionnent également l’existence d’un certain rapport de séduction qui ajouterait à l’autorité du cadre masculin. Comme l’exprime David, l’un des cadres ou faisant fonction interviewés par Romain Bourlanges : « Dans le jeu de séduction avec les équipes, auprès des filles, c’est naturel. Je suis sûr que si moi ou une collègue féminine demande quelque chose à une infirmière, une aide-soignante, ce sera différent. Parce qu’il y a ce jeu de séduction, il y est forcément, et qu’on retrouve à l’extérieur. On en joue. »

Dans le monde de l’entreprise, et malgré les idées reçues, divers travaux s’accordent pourtant pour confirmer qu’il n’existe pas de différence majeure entre hommes et femmes en matière de leadership. Ainsi, pour Sarah Saint-Michel(4), du centre de recherche en management de Toulouse 1 (Haute-Garonne), « il n’existe pas de management caractérisé par des compétences présupposées féminines, c’est-à-dire davantage sur un mode affectif, qui conduirait les femmes à diriger leurs équipes différemment de leur homologues masculins ». En revanche, il existe des modes de management davantage caractérisés comme masculin ou féminins. « Ce n’est pas le sexe du leader, c’est son orientation plus ou moins masculine ou féminine qui va déterminer le style de leadership, poursuit la chercheuse. Un leadership asexué existe, mais il ne va pas fonctionner si les collaborateurs ont recours ou utilisent des stéréotypes sexués dans leurs relations avec leurs leaders. » Ce qui reste malheureusement très présent à l’hôpital, comme dans l’ensemble de la société.

À l’hôpital, un certain nombre de cadres supérieurs et directeurs des soins partagent cet avis. Selon Carolyn Crozier(5), cela s’explique par le fait qu’intégrant une profession massivement féminine, les cadres infirmiers se sont socialisés selon les caractéristiques dominantes dans la profession infirmière, des caractéristiques neutres (sincérité, systématisme, fiabilité, etc.) ou féminines (douceur, docilité, dépendance, etc.).

DES REPRÉSENTATIONS SEXUÉES ENCORE TRÈS PRÉGNANTES

Pourtant, les représentations sexuées et stéréotypées sur les caractéristiques des uns et des autres ont la vie dure. Dans une étude irlandaise(6) réalisée en 2012 parmi des professionnels du soin infirmier et maïeutique, les répondants ont formulé une association plus forte entre les caractéristiques dites masculines et celles d’un manager (besoin de pouvoir, sens de la compétition, ambition, indépendance…). Au Royaume-Uni, une enquête(7) réalisée en 2010 a mis en évidence des différences existant entre les divers types d’établissements sanitaires. Dans le public, les hommes représentaient 8,1 % des directeurs des soins ; mais, dans les établissements gérés sous le mode des fondations, ils constitueraient 14,9 % de cette fonction (tandis que l’ensemble des infirmiers compte 7,9 % d’hommes dans ses rangs). À la publication de ces chiffres, plusieurs hypothèses ont été émises, la première résidant dans la possibilité que les carrières masculines soient davantage encouragées dans un modèle où le résultat économique prédomine. Dans ces conditions, les interruptions de travail potentielles des femmes pour congé maternité ou dues à leur plus grande implication familiale (au détriment de leur emploi) joueraient donc en faveur des hommes. Mais il a été également suggéré que les hommes seraient plus aptes et mieux formés à la gestion économique et financière, qu’ils se battraient davantage pour accéder aux postes de pouvoir.

Dans son mémoire, Romain Bourlanges relève ainsi le caractère plus apaisé et calme qu’afficheraient les hommes cadres, quand les femmes seraient davantage dans l’émotionnel (il est à noter que seuls des hommes ont été interrogés pour la rédaction de son travail). À propos du témoignage d’un cadre, il commente : « D’une part, les hommes auraient une plus grande propension à la franchise et à une “simplicité de fonctionnement”. À l’opposé, les femmes seraient colériques de nature. Ce comportement “hystérique” viendrait entacher leurs facultés de discernement et compromettre un dénouement positif de la situation. Ces propos, assez extrêmes et empreints de représentations sexuées, trouvent écho chez d’autres répondants, de manière toutefois plus modérée. »

Comme l’observe également Maryse Saliou-Legeas, cadre de santé formateur à Brest (Finistère) et auteur d’un mémoire de master intitulé “Être infirmier au masculin, l’influence du genre dans la profession, approche éthnologique”, en 2012, « il est fréquemment évoqué que les hommes seraient plus à même de gérer les situations de conflit, disposant de plus d’humour et de capacités d’apaisement. La présence d’un ou de plusieurs hommes dans une équipe tempèrerait les commérages et atténuerait la compétitivité entre soignants ».

Ainsi, même au sein d’un environnement largement féminin, les stéréotypes et rapports de genre persistent, en faveur des hommes. Un espoir réside peut-être dans les plus jeunes générations à venir : l’étude de Berkery(6) montre que les étudiants associent davantage des caractéristiques féminines aux qualités managériales…

NOTES

(1) “Quand la question du genre s’invite dans la professionnalisation, le cas des infirmiers devenus cadres de santé”. 2012, IFCS, AP-HP.

(2) Picot, Geneviève. “Les hommes et l’activité de soin : réalités et enjeux dans un contexte de changement de l’organisation du travail à l’hôpital”. In : Sciences de la Société – Rationalisation des organisations hospitalières, n° 76. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2009. pp.134-145.

(3) “The Glass Escalator: Hidden Advantages for Men in the “Female” Professions”, Christine L. Williams. In : Social Problems, Vol. 39, n° 3 (Aug., 1992), pp.253-267.

(4) “Il n’y a pas de différences entre hommes et femmes en matière de leadership”. In : Entreprises et Carrières, 7-20 mai 2013, pp.28-29.

(5) Nurse executives characteristics, Gender differences, Carolyn K. Crozier, Nursing Management 1996 : 27(12); 33-38.

(6) “The relationship between gender role stereotypesand requisite managerial characteristics: the case of nursing and midwifery professionals”. Berkery E., Tiernan S., Morley M. In : Journal of Nursing Management, 2014, 22, 707-719.

(7) “Top hospitals show biasfor male nurse directors”. 17 August 2010 Steve Ford, Charlotte Santry, Sally Gainsbury – via le lien raccourci bit.ly/1qnAUNh

Trois questions à : Patrice Mauve, jeune cadre de santé en réanimation médicale à l’hôpital Lariboisière (AP-HP)

« Ce n’est pas le sexe qui influence le mode de management »

→ Objectif Soins & Management : À votre avis, pourquoi la proportion d’hommes est-elle plus nombreuse parmi les cadres que parmi les IDE ?

Patrice Mauve : Je ne peux qu’émettre des hypothèses, mais il y a peut-être une histoire d’affinité avec le métier initial. Les motivations des hommes à devenir infirmier sont différentes. Ce n’est pas forcément un rêve d’enfance. Ni quelque chose vers quoi la société va nous orienter facilement. Moi, par exemple, j’ai très vite su que je n’avais pas envie de rester dans le soin toute ma vie. Par ailleurs, nous avons probablement une tendance naturelle à l’autorité. Notre discours s’entend peut-être plus facilement. Tout cela est très inconscient, mais ça pourrait être une question d’affinité avec le pouvoir.

→ OS&M : Observez-vous des différences entre le management au masculin ou au féminin ?

Patrice Mauve : Infirmier, je n’ai travaillé qu’avec des cadres femmes et cela ne m’a pas empêché de me projeter. Certaines font preuve d’une autorité manifeste. Je pense que ce n’est pas le sexe qui influence le mode de management. Pourtant, dans mon service, nous sommes deux cadres, un homme et une femme. J’ai plus souvent le rôle d’autorité alors que ma collègue sera plus dans la diplomatie et la pédagogie. Cela crée un équilibre, à défaut de posséder chacun ces deux facettes.

→ OS&M : Au sein de la hiérarchie, les hommes cadres sont-ils vus différemment ?

Patrice Mauve : Je ne pense pas. Parfois, nos supérieures féminines peuvent être un peu plus maternantes. En revanche, les rapports avec les médecins peuvent être différents, notamment avec les chefs de service qui sont souvent des hommes. Certains d’entre eux se sentent investis de la mission de gérer l’ensemble du personnel. Donc on peut parfois avoir un rapport un peu frontal. D’ailleurs, si le risque se présente, c’est en général ma collègue qui prend le relais.