Peu de travaux universitaires ont exploré les représentations des hommes dans la fonction cadre. Si les rapports sociaux de sexe peuvent apparaître amoindris par la large féminisation de la profession infirmière, l’environnement hospitalier du soin n’est pas moins dénué de nombreux stéréotypes favorisant une certaine domination masculine.
La profession infirmière est largement féminisée. Seuls 12,9 % des IDE sont en effet des hommes, selon les statistiques de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) au 1er janvier 2014. Mais pour les quelque 15 752 cadres que compte la France métropolitaine, près de 16 % sont de sexe masculin. Une proportion légèrement supérieure mais significative, et qui se renforce au fil de la progression hiérarchique, comme l’indique Romain Bourlanges dans son mémoire
Comment expliquer cette tendance globale ? La recherche sur la question est assez peu nourrie. Christine Williams de l’université du Texas a décrit
La socialisation des infirmiers avec les autres hommes de l’environnement professionnel, souvent des supérieurs hiérarchiques, pourrait également être un atout dans une carrière. Enfin, les critiques venant de l’extérieur, quant à leur intégration dans une fonction considérée comme féminine, les pousseraient encore davantage à en sortir par le haut…
Romain Bourlanges a retrouvé au fil de ses entretiens certains éléments de la théorie de l’ascenseur de verre. « Beaucoup d’entre eux [NDLR, les huit cadres interrogés pour son mémoire], parfois malgré eux, sont ainsi soumis à d’invisibles pressions pour se diriger vers les spécialités les plus prestigieuses – et accessoirement les mieux rémunérées – ou pour évoluer dans la hiérarchie de leur profession. » Il est vrai qu’outre la fonction cadre, les hommes sont nombreux à se diriger vers des spécialisations techniques : ils représentent ainsi notamment 30,5 % des Iade (Drees 2014). « Ces pressions sont exercées d’une part par la société qui, en portant un regard négatif voire méprisant [NDLR, des jeunes cadres interrogés évoquent le désir déçu de leurs proches de les voir devenir médecin notamment] sur leur orientation et leur travail, les incite à gravir les échelons pour occuper des postes plus valorisés ; d’autre part, par leur entourage professionnel. Il apparaît que les femmes sont généralement désireuses de voir pénétrer les hommes dans leurs sphères d’activité. »
« Il ne faut pas oublier non plus qu’il persiste une empreinte judéo-chrétienne très forte dans la culture infirmière, même s’il y a un début d’émancipation, ajoute Laurence Laignel, directrice des soins au Centre hospitalier du Mans (Sarthe). Les femmes vont peut-être moins se former, ou le faire plus tard que les hommes, parce qu’elles veulent s’occuper de leur famille ; certaines choisissent d’ailleurs la carrière pour conserver cette disponibilité. »
Laurence Laignel le reconnaît : « À compétence égale, j’ai parfois choisi des hommes à la place de femmes, pour contrebalancer le manque de mixité existant dans l’univers de la santé. Parce que cela permet d’avoir des abords différents sur les situations. » De son côté, Dominique Combarnous formule également une préférence pour des cadres masculins dans certains services tels que les urgences ou la réanimation. « Ils en imposent plus par rapport aux équipes, observe-t-elle. S’il doit y avoir confrontation, s’ils doivent affirmer leur présence, c’est plus facile pour des hommes. »
Ceux-ci mentionnent également l’existence d’un certain rapport de séduction qui ajouterait à l’autorité du cadre masculin. Comme l’exprime David, l’un des cadres ou faisant fonction interviewés par Romain Bourlanges : « Dans le jeu de séduction avec les équipes, auprès des filles, c’est naturel. Je suis sûr que si moi ou une collègue féminine demande quelque chose à une infirmière, une aide-soignante, ce sera différent. Parce qu’il y a ce jeu de séduction, il y est forcément, et qu’on retrouve à l’extérieur. On en joue. »
Dans le monde de l’entreprise, et malgré les idées reçues, divers travaux s’accordent pourtant pour confirmer qu’il n’existe pas de différence majeure entre hommes et femmes en matière de leadership. Ainsi, pour Sarah Saint-Michel
À l’hôpital, un certain nombre de cadres supérieurs et directeurs des soins partagent cet avis. Selon Carolyn Crozier
Pourtant, les représentations sexuées et stéréotypées sur les caractéristiques des uns et des autres ont la vie dure. Dans une étude irlandaise
Dans son mémoire, Romain Bourlanges relève ainsi le caractère plus apaisé et calme qu’afficheraient les hommes cadres, quand les femmes seraient davantage dans l’émotionnel (il est à noter que seuls des hommes ont été interrogés pour la rédaction de son travail). À propos du témoignage d’un cadre, il commente : « D’une part, les hommes auraient une plus grande propension à la franchise et à une “simplicité de fonctionnement”. À l’opposé, les femmes seraient colériques de nature. Ce comportement “hystérique” viendrait entacher leurs facultés de discernement et compromettre un dénouement positif de la situation. Ces propos, assez extrêmes et empreints de représentations sexuées, trouvent écho chez d’autres répondants, de manière toutefois plus modérée. »
Comme l’observe également Maryse Saliou-Legeas, cadre de santé formateur à Brest (Finistère) et auteur d’un mémoire de master intitulé “Être infirmier au masculin, l’influence du genre dans la profession, approche éthnologique”, en 2012, « il est fréquemment évoqué que les hommes seraient plus à même de gérer les situations de conflit, disposant de plus d’humour et de capacités d’apaisement. La présence d’un ou de plusieurs hommes dans une équipe tempèrerait les commérages et atténuerait la compétitivité entre soignants ».
Ainsi, même au sein d’un environnement largement féminin, les stéréotypes et rapports de genre persistent, en faveur des hommes. Un espoir réside peut-être dans les plus jeunes générations à venir : l’étude de Berkery
(1) “Quand la question du genre s’invite dans la professionnalisation, le cas des infirmiers devenus cadres de santé”. 2012, IFCS, AP-HP.
(2) Picot, Geneviève. “Les hommes et l’activité de soin : réalités et enjeux dans un contexte de changement de l’organisation du travail à l’hôpital”. In : Sciences de la Société – Rationalisation des organisations hospitalières, n° 76. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2009. pp.134-145.
(3) “The Glass Escalator: Hidden Advantages for Men in the “Female” Professions”, Christine L. Williams. In : Social Problems, Vol. 39, n° 3 (Aug., 1992), pp.253-267.
(4) “Il n’y a pas de différences entre hommes et femmes en matière de leadership”. In : Entreprises et Carrières, 7-20 mai 2013, pp.28-29.
(5) Nurse executives characteristics, Gender differences, Carolyn K. Crozier, Nursing Management 1996 : 27(12); 33-38.
(6) “The relationship between gender role stereotypesand requisite managerial characteristics: the case of nursing and midwifery professionals”. Berkery E., Tiernan S., Morley M. In : Journal of Nursing Management, 2014, 22, 707-719.
(7) “Top hospitals show biasfor male nurse directors”. 17 August 2010 Steve Ford, Charlotte Santry, Sally Gainsbury – via le lien raccourci bit.ly/1qnAUNh
→ Objectif Soins & Management : À votre avis, pourquoi la proportion d’hommes est-elle plus nombreuse parmi les cadres que parmi les IDE ?
Patrice Mauve : Je ne peux qu’émettre des hypothèses, mais il y a peut-être une histoire d’affinité avec le métier initial. Les motivations des hommes à devenir infirmier sont différentes. Ce n’est pas forcément un rêve d’enfance. Ni quelque chose vers quoi la société va nous orienter facilement. Moi, par exemple, j’ai très vite su que je n’avais pas envie de rester dans le soin toute ma vie. Par ailleurs, nous avons probablement une tendance naturelle à l’autorité. Notre discours s’entend peut-être plus facilement. Tout cela est très inconscient, mais ça pourrait être une question d’affinité avec le pouvoir.
→ OS&M : Observez-vous des différences entre le management au masculin ou au féminin ?
Patrice Mauve : Infirmier, je n’ai travaillé qu’avec des cadres femmes et cela ne m’a pas empêché de me projeter. Certaines font preuve d’une autorité manifeste. Je pense que ce n’est pas le sexe qui influence le mode de management. Pourtant, dans mon service, nous sommes deux cadres, un homme et une femme. J’ai plus souvent le rôle d’autorité alors que ma collègue sera plus dans la diplomatie et la pédagogie. Cela crée un équilibre, à défaut de posséder chacun ces deux facettes.
→ OS&M : Au sein de la hiérarchie, les hommes cadres sont-ils vus différemment ?
Patrice Mauve : Je ne pense pas. Parfois, nos supérieures féminines peuvent être un peu plus maternantes. En revanche, les rapports avec les médecins peuvent être différents, notamment avec les chefs de service qui sont souvent des hommes. Certains d’entre eux se sentent investis de la mission de gérer l’ensemble du personnel. Donc on peut parfois avoir un rapport un peu frontal. D’ailleurs, si le risque se présente, c’est en général ma collègue qui prend le relais.