Objectif Soins n° 246 du 01/05/2016

 

Ressources humaines

Marie Luginsland  

S’il est un métier qui symbolise les mutations de l’hôpital des trente dernières années, c’est bien celui de cadre. Être cadre aujourd’hui a peu en commun avec les fonctions originelles qui se résumaient au contrôle de la qualité et de la sécurité des soins. Être cadre aujourd’hui, c’est répondre à la fois aux évolutions des techniques de soins, aux défis posés par le management, tout comme aux transformations des établissements.

Les cadres d’aujourd’hui évoluent dans un tableau tout en nuances et, de surcroît, à géométrie variable. « Le cadre est sollicité pour le management des équipes, il doit également assurer l’encadrement des jeunes, des internes comme des élèves infirmiers, la réforme des études induisant un tutorat. De même, il doit répondre à des questions diverses, de logistique par exemple. Sans oublier que le turn over important des patients impose un travail supplémentaire en hygiène et sécurité », énonce Isabelle Ducroux, cadre pendant vingt ans, aujourd’hui, en formation de directrice des soins.

On attend également du cadre, jusqu’alors reconnu pour son expertise métier ainsi que pour son expertise technique du geste, qu’il soit capable de gérer des processus.

« Cela ne se limite pas à la gestion des plannings et des ressources, cela comprend également la fluidité de l’ensemble des processus, y compris les changements de dimension », comme le décrit Jean-Marc Perez, directeur général adjoint de l’Institut universitaire du cancer de Toulouse-Oncopole (Haute-Garonne), ajoutant que le cadre peut être dans ce contexte « un excellent professionnel, mais un piètre encadrant ».

« Le cadre aujourd’hui, est un peu en porte-à-faux », concède Isabelle Ducroux. Selon elle, cette situation résulte de la mise en place des pôles : « Alors qu’autrefois ils étaient cadres de proximité, garants de la continuité des soins, on leur demande désormais d’être polyvalents sur leur unité ainsi que sur leur pôle. »

DES CADRES INDISPENSABLES

Polyvalence

“Être polyvalent” est le leitmotiv dont les cadres usent pour se définir. « Les cadres sont les experts de la polyvalence. On attend d’eux de l’expertise dans les soins, mais également en management, en ressources humaines, en gestion, en qualité… On leur demande d’anticiper sur les évolutions du système de santé mais aussi de tester, par exemple, des autopiqueurs en diabétologie dans le cadre d’un appel d’offres », énumère Mélanie Pessel, cadre de santé endocrino-diabétologie au Centre hospitalier Sud Francilien de Corbeil (Essonne). « Dans les hôpitaux, on dit qu’on n’a pas besoin des cadres, mais dès que l’on doit faire faire quelque chose, on s’adresse à eux », lance une autre cadre. De fait, les cadres ont su se rendre indispensables.

Le maillon fort

« J’ai conscience qu’on leur demande beaucoup : ils constituent le maillon fort de l’hôpital, celui qui fait le lien entre la direction et les médecins, entre les médecins et les soignants », convient Yann Bubien, directeur général du Centre hospitalier universitaire d’Angers (Maine-et-Loire). Et de poursuivre : « Face aux enjeux et aux nouvelles donnes des parcours de soins, qui d’autres que les cadres sont capables de le fluidifier ? Leur fonction prend alors toutes ses dimensions polyvalentes et transversales. La fonction de cadre est en phase avec les évolutions de l’hôpital d’aujourd’hui, en chirurgie, en médical, en ambulatoire. Elle répond à la réflexion générale économique et philosophique des établissements de santé. Nous avons besoin des cadres pour gérer les évolutions de l’hôpital. » Un message reçu par les cadres qui, paradoxalement, l’utilisent pour défendre leur position. « Nous sommes un maillon indispensable de l’établissement. Nous avons de la légitimité et il faut absolument pouvoir si nécessaire justifier la plus-value que nous apportons à l’heure où la tendance serait à remplacer les cadres par des infirmières coordinatrices », défend Josiane Crommelinck, cadre de santé en gériatrie.

UNE DÉFINITION PLURIELLE

Maillon fort ou zone-tampon ? Les métaphores fusent selon les interlocuteurs. Ainsi, comme le remarque une cadre en psychiatrie, « on est l’interface entre les différents professionnels de santé, aux différents niveaux de la hiérarchie. Mais la fonction n’est pas formatée ».

À chacun sa définition

À force d’être tiraillée entre ces différentes visions, la profession en aurait-elle perdu sa définition ? « C’est une profession aux limites d’exercice floues et ce flou est entretenu car il arrange autant au niveau institutionnel qu’individuel », insiste Mélanie Pessel.

À chacun sa vision

Les cadres ont d’autant plus de difficultés à décrire leur fonction, qu’ils ont tous une vision différente de l’organisation. « Cela donne lieu à des débats au sein du collège des cadres. Certains estiment que certaines tâches ne relèvent pas de leur fonction, d’autres au contraire estiment qu’elles sont dans leurs prérogatives », reprend Mélanie Pessel. Pour Isabelle Ducroux, être cadre, « c’est une fonction qui nécessite beaucoup de diplomatie. Il faut savoir négocier avec le personnel, les cadres supérieurs et les médecins. Ou encore avec la cellule logistique pour l’achat de matériel et avec les patients ainsi que leur famille, toujours plus exigeants. Il faut être adaptable pour manager de nouvelles générations d’agents et d’infirmières mais aussi le personnel des sociétés prestataires, de nombreuses tâches étant désormais externalisées. »

ÉCHANGER ET DONNER DU SENS

Un rôle frustrant

Aussi séduisante qu’elle puisse paraître pour les énergies créatives qu’elle libère, cette absence de contours est également source de frustration. Mais elle n’est pas la seule. En raison des réductions budgétaires entraînant une compression des effectifs, les cadres passent une grande partie de leur temps à gérer les absences. Et déplorent que les moments voués aux projets s’en trouvent limités, qu’on les renvoie trop souvent à leurs fonctions administratives. Résultat, de nombreux cadres s’épuisent dans la recherche de reconnaissance, quand ils ne se censurent pas tout simplement dans la conduite de projets. Ce qui fait regretter à Linda Hillaert, élève directeur de soins, ancienne cadre formateur, que les cadres restent figés « dans des stéréotypes, des procédures et des protocoles », « peu proactifs par rapport aux évolutions du monde de la santé ».

Rompre l’isolement

À leur décharge, ces postures sont souvent induites par l’isolement dans lequel leur charge de travail les confine. « Une fois devenue cadre, l’ancienne infirmière se trouve parfois isolée, notamment par rapport à ses anciens collègues. Le cadre a besoin de communiquer pour échanger sur sa pratique, sur certains questionnements », note Josiane Crommelinck.

Bienveillance et solidarité

Dans certains établissements, les cadres se retrouvent régulièrement. « Il y a de la bienveillance, de la solidarité entre nous. Quand l’un de nous n’y arrive plus, il demande de l’aide », relève Mélanie Pessel. Pour être les acteurs de leur fonction, les cadres mènent aujourd’hui une réflexion pour donner du sens à leur fonction et le transmettre à leurs équipes.

RESTAURER LA CONFIANCE

Se protéger

Les cadres n’en reconnaissent pas moins la nécessité de se protéger. « Il faut savoir dire non, savoir fermer sa porte et s’autodiscipliner. Par exemple, je me bloque deux heures pour rencontrer les patients. On se rend alors compte que l’on peut disparaître pendant deux heures, et que les questions pour lesquelles on aurait été sollicité pendant ces deux heures ont finalement trouvé bien souvent une réponse “toutes seules” ! Cela nous rappelle à ne pas répondre toujours dans l’immédiaté », explique Mélanie Pessel.

La confiance réelle et partagée

Les cadres ne sont pas les seuls à souhaiter une évolution. Les établissement entament eux-mêmes une réflexion sur la fonction. « C’est normal que les cadres ressentent un malaise. Tout bouge. On leur demande beaucoup. Face à ce sentiment d’insécurité, il faut les rassurer avec le management. Je dois moi-même m’impliquer pour les soutenir. L’engagement du directeur est essentiel en cela afin de leur expliquer sa stratégie », souligne Yann Bubien qui rencontre chaque mois ses cadres supérieurs et réunit, une fois par an, ses cadres de santé.

Jean-Marc Perez estime quant à lui que le changement passera « en instaurant la confiance (et de la confiance) à tous les niveaux de l’encadrement. Or on observe encore trop souvent un déni de confiance envers les cadres. Je prône une position de confiance a priori et sans condition, c’est-à-dire que le système fait confiance au cadre. Le contrôle ne s’opérant qu’a posteriori, non pas pour sanctionner, mais pour ajuster les pratiques si besoin ». Cette approche évite le travail technocratique lourd et les procédures qui sécurisent à excès, voire verrouillent et qui pèsent si souvent sur les cadres. « La délégation de responsabilité doit être réelle et se faire dans de bonnes conditions », précise Jean-Marc Perez.

UNE FORMATION À REDIMENSIONNER

Pour mener de front et en cohérence l’analyse et l’action qui leur permettront de répondre à ces nouveaux enjeux, les cadres et plus particulièrement les “faisant fonction de”, toujours plus nombreux dans les établissements, cherchent à s’outiller au travers de la formation. Si l’enseignement est globalement de qualité, les cadres ressentent aujourd’hui le besoin d’aller plus loin, souvent dans un esprit universitaire.

Ils sont de plus en plus nombreux à viser des formations en master qui les mettront en contact avec une large palette d’intervenants dans la communication, le management, les ressources humaines ou encore financières. « Certes, l’aspect clinique et la proximité s’atrophient au profit de ces notions. Ces dernières ont en revanche l’intérêt de donner au cadre les outils pour décoder le fonctionnement de l’établissement, pour comprendre sa hiérarchie puisqu’ils parleront le même langage. La logique universitaire donne de l’envergure, de la crédibilité intellectuelle même si elle peut diminuer la crédibilité opérationnelle », plaide Morgane Le Gal, formatrice consultante à l’Institut de formation des cadres de santé de l’École supérieure Montsouris (Val-de-Marne).

Développer une dimension plus stratégique ?

Le master, selon elle, anticipe sur les évolutions du métier, sur les besoins des cadres à venir des établissements, car, dans le futur, les cadres vont se trouver rapidement dans une dimension plus stratégique qu’opérationnelle. « Avec l’émergence des IDE référentes et des IDE coordinatrices, et autre dénomination, on va assister à un glissement, les fonctions vont être rééchelonnées : les cadres vont se rapprocher des cadres supérieurs, et les cadres supérieurs vont évoluer vers les cadres de pôles. Les futurs cadres sup s’orienteront quant à eux, vers un master 2 », considère-t-elle.

CONCLUSION

Comme le remarque Yann Bubien, si une évolution intervient dans le contenu de la formation de cadre, « elle devra se faire de manière concertée avec l’ensemble des acteurs, et ce, de manière apaisée ». Et d’ajouter, confiant : « Le métier est mature pour que la profession s’empare elle-même de son destin. Les cadres ont toujours su bouger, ils ont toujours su suivre les évolutions de la société. »

Trois questions à

Paule Bourret, cadre de santé sociologue IFCS du CHU de Montpellier (Hérault)

→ Objectif Soins & Management : Vous avez publié, il y a dix ans, Les Cadres de santé à l’hôpital. Un travail de lien invisible*. La fonction de cadre est-elle toujours invisible ?

Paule Bourret : Le travail de lien est encore plus indispensable et délicat qu’avant, au regard des notions de productivité et de normalisation qui dominent les structures. Le malaise à l’hôpital perdure et le silence des cadres est préoccupant. Penser que travailler consiste à l’application stricte des procédures, c’est faire semblant de croire que la performance peut s’atteindre sans une adaptation intelligente aux situations et aux malades.

→ OSM : Quelles évolutions notez-vous ?

Paule Bourret : On ne manage pas aujourd’hui comme on manageait il y a vingt ans.

Les organisations se sont complexifiées, et sont parfois “hors sol”. Les organisateurs imposent des protocoles dont certains sont déconnectés de la réalité du terrain. Dans les organigrammes matriciels, des cadres se trouvent en position transversale, dans des fonctions supports, tandis que d’autres gèrent des secteurs de proximité de plus en plus étendus. Cela relève d’une certaine logique, mais réaliser un travail de lien devient malaisé, d’autant plus si les outils de pilotage privilégient la productivité et les économies à très court terme. Comment faire ce travail d’articulation si l’on perd de vue les finalités des soins et si les options imposées semblent à moyen terme contre-productives, y compris au niveau économique 

→ OSM : Le regard de l’institution a-t-il changé ?

Paule Bourret : Beaucoup de directions ont conscience que le travail du cadre est essentiel et difficile et elles réfléchissent à la manière de les accompagner. C’est une avancée positive. Mais l’intention est-elle d’organiser le travail des cadres ou de repenser la politique managériale ? L’enjeu aujourd’hui est de définir la stratégie de conduite du changement. Si la politique est de réformer en prenant en compte le travail réel, cela suppose de donner des marges de manœuvre aux cadres de proximité, de les équiper pour établir les diagnostics de situation et pour agir, sans devoir systématiquement recourir au “central”. Les compétences sont une affaire de contexte. Faire du travail de lien, c’est relier des mondes, des hommes, des équipes, et pas seulement relayer des directives.

* Paru en 2006 aux Éditions Seli Arslan.

Témoignage

Sébastien Ripoche, cadre supérieur du département médecine d’urgence au CHU d’Angers (Maine-et-Loire)

« Le cadre supérieur a un rôle d’accompagnement managérial des cadres de santé, dans la pluralité de leurs parcours mais aussi des objectifs visés au sein des services pour lesquels ils exercent. Mon rôle est d’opérer cette conjonction afin de rendre favorable l’incarnation attendue de la fonction cadre. Le projet et la méthode sont deux éléments partagés et supports de cet accompagnement.

L’analyse des besoins en formation, des besoins in situ, en temps d’échanges et de mise en relief est essentielle. Dans des organisations où la complexité est réelle et dans un prisme de gestion souvent rapide, l’un des challenges du cadre de santé est de comprendre son environnement de travail. La finesse de cette compréhension lui permet de se positionner et de légitimer une action responsable. L’attitude managériale reste, encore trop souvent, positiviste. Sans tomber dans l’attentisme, la résolution systématisée et rapide des problèmes rencontrés ne doit pas prendre le pas sur l’analyse systémique des situations. Le bagage universitaire associé à la formation, l’expertise managériale et clinique développée sont des éléments essentiels à une nécessaire prise de recul, préalable à l’action.

La cartographie partagée qu’est le projet d’établissement, la ligne managériale lisible et assumée par sa hiérarchie, la boussole que le cadre de santé constitue autour de ses compétences et de ses savoirs sont autant d’outils indispensables à l’incontournable sens qu’il souhaite donner à son action. »