De plus en plus intégrées dans la vie quotidienne des usagers, les technologies digitales envahissent chaque jour davantage les services de soins hospitaliers, encouragées en ce sens depuis 2011 par le programme Hôpital Numérique.
Considérées par beaucoup comme la quatrième révolution industrielle – après le textile (et la vapeur), les nouvelles techniques (l’électricité) et celle appelée “révolution informatique” (l’apparition des automates, d’internet…) –, les technologies digitales bouleversent la nature des offres de soins et des prises en charge, les attentes des patients, mais également les missions de l’encadrement tant dans l’organisation des soins que dans le management des équipes.
Loin des effets de mode et des gadgétisations commerciales, c’est une véritable et indispensable digitalisation sanitaire et sociale qui déferle désormais sur les établissements de santé.
Ses premières déclinaisons semblent globalement répondre aux nouvelles exigences des patients et usagers ainsi qu’aux élémentaires réglementations et recommandations en matière de qualité et sécurité des soins.
La politique de prévention en santé publique reste le fil conducteur de cette démarche. Les équipes soignantes et managériales sont amenées à interroger et remodeler sans cesse leurs pratiques professionnelles, pour une meilleure reconnaissance de leurs compétences, expertises et légitimités.
Bien que déjà très implantée dans le monde hospitalier, l’ère du numérique n’est vraisemblablement encore qu’au stade de balbutiements.
Les développements proposés sont en effet chaque jour de plus en plus performants, intuitifs, et, simultanément, de moins en moins onéreux.
En seulement quelques années, les investissements financiers se sont révélés déjà plus que conséquents. Ainsi, depuis 2013, plus de 260 millions d’euros ont été engagés par le ministère de la Santé pour soutenir l’effort des hôpitaux en matière d’informatisation.
En octobre dernier, la ministre de la santé Marisol Touraine annonçait la création prochaine d’une nouvelle enveloppe de plus de 100 millions d’euros pour soutenir les porteurs de projets innovants en e-santé.
Au-delà de la conception des soins et de leurs organisations, nécessairement métamorphosées, il s’avère également nécessaire pour l’encadrement de repenser les méthodes de management en y intégrant les déploiements des nouvelles technologies de l’innovation, de l’information et de la communication. L’objectif n’est bien sûr pas de prétendre tous les anticiper, mais de s’efforcer au final de s’inscrire dans une démarche permanente d’analyse et d’accompagnement.
Les applications “grand public” sont de plus en plus nombreuses, avec une dynamique croissante de quantified self, qui consiste en la mesure de ses propres données. Ainsi, « 3 millions d’objets connectés ont été achetés en France en 2013 (tensiomètres, balances, montres, bracelets, piluliers, lecteurs de glycémie…) et 7 millions de mobinautes s’informent sur la santé via leur mobile ou tablette »
Face à ces développements, pour la troisième année consécutive, et pour encourager la recherche et l’innovation, une remise de trophées de la santé mobile s’est tenue en février 2016 à Paris.
Toutefois, sans de véritables accompagnements et analyses par des professionnels soignants, les données recueillies ne sont souvent utiles qu’à favoriser un réconfort psychique dans une recherche de bien-être individuel. Inversement, ces informations peuvent également majorer des angoisses quant à une potentielle dégradation somatique.
L’explosion numérique a considérablement modifié le rapport au temps de la population, qui revendique dorénavant des prises en charge quasi instantanées tout en demeurant personnalisées.
Pour répondre plus efficacement et rapidement aux diverses demandes, les hôpitaux ont modifié de nombreuses pratiques, administratives et logistiques dans un premier temps, puis graduellement de plus en plus soignantes.
Depuis quelques années, les rendez-vous professionnels se conçoivent par le biais d’agendas partagés, les rappels par SMS 48 heures avant la date des consultations se systématisent progressivement, les plages disponibles pour des rendez-vous médicaux sont visualisées et réservées directement par Internet, etc.
La disponibilité des lits au sein des hôpitaux, les programmes opératoires et même la charge en soins peuvent maintenant être facilement consultés en temps réel grâce à l’installation de logiciels de plus en plus performants.
La digitalisation a également permis d’abolir les distances ainsi que de réduire les déplacements, devenus trop coûteux et chronophages.
Pas une semaine ne se passe sans que les médias ne diffusent des avancées relatives à l’intégration de ces nouveaux outils dans la formation (e-learning, Massive Open Online Course – MOOC –, simulation de pratiques de soins ou d’environnement…) ou le télétravail (téléconférence, téléconsultation, management à distance, etc.).
Les connections, notamment par la généralisation du Wifi, se multiplient. Les établissements de santé et les réseaux extrahospitaliers se trouvent désormais étroitement “reliés” pour une meilleure prise en charge des usagers, et une prévision affinée des besoins de santé et des réorganisations adéquates.
Par exemple, grâce à la twittosphère, des chercheurs américains ont réussi à concevoir un outil utile afin de prévoir l’affluence de patients asthmatiques dans les services d’urgence des hôpitaux
Les technologies numériques semblent répondre aux nouvelles normes en matière de soins, de prévention et de sécurité, et autorisent une extension de la Médecine dite “des 4 P” (personnalisée, préventive, prédictive, participative) décrite par le Dr Hood
La mesure et la saisie de différents paramètres par les patients, consultables à distance par les professionnels soignants, permettent une précocité supérieure de prise en charge, pour une meilleure prévention de l’aggravation de l’état de santé. Par ailleurs, la prise en compte de la globalité des pathologies d’un patient (plaies, diabète, hypertension, obésité…), grâce à un partage des données en intra- et extra-hospitalier, favorise l’anticipation et amélioration du parcours de soins qui sera par la suite proposé. Les imprimantes 3 D assurent en outre la disponibilité quasi immédiate de certains dispositifs médicaux spécifiques, pour lesquels les délais de livraison s’avéraient particulièrement longs jusqu’alors.
Le développement progressif de la télémédecine peut enfin être considéré comme une solution, même partielle, aux inégalités territoriales en effectifs médicaux.
Parallèlement à une politique et à une logique de prévention en santé publique, ces technologies contribuent également très largement à l’amélioration des processus qui garantissent la sécurité des soins aux patients, et à la diminution du nombre d’événements graves indésirables.
Ainsi, les bracelets de géolocalisation des patients permettent d’éviter les fugues, les piluliers connectés et autres systèmes d’alarmes informatiques limitent les erreurs associées aux circuits médicamenteux, etc.
Les multiples banques de données, à croissance exponentielle de partage, sont exploitées chaque jour davantage dans les milieux hospitaliers. Le développement de la recherche clinique médicale est certainement le domaine le plus concerné et médiatisé. Toutefois, les informations sont également de plus en plus croisées et analysées pour des réaménagements des soins ou de plannings prévisionnels des professionnels, dans des optiques d’orientations et de choix stratégiques de regroupements d’activités…
L’accès des usagers à l’ensemble des données les concernant s’inscrit dans le prolongement des efforts consentis en vue d’une optimisation des programmes d’éducation thérapeutique des patients depuis quelques années. En effet, le recueil du consentement, l’évaluation de la motivation et de l’implication des patients sont des étapes préalables à la mise en œuvre de tout dispositif de soins. Toutefois, pour que ces techniques innovantes demeurent recevables, il est essentiel que les informations délivrées en amont soient exhaustives et performantes, pour de meilleures compréhensions et observances des traitements ultérieurs.
Les diverses méthodes et supports informatiques tendent à une progressive dématérialisation des archives, dossiers et documents hospitaliers.
Outre un partage facilité des données, l’enjeu réside également dans des gains de place dans différents locaux, et de temps par une recherche facilitée. À moyen terme, ces techniques d’information et de communication, bien qu’elles accroissent les consommations en électricité, s’inscrivent dans une dynamique de développement durable et de respect de l’environnement (diminution des supports papier, moindres recours aux transports sanitaires, etc.).
Les automatisations de nombreuses tâches logistiques ont, pour la plupart, été imaginées et initiées pour permettre des gains de temps. Ceux-ci devraient favoriser le retour vers des activités plus gratifiantes et de véritables missions de soins pour les soignants.
Cependant, force est de constater que l’objectif initial a été détourné, puisque les infirmières dénoncent toujours leurs conditions de travail et des temps insuffisants consacrés à la relation aux patients, pourtant essentielle.
Le contexte économique, budgétaire et concurrentiel contraint les professionnels à des activités toujours plus nombreuses, moins cliniques, quitte à perdre parfois le sens même de la démarche soignante. La révolution digitale peut pourtant, et doit, se révéler être un tremplin pour revisiter les valeurs du soin au lit du patient, ainsi que pour promouvoir et valoriser les compétences et expertises paramédicales.
Pour la première fois, au Salon Infirmier d’octobre 2015 à Paris, des infirmières ont témoigné de leurs expériences respectives d’utilisation professionnelle de supports numériques (tablettes, téléalarme, échanges photographiques digitaux, etc.). Toutes exerçaient en secteur extrahospitalier (libérales, salariées d’association…).
En effet, à l’hôpital, ces actes de soins demeurent presque exclusivement exercés par les praticiens hospitaliers. Les différents champs de la télémédecine, qui regroupe les téléconsultations, télé-expertises, téléassistances, télésurveillances
L’essor de la reconnaissance de plus en plus affirmée des expertises et compétences paramédicales (éducation thérapeutique du patient, infirmière clinicienne spécialisée, infirmière de pratique avancée…) permet d’imaginer que très bientôt le quantified self laissera progressivement la place au modified self
Les déclinaisons et les applications multiples de la prise en charge à distance comportent actuellement encore des limites logistiques et administratives, qui peuvent paraître insurmontables.
Les codages et la tarification des actes paramédicaux hospitaliers sont notamment encore balbutiants, et leurs valorisations et financements par les agences régionales de santé restent de ce fait très difficiles. Pour les soignants, persévérer et afficher de constantes ambitions numériques sera néanmoins vraisemblablement un atout ainsi qu’un levier d’actions dans les prochaines années.
Le consumérisme et le nomadisme croissants des usagers, ainsi que des contextes budgétaires de plus en plus contraints, conduisent l’encadrement à accepter des dynamiques de compétitivités, voire de compétitions (recrutement, qualité des soins, innovations, etc.).
Ces rivalités peuvent être assimilées à de véritables stratégies de survie face à d’autres structures de soins.
En rupture parfois violente avec leurs valeurs et identités soignantes, les managers doivent désormais intégrer et imposer à leurs équipes la rapidité des changements et des évolutions numériques, malgré la lourdeur des organisations hospitalières et une certaine culture de résistance aux changements. Les missions des cadres et cadres supérieurs de santé s’inscrivent de moins en moins dans la continuité et l’extension de celles, paramédicales, exercées antérieurement.
La simple reproduction en “copier/coller” des expériences professionnelles n’est aujourd’hui plus véritablement adaptée aux attentes tant des professionnels que des patients.
De multiples facteurs sociétaux participent aujourd’hui à la déstabilisation des managers hospitaliers face à leurs collaborateurs, qui conduit parfois même à des incompréhensions de parts et d’autres.
La génération Y (population née entre 1975 à 1995), autrement nommée “e-génération”, ou “Net-génération”, a grandi et s’est construite au milieu des outils informatiques, contrairement à la génération des cadres et cadres supérieurs actuelle.
Les informations et procédures sont maintenant accessibles et disponibles instantanément en quelques clics, qui permettent de s’affranchir des autorités pédagogiques et références hiérarchiques. Les réseaux sociaux ont des codes, des jargons, des langages cryptés qui échappent aux générations précédentes.
Plus globalement, Paul Virilio
Les cadres subissent depuis quelques temps de nombreuses injonctions a priori plutôt paradoxales.
• Instaurer un environnement de travail plus technique mais plus chaleureux.
• Travailler avec des modes de communication virtuels mais encourager à davantage de contacts relationnels et de proximité.
• Viser une plus grande rapidité mais aussi prévoir plus d’écoute et de personnalisation dans les prises en charge.
• Partager mais garantir la sécurité des données.
• Protéger l’environnement mais ne pas prendre en considération des consommations énergétiques multiples et croissantes
• Demander toujours plus aux équipes soignantes mais s’engager dans la prévention des risques psychosociaux et le dépistage d’éventuels burn out.
• Réduire les coûts, mais favoriser l’exhaustivité et la multiplication des informations, qui vont accroître les besoins de santé exprimés par les usagers, et majorer les angoisses.
Pour l’encadrement supérieur, c’est un nouvel horizon qui se dévoile, avec de multiples perspectives d’évolution managériales, pressenties mais encore majoritairement inexplorées. Anticiper les inévitables mutations des actuelles professions de santé nécessite de nouvelles compétences et aptitudes, orientées vers des démarches d’anticipation, de réflexion et d’adaptation permanentes.
L’encadrement a longtemps occupé la fonction de “mentor” auprès de leurs équipes, pérennisant des modes de prise en charge. Les méthodes de travail autrefois proposées sont maintenant bien souvent surannées et ne répondent plus aux attentes des patients ni à celles des professionnels.
Ceux-ci sont aujourd’hui plutôt en recherche de coaches dont la mission tendrait davantage à questionner, à éclairer qu’à dominer. Depuis l’instauration des pôles d’activités au sein des hôpitaux, de nombreuses missions, valorisantes mais également particulièrement chronophages (suivi des budgets, élaboration de procédures, réactualisation logistique des services…), auparavant effectuées par les cadres supérieurs de santé, incombent dorénavant aux cadres de proximité.
Ces derniers manquent de ce fait très souvent de temps pour concevoir de nouvelles prises en charge et organisations qui répondent aux besoins cliniques et sociétaux des patients.
Alors que nombre de cadres supérieurs de santé s’interrogent quant à leur légitimité fonctionnelle actuelle
En effet, leurs statuts permettent parfois des prises de distance face aux urgences et difficultés au quotidien, des analyses et projections plus étayées, pour finalement des arbitrages plus argumentés, eu égard à l’opportunité et la sécurité de certains déploiements.
Les cadres supérieurs de santé, “managers” des cadres d’hier, sont aujourd’hui principalement amenés à s’élever en “leaders” auprès de leurs équipes paramédicales et d’encadrement.
L’objectif visé n’est plus de “dominer” les équipes soignantes mais de leur offrir et partager des éclairages différents et novateurs, guidés par une compréhension approfondie des métiers “historiques”, aujourd’hui chahutés par les évolutions technologiques. Comme le souligne Christophe Debout
Dans une société désormais hyperconnectée et en mouvement perpétuel, où souvent tout va trop vite, les cadres supérieurs de santé demeurent néanmoins les garants du maintien de l’ADN des cœurs de métiers. Promoteurs de nouvelles méthodes de travail, en privilégiant un management serein, une slow attitude, ils permettent d’avancer en préservant les équipes, et deviennent des références pour leurs collaborateurs.
Les cadres supérieurs de santé se sentent de nouveau “à la bonne place”, entendue et essentielle, où leurs contributions sont reconnues à leur juste valeur, dans un environnement de travail bienveillant et protecteur, mais résolument tourné vers l’avenir.
Le plaisir au travail est amplifié par un exercice managérial stimulé par des objectifs redéfinis, ambitieux et opportuns, associés aux ressources adéquates. Adhérer aux valeurs et stratégies institutionnelles participe au développement d’une réelle fierté pour tous.
Les diverses innovations informatiques favorisent une implication de plus en plus marquée du patient dans sa prise en charge individuelle et ses projets de soins.
Elles bouleversent également les pratiques professionnelles de nombreux soignants, et invitent les managers à s’interroger constamment sur la pertinence des organisations actuelles et les stratégies pour les années à venir.
Le développement des compétences infirmières, depuis l’intégration de leurs formations dans un cursus universitaire LMD (licence/master/doctorat), s’intègre totalement dans ces nouvelles conceptions soignantes.
Les logiciels informatiques et la télémédecine permettent des analyses et réajustements quasi instantanés. Toutefois, les pathologies concernées et les paramètres mesurés sont encore très majoritairement somatiques. Les déploiements numériques concernent davantage les secteurs de MCO (médecine, chirurgie et obstétrique) que ceux de psychiatrie. Les protocoles de coopérations entre professionnels et les programmes d’éducation thérapeutique du patient validés par les agences régionales de santé sont très peu nombreux en santé mentale en comparaison des autres disciplines.
Ces stratégies thérapeutiques à distance seront-elles adaptables aux prises en charge des affections psychiques et psychiatriques, moins quantifiables ou “palpables” ? Elles sont à ce jour la promesse de réelles perspectives de reconnaissance et de développement des compétences des équipes paramédicales et d’encadrement.
• Brynjolfsson E., McAfee A., Le Deuxième Âge de la machine, Odile Jacob, 2015, 336 p.
• Michel D.-A., “Objets connectés et médecine 3.0”, L’Expansion, n° 807, septembre 2015, pp. 117-120. • Moniz-Barreto P., Slow Business, Ralentir au travail et en finir avec le temps toxique, Eyrolles, 2015, 208 p. • Robin J.-Y., Santé : l’urgence numérique, faire de la France un leader de l’e-santé, L’Harmattan, 2014, 207 p. • www.lequotidiendumedecin.fr, “E-santé, le buzz et après”, n° 9413, 21 mai 2015.
(1) Spadone S., “La crise de croissance de la santé connectée”, Le Quotidien du médecin, n° 9413, 21/05/15, p.2.
(2) Sur www.leparisien.fr via le lien direct bit.ly/2bM5JWj
(3) Décret n° 2010-1229 du 19 octobre 2010, relatif à la télémédecine.
(4) Blivet G., “E-santé : quels usages novateurs en prévention ?”, 2012, www.medicappconnect.com
(5) Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite “loi HPST”, article 51.
(7) Paoli S. Paul Virilio : penser la vitesse (film diffusé sur Arte le 20/01/09).
(8) Sur lemonde.fr via le lien raccourci bit.ly/1jvYAo4
(9) Bailly I., “Cadre supérieur une fonction pleine d’avenir ou sur le déclin ?” Objectif soins et management, n° 210, novembre 2012, pp 30-34.
(10) Debout C., “Leadership infirmier, élément de clarification”, Objectif soins et management, n° 239, octobre 2015, pp 20-24.