Sur le terrain
Vous pouvez toujours essayer de faire sortir Marilyne Pecnard, par la porte, mais soyez sûr qu’elle reviendra par la fenêtre. Et aussi souvent que nécessaire si cette infirmière coordinatrice en accueil de jour Alzheimer à Vineuil, près de Blois (Loir-et-Cher), est persuadée du bien-fondé de son projet. C’est ce tempérament exceptionnel qui l’a menée à organiser un séjour au bord de la mer avec des patients dépendants en mai dernier.
Marilyne Pecnard : Cela a germé après avoir vu le film Flore de Jean-Albert Lièvre qui relate le combat d’un fils pour sortir sa mère, atteinte d’Alzheimer, des institutions. Son propre combat. Il l’emmène en Corse, où on la voit revivre alors qu’elle allait très mal. On l’y voit mettre les pieds dans l’eau, et même nager. Avec mon équipe, on s’est alors dit : « Allons mettre nos pieds dans la mer. » L’idée d’origine était d’y emmener tout le monde, mais l’Agence régionale de santé a refusé. Du coup, nous nous sommes tournés vers le service animations qui dépend du Centre intercommunal d’action sociale et qui organise des séjours, selon le niveau de dépendance des personnes. Le responsable est aussi fou que moi (rires). C’est ainsi qu’a pu se faire ce voyage en Vendée que je connais comme ma poche.
Marilyne Pecnard : Non. Nous avons mélangé nos patients avec des personnes plus ou moins dépendantes mais non atteints de cette maladie. Quatorze personnes en tout, dont cinq de notre accueil de jour. Parmi les personnes extérieures, une jeune femme hémiplégique de 37 ans. Un vrai grand écart avec notre doyenne de 92 ans… Une jeune femme étonnante qui nous a dit, durant une réunion de préparation : « Nous, on a un peu de mal à marcher et vous à penser, mais il est certain que nous allons tous bien nous entendre. » L’équipe accompagnante était constituée d’une infirmière, c’est-à-dire moi, d’une aide-soignante, d’une aide à domicile, d’une animatrice et du directeur de l’animation. Une équipe soudée et solidaire prête à s’investir à fond dans ce projet.
Marilyne Pecnard : Pas du tout ! Nous avions quatre véhicules. Chaque personne a été récupérée à son domicile. Entre le démarrage à 10 heures et l’arrivée à Saint-Gilles-Croix-de-Vie à 16 heures, nous avons pris notre temps avec les inévitables haltes pipi et un déjeuner dans un établissement de restauration rapide. Au sein de l’hébergement, nous avons installé les patients Alzheimer dans les chambres adaptées au fond du couloir pour la nuit, de manière à pouvoir nous occuper d’eux en cas de besoin.
Marilyne Pecnard : En effet ! Le jardin de l’hébergement que nous avions sélectionné donnait directement sur le port. On pouvait voir les bateaux. Un émerveillement pour tous. Dans le même endroit, logeait une classe de CP en classe découverte. Des liens forts se sont créés avec eux. Et, dès la fin du premier dîner, nous avons réuni toutes nos ouailles pour leur proposer un tour à la plage. Pas un seul n’a refusé, ce qui m’a étonnée après ce voyage. À la lueur du coucher de soleil, certains sont même directement allés mettre leurs pieds dans l’eau, dont la jeune femme dont je parlais plus tôt. Autre moment magique : le coup de téléphone du fils d’une de nos patientes Alzheimer à qui elle a dit : « Mon fils, je suis heureuse ! » Je n’ai pas arrêté de pleurer d’émotion durant tout le séjour (rires).
Marilyne Pecnard : Absolument ! Le lendemain, je leur ai fait découvrir ma Vendée que j’aime. Dans la matinée, nous sommes allés au marché puis nous sommes partis en direction du “port chinois” près de Noirmoutier où nous avions réservé pour une dégustation d’huîtres et de langoustines. Sans oublier un petit coup de Muscadet. Marcelle, 92 ans, a fondu sur les langoustines (rires). Ensuite, nous avons passé le pont de Noirmoutier pour qu’ils en aient plein les yeux. Le soir, après le dîner, l’instituteur des enfants a proposé de venir avec sa guitare pour qu’on chante tous ensemble. On a entonné en chœur du Brassens : Les bancs publics, Les copains d’abord… Par la suite, les enfants ont pris l’habitude de venir nous raconter leurs aventures. Ce qui a vraiment mis de la vie !
OS & M : Vous parlez du troisième jour comme du plus mémorable…
Marilyne Pecnard : Le matin, on est parti en direction de Vendée Miniature, un site sur lequel un couple de passionnés a reconstitué des scènes de la vie locale d’autrefois, dont des anciens métiers, dans une mise en scène dynamique. Cela leur a rappelé des métiers qu’ils ont connu et qui ont disparu depuis. C’était, du coup, une sorte d’atelier mémoire. Et l’après-midi, surprise du chef (rires) ! Mon père a un bateau et fait partie de l’association des pêcheurs de Saint-Gilles qui nous a mis des bateaux à disposition pour une balade en mer. Neuf bateaux avec leurs propriétaires nous attendaient, accompagnés d’autres personnes, volontaires pour nous aider. Nous avons eu droit à la sortie du port et à un petit tour le long de la plage. Personne n’a été malade. Des moments magiques, encore ! Marcelle, notre doyenne s’est même mise à chanter sur le bateau. Je savais que les pêcheurs avaient du cœur, mais là, ils m’ont vraiment épatée.
Marilyne Pecnard : Cerise sur le gâteau, l’association, qui bénéficie d’une salle sur le port, nous avait organisé un goûter. Les escaliers pour atteindre cette pièce n’ont pas constitué d’obstacle une seule seconde : les valides ont porté les invalides. On était tellement ému que nous étions plusieurs à avoir les larmes aux yeux, pêcheurs compris. Quand je les ai revus plus tard, ils m’ont d’ailleurs dit : « On refait ça quand tu veux. » Ils ont tous été très marqués par l’événement. Évidemment, c’était totalement gratuit. Ils nous ont même offert des brioches.
Marilyne Pecnard : L’aide-soignante est en train de leur faire faire un cahier de souvenirs. Marcelle ne se rappelle pas vraiment, mais il reste quelque chose. En plus, les marins nous ont fait un DVD de la sortie. Fin septembre, on se retrouvera autour d’un goûter avec leurs familles. Je vais faire un montage du film et des photos pour le leur présenter. Cela ne doit pas s’arrêter là ! Une des choses qui m’a le plus touchée c’est lorsque la jeune femme hémiplégique a pris ma valise et mon sac à dos, le dernier jour, en disant : « Vous vous êtes tellement bien occupés de nous que je veux faire ça pour toi ce matin. » Je retiens avant tout qu’on n’est pas obligé de mettre à part les malades atteints d’Alzheimer. Durant ce séjour, aucune fugue, ni agressivité, ni usage du déambulateur. On était dans un autre rapport les uns aux autres. Cela a tout changé.
Marilyne Pecnard : En effet ! Je me suis toujours préoccupée des patients, mais un événement a tout changé dans ma manière de les appréhender. En 2011, on m’a diagnostiqué un cancer du rein. C’était tout à fait inattendu. Je suis passée de l’autre côté du soin et, du coup, j’ai totalement changé ma manière de m’occuper des patients. Après avoir travaillé en réanimation, je me suis rendu compte de l’impact qu’a le bruit sur les patients lorsque j’étais en soins intensifs. Particulièrement durant la nuit. Quand on a un diagnostic de cancer, on sait plus que les autres qu’on est vraiment mortel. On livre son corps à l’autre. Cela vous change. Depuis, je vis dans un émerveillement de tout. Ce voyage a donc pris une intensité qu’il n’aurait pas eue dans d’autres circonstances. Je me suis autorisée à être plus proche des gens. La distance professionnelle, c’est ma distance à moi. Et à moi de la définir. Il n’aurait peut-être même pas eu lieu si je n’avais pas découvert cette rage de vaincre qui m’habite désormais. D’ailleurs, à la fin de mon premier traitement de cancer, je me suis fait faire un tatouage, carpe diem, qui signifie “profitons de chaque jour”. C’est désormais ma devise, collée à la peau (rires). Le bonheur est dans l’instant présent.
Marilyne Pecnard : Petite, ma mère m’emmenait à l’Hôtel-Dieu pour apporter des gâteaux aux patients, entre autres. Je l’ai aussi vu passer Noël avec sa meilleure amie atteinte du cancer. Grâce à elle, entre autres, je me suis intéressée à l’univers de la santé. Mais, dans la mesure où j’étais une bonne élève à l’école, mes parents voulaient que je fasse des études scientifiques. Quand je leur ai dit que Math sup et Math spé, c’était hors de question, ils m’ont inscrite en médecine contre mon gré. La pression familiale était à son maximum. Mais, durant la première année, j’ai préparé mon concours d’entrée en Ifsi en secret et je l’ai eu. J’ai raté le concours de médecine de peu mais j’ai pu arriver, face à mes parents, à leur dire ce que je voulais faire de ma vie.
Marilyne Pecnard : J’ai eu l’impression d’être comme un bouton de rose en train de s’ouvrir (rires). C’était une révélation et un épanouissement. La ville de Le Mans (Sarthe), où était mon Ifsi, est devenue ma ville d’adoption. Notre promotion était géniale, avec des formateurs exceptionnels ! Ils nous ont fait travailler positivement sur nous-mêmes. On ne nous obligeait pas à entrer dans un moule. J’ai compris que j’allais enfin faire ce que je voulais : un métier où je pouvais complètement m’épanouir. Le métier d’infirmière. Mon père a mis du temps à me pardonner ; il voyait l’infirmière comme la « bonniche du médecin ». Et puis j’ai eu la chance de rencontrer d’excellents professionnels lors de mes stages. J’ai adoré ! Notamment, en pédiatrie, où je suis arrivée en leur disant : « J’ai tout à apprendre, je ne sais même pas changer une couche. » Ils ont été parfaits !
Marilyne Pecnard : Mon diplôme en poche, j’ai accompagné mon homme, Compagnon du devoir, qui était appelé à Cloyes-sur-le-Loir pour reprendre l’entreprise de son père en tant que charpentier. Là, j’ai trouvé un poste en SSR (Soins de suite et de réadaptation), fréquenté par une majorité de personnes âgées. Encore un coup de chance, l’équipe était top ! L’entre-aide entre les infirmières et les aides-soignantes n’y était pas un vain mot. Puis, je suis passée au service réanimation. Une des exigences de la direction était de faire du service mobile d’urgence et de réanimation (Smur) en parallèle. Au début, j’ai eu horriblement peur, mais j’y ai découvert une vraie connivence d’équipe, entre autres, avec les médecins. J’ai adoré !
Marilyne Pecnard : Le Smur, c’est une vraie épreuve. Après être intervenue sur un accident de bus, j’ai lâché le morceau. Je venais de revenir d’un congé maternité et je me suis demandée : « Suis-je prête à être confrontée à de gros accidents ? » On gère sur le moment puis on réfléchit en tant que professionnel. J’avais atteint mes limites. Cela dit, je ne regrette rien. Cela a constitué un bond dans ma maturité de soignante. C’est pourquoi j’ai accepté un poste au sein d’un hôpital local en Ehpad. Ce n’est pas le rêve. On court avec son chariot et ses médicaments. Après avoir quitté l’établissement, je suis retournée en hôpital, dans un service de chirurgie viscérale. Une vraie découverte : le travail de nuit. Il s’y passe beaucoup plus de choses qu’on ne l’imagine. Les gens sont pleins de questions et d’angoisses, la nuit.
Marilyne Pecnard : Nouvellement élue à l’Ordre des infirmiers en 2008, on m’a proposé un poste d’infirmière coordinatrice de services de soins infirmiers à domicile (Ssiad) qui m’intéressait mais, entre-temps, l’infirmière coordinatrice de l’accueil de jour est partie. C’était exactement le poste qu’il me fallait. Et, très vite, je suis tombée amoureuse de la structure et de mon travail. Je suis chargée du bon fonctionnement de l’accueil et de mettre en place le projet d’établissement. Mon poste me permet beaucoup d’autonomie, ce qui me convient parfaitement. Je me sens, ici, plus infirmière que précédemment. J’ai appris ce que signifie véritablement la coordination ; un vrai regard sur le parcours du patient.
Marilyne Pecnard : Je le redis : carpe diem ! Sachez profiter de chaque bel instant de vos vies et de la vie des autres ! C’est ce que je m’efforce à faire tous les jours. Même face à des gens qui ne se souviennent pas toujours de quoi hier était fait.