Les services des urgences sont-ils plus exposés que les autres à l’engagement de leur responsabilité ? Bien sûr, car l’activité est nécessairement à risques… mais sans excès, car la base reste la faute.
La faute n’est pas analysée dans l’absolu, mais en fonction des contingences que rencontrent ces services, soit pour l’activité du service d’aide médicale urgente (Samu), soit aux urgences hospitalières. Examen de quelques décisions de jurisprudence récente qui illustrent ces problématiques.
En vertu des articles L. 6311-1 et L. 6311-2, R. 6311-1 et 6311-2 du Code de la santé publique, le centre de réception et de régulation des appels (CRRA ou centre 15) du Samu, rattaché à un établissement public de santé, est chargé d’assurer une écoute médicale permanente, de déterminer et de déclencher la réponse la mieux adaptée à la nature des appels, de s’assurer de la disponibilité des moyens d’hospitalisation adaptés à l’état du patient, d’organiser si besoin le transport dans un établissement de santé et de veiller à l’admission du patient.
Le médecin régulateur du centre 15 est chargé d’évaluer la gravité de la situation et de mobiliser l’ensemble des ressources disponibles (médecins généralistes, service mobile d’urgence et de réanimation- SMUR-, ambulances, services d’incendie et de secours), en vue d’apporter la réponse la plus appropriée à l’état du patient et de veiller à ce que les soins nécessaires lui soient effectivement délivrés.
À cet effet, ce médecin, assisté de permanenciers auxiliaires de régulation médicale qui localisent l’appel et évaluent le caractère médical de la demande, coordonne l’ensemble des moyens mis en œuvre dans le cadre de l’aide médicale urgente, vérifie que les moyens arrivent effectivement dans les délais nécessités par l’état de la personne concernée et assure le suivi des interventions.
Enfin, la détermination par le médecin régulateur de la réponse la mieux adaptée se fonde sur trois critères, à savoir :
• l’estimation du degré de gravité avérée ou potentielle de l’atteinte à la personne concernée,
• l’appréciation du contexte, l’état et les délais d’intervention des ressources disponibles,
• dans le meilleur des cas, le dialogue entre le médecin régulateur et la personne concernée, ou, le cas échéant, son entourage.
Ce, « en relation notamment avec les dispositifs communaux et départementaux d’organisation des secours, [afin d’]assurer aux malades, blessés et parturientes, en quelque endroit qu’ils se trouvent, les soins d’urgence appropriés à leur état ».
Ces appréciations reposent sur un dialogue entre le médecin régulateur et la personne concernée, ou, le cas échéant, son entourage.
Voici trois affaires récentes pour illustrer cette mission.
Les faits. Un soir à 22 h 46, un homme a été mis en relation avec le Samu rattaché au centre hospitalier de Laon (Aisne), au sujet de l’état de santé de sa compagne. La retranscription des entretiens téléphoniques avec la permanencière, à 22 h 46 et à 23 h 22, établit que le compagnon faisait état de vomissements, d’une diarrhée très importante et d’un ictère sur tout le corps. Il avait parlé d’une forte consommation de l’alcool et que son amie était atteinte d’une cirrhose, et refusait de se soigner
L’analyse. Informé, le médecin régulateur n’a pas procédé à une estimation plus approfondie du degré de gravité avérée ou potentielle de l’atteinte de la patiente. Ainsi, il a sous-évalué l’état médical et s’est abstenu d’engager une médicalisation de la prise en charge de la patiente. Rien n’a été fait, et la patiente est décédée vers 20 heures à son domicile.
Ces éléments caractérisent l’existence d’une faute dans l’organisation et le fonctionnement du Samu, engageant la responsabilité.
CAA de Douai, 15 mars 2016, n° 14DA01442.
Les faits. Un homme âgé de 29 ans a été pris d’un malaise et de douleurs thoraciques importantes le matin sur son lieu de travail. Les pompiers, alertés à 9 h 37, se sont rendus immédiatement sur les lieux et ont contacté eux-mêmes, une première fois à leur arrivée vers 9 h 49 et une deuxième fois aux environs de 9 h 59, le Samu du centre hospitalier régional d’Orléans (Loiret), qui a décidé de leur confier le transfert du patient vers le centre hospitalier. Or un arrêt cardiaque est survenu à 10 h 29. À 10 h 31, a été décidé l’envoi d’une équipe médicalisée, qui a pu prendre en charge le patient. Hélas, le décès est survenu à 11 h 55 en cours de transfert.
L’analyse. Le décès résulte de l’obstruction de l’artère interventriculaire antérieure par une plaque athéromateuse ancienne, compliquée d’une hémorragie et d’une thrombose ayant entraîné un infarctus du myocarde.
La symptomatologie du patient évocatrice, sans ambigüité, d’un accident ischémique coronarien aigu à type d’infarctus du myocarde justifiait la médicalisation de la prise en charge sur le lieu même du malaise. L’envoi de l’équipe médicalisée aurait dû être décidé entre 9 h 49 et 9 h 58, permettant ainsi au médecin du Smur d’être au chevet du patient, au plus tôt dix minutes avant la survenue de l’infarctus du myocarde ou, au plus tard, au moment même de l’arrêt cardiaque, compte tenu des délais de distance.
CAA de Nantes, 18 février 2016, n° 13NT02387.
Les faits. Un patient, âgé de 61 ans, qui souffrait d’une grave insuffisance rénale, a été pris de malaise à son domicile le matin du 3 décembre 2004. Son fils, présent à ses côtés, a alerté le Samu du centre hospitalier universitaire d’Angers (Maine-et-Loire) à 10 h 14, en mentionnant les difficultés respiratoires de son père, son incapacité à s’exprimer et à se lever.
La permanencière auxiliaire de régulation médicale a décidé de ne pas basculer l’appel au médecin régulateur. Le médecin régulateur, découvrant l’appel, a repris contact avec le fils du malade à 10 h 56, alors que l’homme était déjà décédé.
L’analyse. Ces signes de détresse respiratoire évocateurs d’une urgence vitale justifiait, selon le protocole interne au Samu, que la situation du malade soit évaluée immédiatement par un médecin urgentiste de ce service. Ce retard constitue, malgré les contraintes spécifiques qui pèsent sur l’activité du Samu, une faute dans l’organisation et le fonctionnement du service public hospitalier de nature à engager la responsabilité du CHU d’Angers.
CAA Nantes, 7 avril 2016, n° 14NT01877.
Le syndrome coronarien est une donnée centrale de l’urgence médicale, alors qu’il repose sur des réalités cliniques particulièrement délicates à diagnostiquer et à traiter. Le principe est qu’une suspicion de syndrome coronarien est une urgence tant que les examens n’ont pas permis de l’éliminer.
La question porte moins sur le diagnostic exact, qui peut être très difficile à poser, que sur les examens pratiqués pour investiguer et la surveillance pour apporter les meilleures garanties, tant que la suspicion n’a pas pu être écartée.
Les faits. Le 15 septembre 2010 vers 7 h 30, un homme âgé de 54 ans a été victime d’un malaise avec douleurs thoraciques sur son lieu de travail, à Saint-Alban-de-Roche (Isère), proche de Bourgoin-Jallieu, distante de 70 kilomètres de Grenoble. À 7 h 31, ses collègues ont appelé le Samu rattaché au centre hospitalier universitaire (CHU) de Grenoble.
À 7 h 36, le médecin régulateur a décidé de déclencher une intervention du Smur de Bourgoin-Jallieu, territorialement compétent.
À 7 h 50, à l’arrivée du Smur, un traitement a été administré associant Plavilic, Aspegic, Lovenox, Morphine et Tranxène. À 8 h 47, le patient a été pris en charge par le Smur de Grenoble qui l’a transporté en hélicoptère vers le CHU de Grenoble en lui administrant durant le transport 1 gramme de Perfalgan et deux fois 5 mg de morphine. À 9 h 47, à l’arrivée au CHU de Grenoble, une échographie cardiaque a mis en évidence une dissection aortique de type A.
À 10 h 30, le patient a été admis au bloc opératoire pour une première incision à 11 h 30 et un démarrage effectif de l’intervention à 13 h 30.
Au cours de l’opération est survenu un choc hémorragique sans que puisse être individualisée une source précise de saignement. Compte tenu de l’installation alors d’une insuffisance cardiaque irréversible sur choc hémorragique, le patient est décédé à 23 heures.
L’analyse. Le traitement effectivement administré était celui recommandé par la Haute Autorité de santé en 2007 en cas de suspicion d’un syndrome coronarien aigu.
Le médecin du Smur de Bourgoin-Jallieu, qui a assisté le patient dans les premiers temps de sa prise en charge, ne pouvait évoquer l’hypothèse d’une dissection aortique alors que les signes n’étaient pas parlants et que seule la pratique d’une échographie en milieu hospitalier pouvait offrir une certitude en la matière. L’alternative à laquelle le médecin était confronté se trouvait entre :
• répondre à une atteinte aortique, dont le caractère trop hautement spéculatif en situation de première urgence interdisait qu’elle fonde effectivement le traitement ;
• retenir un syndrome coronarien aigu, dont la probabilité était particulièrement élevée.
Aussi, et dans le contexte, il devait raisonnablement opter pour la seconde hypothèse. Il s’agissait du choix pertinent en la circonstance, inévitablement affecté de l’aléa propre à toute mesure arrêtée en urgence et à distance des équipements d’investigation médicale de haute performance.
CAA de Lyon, 31 mars 2016, n° 14LY01580.
Les faits. Un homme alors âgé de 43 ans, qui présentait une douleur typique coronarienne avec malaise et irradiation des deux bras survenu pendant un effort vers 12 h 45, a été admis le même jour à 14 h 10 au service des urgences du centre hospitalier d’Abbeville (Somme) après y avoir été adressé par son médecin traitant, indiquant que son patient avait présenté une barre constrictive dans la poitrine avec une tension artérielle un peu haute, nécessitant un contrôle cardiaque.
La prise en charge a commencé à 17 heures par la réalisation d’un électrocardiogramme. Le bilan biologique effectué à 17 h 58 a montré des anomalies et un traitement préventif antiagrégant a été mis en œuvre à 19 h 14 après avoir diagnostiqué un syndrome coronarien aigu.
Au vu des résultats de deux autres électrocardiogrammes effectués à 19 h 33 et 19 h 35, justifiant le transfert le soir même à 20 h 30 au CHU d’Amiens pour la réalisation d’une coronarographie et une angioplastie, et le patient conserve des séquelles.
L’analyse. La thérapie retenue a été conforme aux règles de l’art, mais le retard constaté tant au niveau du diagnostic que de la prise en charge médicale constitue une faute. La prise en charge médicale a débuté trois heures après l’admission au service des urgences avec un diagnostic effectué à 19 heures et la mise en œuvre d’un traitement adapté six heures après l’admission alors que le délai adapté pour la mise en œuvre de ce traitement est de trois heures et de quatre heures quinze pour une restauration du flux.
CAA Douai, 21 juin 2016, n° 14DA00119.
Les faits. Un homme âgé de 50 ans s’est présenté au service des urgences de l’hôpital local de Bonifacio (Corse-du-Sud), pour un essoufflement et un sentiment d’oppression respiratoire. Il ne connaissait pas déjà d’antécédents cardiaques. Le praticien urgentiste a procédé à un examen général et à un électrocardiogramme.
Le médecin urgentiste n’a pas diagnostiqué de syndrome coronarien aigu, et n’a pas estimé la situation comme relevant de l’urgence, mais il a adressé le patient pour une consultation cardiologique à la polyclinique de la Corse-du-Sud, dans le cadre d’une convention entre cet établissement et l’hôpital, l’invitant à prendre rendez-vous dès le lendemain.
De fait, le patient s’est rendu le lendemain à la consultation de cardiologie mais il a fait demi-tour, estimant que l’attente était excessive. Son état restant préoccupant, il s’est de nouveau présenté aux urgences de l’hôpital local de Bonifacio le 18 janvier, soit deux jours après la première visite chez le médecin urgentiste, et a faussement indiqué au praticien urgentiste avoir bénéficié de la consultation et que celle-ci était rassurante.
Son état s’est dégradé brutalement, et il est décédé d’une complication rythmique, par des troubles du rythme ventriculaire. La réanimation a été impossible, et elle n’a pas été critiquée par la suite.
L’analyse. Selon le rapport d’expertise, le patient a bénéficié des examens cliniques complets et appropriés pour poser le diagnostic d’une dyspnée.
De plus, plusieurs éléments rendaient difficile le diagnostic d’un syndrome coronarien aigu en raison de :
• l’absence de douleurs coronaires typiques, présentes habituellement dans 70 % des cas,
• la présence d’anomalies sur la radiographie pulmonaire pouvant orienter vers une dyspnée d’origine broncho-pulmonaire ;
• un contexte psychiatrique.
Toutefois, s’il ne pouvait pas poser directement le diagnostic, le médecin urgentiste devait, devant un électrocardiogramme non convaincant, pratiquer des examens complémentaires qui étaient possibles sur place, avant d’éliminer l’urgence médicale. En effet, les anomalies électrocardiographiques dans un même territoire orientaient fortement un syndrome coronarien, et tant que cette hypothèse n’avait pas été éliminée, il s’agissait d’une urgence médicale. De fait, le patient n’a bénéficié :
• ni de prélèvement biologique de troponine réalisable au sein même de l’établissement pour confirmer rapidement le diagnostic ;
• ni de prélèvement sanguin pour analyse en urgence au laboratoire de Porto-Vecchio ;
• ni d’une surveillance médicalisée sous scope adaptée à cette pathologie au sein de l’hôpital.
Ces actes pouvaient être réalisés dans le centre hospitalier, qui pouvait assurer des soins d’urgence et une surveillance adaptée, et le cas échéant appeler en renfort une équipe spécialisée pour des soins sur place ou un transfert.
Cour administrative de Marseille, 17 mars 2016, n° 14MA03860.
Il entre dans la mission de l’équipe du Samu, après une intervention à domicile, de déterminer l’établissement apte à assurer la prise en charge médicale.
Un patient a contacté le 22 juillet 2002 au soir les sapeurs-pompiers qui, arrivés sur place, l’ont examiné et consulté le Samu conformément à la convention de coopération entre le Samu et le service départemental d’incendie et de secours (Sdis).
La fiche d’intervention des sapeurs-pompiers mentionne l’existence d’une douleur et d’une impotence du bras droit. Après avis du centre de réception et de régulation des appels du Samu, qui dépend du centre hospitalier Sud Francilien, les sapeurs-pompiers ont dirigé le patient vers le centre hospitalier de Longjumeau (Essonne) où il a été pris en charge vers 19 h 15.
L’état du patient s’est aggravé, et le médecin qui a pris en charge le patient a contacté diverses unités neurovasculaires, en vue de le transférer dans une de ces structures, mais en vain. L’aggravation a empiré dans la nuit du 29 au 30 juillet 2002, et le patient a alors été transféré le 30 juillet en fin de matinée à l’hôpital Tenon (AP-HP) où a été diagnostiqué un accident vasculaire cérébral provoqué par une dissection de l’artère carotide interne gauche, qui a laissé d’importantes séquelles neurologiques.
Pour le Conseil d’État, le tableau clinique rendait nécessaire une hospitalisation dans un établissement doté d’un service neurologique. En ne recherchant pas un tel établissement, le Samu a commis une faute de nature à engager la responsabilité du centre hospitalier Sud Francilien, dont il dépendait. Le patient aurait pu conserver des séquelles moins lourdes en l’absence de la faute commise par le Samu.
Conseil d’État, 16 juin 2016, n° 379385.